La Presse Anarchiste

Amis de quarante ans (1)

[[Pré­face à « Socia­lisme et liber­té », choix de textes de Fritz Brup­ba­cher, – éga­le­ment pré­cé­dé d’une étude de Fran­çois Bon­dy (v. « Témoins », nos 3 – 4), – com­po­sé et tra­duit par J. P. Sam­son, et qui paraî­tra cet automne aux édi­tions de La Baconnière.]]

Nous nous sommes connus, Brup­ba­cher et moi, pen­dant qua­rante années. Mal­gré tant d’événements, mal­gré nos carac­tères et nos tem­pé­ra­ments si dif­fé­rents, à cause peut-être de cette dif­fé­rence, nous sommes res­tés amis. Tou­jours d’accord ? Évi­dem­ment non. Mais l’estime mutuelle domi­nait chaque fois nos façons de voir dif­fé­rentes. Il me semble qu’à tra­vers ces der­nières cin­quante années si char­gées d’histoire, nous avons mar­ché dans la même direc­tion, mais cha­cun à son pas, cha­cun avec ses pré­oc­cu­pa­tions par­ti­cu­lières. Rien de ce que nous espé­rions ne s’est réa­li­sé. Lui, il est mort très mal­heu­reux, croyant avoir gâché sa vie. Je suis sûr qu’il ne l’a pas gâchée. Pas plus que je n’ai gâché la mienne. On a fait ce que l’on a pu. Si c’était à recom­men­cer, je recom­men­ce­rais. Les bêtises com­prises ? Pour­quoi pas ? Brup­ba­cher aus­si recom­men­ce­rait, je crois. Il a vécu pour le socia­lisme, pour la paix entre les hommes. Il revi­vrait pour cela.

C’est en 1908 que je fis sa connais­sance. L’Union ouvrière de Genève nous avait appe­lés tous deux à par­ti­ci­per à son mee­ting tra­di­tion­nel du 1er mai. Brup­ba­cher pour y dis­cou­rir en alle­mand, moi en fran­çais, Ber­to­ni par­lant aux ouvriers ita­liens. À ma des­cente de tri­bune, un grand diable s’avança vers moi, les mains ten­dues. C’était Brupbacher.

Nous fai­sions connais­sance, en chair et en os, mais nous nous connais­sions déjà depuis plu­sieurs années, cinq ou six peut-être. Nous avions un ami com­mun, James Guillaume, cette grande figure de la Pre­mière Internationale.

James Guillaume est oublié aujourd’hui, injus­te­ment oublié, aus­si bien en Suisse, son pays natal, qu’en France, son pays d’adoption. Il avait, en ces temps loin­tains d’après 1900, la pré­oc­cu­pa­tion de réveiller la Pre­mière Inter­na­tio­nale, de la faire revivre, au moins dans la connais­sance de la jeune géné­ra­tion. Natu­rel­le­ment il se heur­tait à maintes dif­fi­cul­tés. Com­bien de mili­tants se figurent que le mou­ve­ment a com­men­cé avec eux ? Ceux de cette espèce s’irritaient contre ce vieillard tou­jours four­ré dans leurs jambes. Lui, il le voyait ou ne le voyait pas, ne s’en for­ma­li­sait pas en tout cas. Quand il avait déni­ché quelqu’un d’autre, il ne le lâchait pas. Les grandes années de sa jeu­nesse, les débuts de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, ils les revi­vait dou­ble­ment, en écri­vant et nous racon­tant ses Sou­ve­nirs, en les retrou­vant dans la mon­tée de la CGT et du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Il tenait à ce que ses propres amis, ses jeunes amis, se connaissent entre eux. Vou­lait-il refor­mer en petit la Fra­ter­ni­té inter­na­tio­nale créée autre­fois par Bakou­nine ? Il atta­chait un grand prix aux liens per­son­nels. Il recher­chait par­ti­cu­liè­re­ment à faci­li­ter la com­pré­hen­sion entre révo­lu­tion­naires alle­mands et révo­lu­tion­naires fran­çais. Un cama­rade de Suisse alle­mande comme Brup­ba­cher pou­vait ser­vir de lien pré­cieux entre les uns et les autres. Aus­si com­bien de fois m’avait-il par­lé de lui ! Brup­ba­cher ne m’était donc pas incon­nu quand je le vis pour la pre­mière fois à Genève. Natu­rel­le­ment, ce jour-là, on bavar­da pas mal.

Les remous du mou­ve­ment ouvrier devaient, quelques mois plus tard, nous per­mettre de faire encore mieux connais­sance. Après la fusillade de ter­ras­siers gré­vistes à Dra­veil-Vigneux, la mani­fes­ta­tion de Vil­le­neuve-Saint-Georges et la grève géné­rale pari­sienne de vingt-quatre heures du len­de­main, je fus ame­né à pas­ser en Suisse pour évi­ter la pri­son. Le soir de la mani­fes­ta­tion de Vil­le­neuve, tard dans la nuit, au petit matin même, sor­tant de l’imprimerie de la rue Mont­martre où j’avais été prê­ter la main à Pou­get pour le numé­ro spé­cial de « la Voix du Peuple » appe­lant à la grève géné­rale pari­sienne, je ren­contre un ami cor­rec­teur. « Le bruit court d’un tas d’arrestations. Ne rentre donc pas chez toi. Viens cou­cher à la mai­son. » Dans la mati­née, la femme de cet ami allait aux nou­velles à mon domi­cile. La police était venue en effet au petit jour pour me cueillir. J’avais donc échap­pé à l’arrestation. Le plus sage était de pas­ser la fron­tière. Mer­rheim arran­gea mon trans­port à la gare de La Roche, avec le secré­taire des chauf­feurs de taxis, c’était alors Fian­cette – un Fian­cette qui ne pen­sait pas encore à deve­nir séna­teur de la Seine et ministre de l’Intérieur de Léon Blum. À La Roche, dans l’Yonne, mous­taches cou­pées et enve­lop­pé d’une redin­gote d’Ernest Lafont, ce qui me don­nait l’air d’un cler­gy­man, je pris le rapide pour Anne­masse. Je me retrou­vai vite en Suisse.

La soli­da­ri­té n’était pas un vain mot. Tout de suite Baud et ses cama­rades de l’imprimerie de Lau­sanne des Unions ouvrières romandes s’offrirent à m’embaucher. Non comme cor­rec­teur, mais pour me faire faire mon appren­tis­sage de typo. C’était accep­té, mais divers amis des coins les plus dif­fé­rents de Suisse ne l’entendirent pas ain­si. « Viens d’abord pas­ser quelques semaines chez nous ; tu com­men­ce­ras l’apprentissage ensuite. » C’est ain­si que je pas­sai de chez les Wintsch, à Lau­sanne, où j’étais venu tout d’abord, chez Schnei­der à Fri­bourg, de là à Zurich chez Brup­ba­cher, ensuite à Asco­na, chez le Dr Fried­berg, le pion­nier alle­mand de la grève géné­rale, que j’avais ren­con­tré l’année d’avant au congrès anar­chiste d’Amsterdam ; après, à Bienne, chez Adhé­mar Schwitz­gué­bel, le fils de l’ancien mili­tant de la Fédé­ra­tion juras­sienne. Là, un matin de novembre ou de décembre, les jour­naux annon­cèrent un non-lieu géné­ral dans le pro­cès de l’affaire dite de Vil­le­neuve-Saint-Georges. Le soir même, je réin­té­grais Paris. J’avais raté mon appren­tis­sage de typo, mais j’avais fait un vrai tour de Suisse et m’étais lié avec quelques bons camarades.

C’est ain­si que je pas­sai un grand mois à Zurich, chez Brup­ba­cher. Il vivait à ce moment avec son ami Tobler et la plus jeune de ses sœurs. Brup­ba­cher n’était pas un méde­cin ama­teur ; il était pris de longues heures à sa cli­nique. Tobler n’était pas moins pris au « Volks­recht », le quo­ti­dien socia­liste de Zurich, dont il était le rédac­teur. Quant à la sœur de Brup­ba­cher, elle devait être, si je ne me trompe, employée au secré­ta­riat de l’Union ouvrière de Zurich. C’est aux repas qu’on se retrou­vait, sur­tout à celui du soir.

Par métier, par goût aus­si je crois bien, Brup­ba­cher était entraî­né à inter­ro­ger ses patients, malades et non-malades. Un méde­cin est un peu for­cé de jouer au juge d’instruction. C’est dire que je fus pas mal tenu sur le gril tout le temps qu’il lui fal­lut pour se faire une opi­nion sur le syn­di­ca­liste pari­sien ami du père Guillaume. L’examen ne fut pas trop déce­vant, j’imagine, puisque nous sommes res­tés grands amis toute notre vie. Il est vrai que l’examen fut peut-être brus­que­ment inter­rom­pu. Sa pre­mière femme, qui vivait en Rus­sie, tom­ba sur nous un beau jour. Le len­de­main, le couple par­tait pour la montagne.

Je sou­ris encore quel­que­fois lorsque je me rap­pelle cer­taines épreuves – des tests plu­tôt – que me fit pas­ser Brup­ba­cher. Un soir, Tobler et lui me menèrent à un concert d’orgue. À la sor­tie, ques­tion à brûle-pour­point : com­ment pou­vais-je marier la joie musi­cale que j’avais éprou­vée et le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ? Inter­lo­qué, je répon­dis que la ques­tion était drôle et que le syn­di­ca­lisme ne se la posait pas. Il suf­fi­sait à tout ce que sou­le­vait la ques­tion sociale, mais il lais­sait les gens libres de tran­cher une foule de choses sui­vant leurs goûts. Dans un tas de domaines, depuis la musique jusqu’à la façon de mettre ses bre­telles, cha­cun était libre.

Un autre soir, ils m’emmenèrent dîner dans un res­tau­rant végé­ta­rien et anti­al­coo­lique assez strict. Je fis aus­si bonne conte­nance que pos­sible devant les tisanes et les bouillies. Néan­moins, ma figure ne s’illumina pas. La leur non plus, d’ailleurs. Le repas fut assez gris. Conclu­sion de Brup­ba­cher en sor­tant : « Déci­dé­ment, le syn­di­ca­lisme fran­çais marche au vin. Le nôtre, hélas ! marche à la bière. » Dès ce jour, à la table fami­liale, les vins les plus divers défi­lèrent devant mon assiette. – Quelle fameuse cave vous avez ! – Hein ? – C’était celle d’un mar­chand de comes­tibles ita­lien du quar­tier. Je n’ai retrou­vé une telle diver­si­té qu’au front quelques années plus tard.

Natu­rel­le­ment, Tobler et lui, tout en étant d’accord sur les prin­cipes essen­tiels du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, héri­tier et suc­ces­seur de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, les com­pre­nant tout au moins et les amal­ga­mant de leur mieux avec les prin­cipes de la social-démo­cra­tie, ne pou­vaient s’empêcher de regret­ter au fond d’eux-mêmes la fai­blesse numé­rique des syn­di­cats fran­çais. D’autant plus qu’ils bai­gnaient, Tobler sur­tout, en rai­son de la néces­si­té où il était de dépouiller toute la presse social-démo­crate de langue alle­mande, dans une atmo­sphère de déni­gre­ment du syn­di­ca­lisme fran­çais. La mul­ti­tude de cor­res­pon­dants que cette presse entre­te­nait à Paris – en tête Grum­bach et Rap­po­port – concou­rait à qui débi­ne­rait et même men­ti­rait le mieux. Nul effort pour com­prendre et faire com­prendre. Les évé­ne­ments qui avaient sui­vi la fusillade de Dra­veil-Vigneux, le tra­que­nard de Cle­men­ceau à Vil­le­neuve, la réponse des ouvriers pari­siens n’étaient qu’une bonne mine par­ti­sane à exploi­ter. Aucun sen­ti­ment de fra­ter­ni­té de classe. Aucun réflexe de révolte contre la bour­geoi­sie fran­çaise. À table, Tobler glis­sait dans la conver­sa­tion sa cueillette du jour. Était-il vrai que tous les syn­di­cats pari­siens impor­tants étaient réfor­mistes ? Qu’aucun d’eux n’avait pris part à la grève de pro­tes­ta­tion ? Pour Grum­bach et Cie, le syn­di­cat pari­sien des typos était un cas embar­ras­sant. Ils recon­nais­saient qu’il avait répon­du à l’appel de grève, mais ils le ran­geaient par­mi les réfor­mistes. Ils se gar­daient bien de dire que, depuis le mou­ve­ment pour les huit heures de 1906, ce syn­di­cat avait ral­lié la ten­dance révo­lu­tion­naire et consti­tuait l’âme d’une oppo­si­tion impor­tante au sein de la Fédé­ra­tion du Livre. Le syn­di­cat de la maçon­ne­rie-pierre avec quinze mille membres, celui des ter­ras­siers avec dix mille ne méri­taient aucune atten­tion. Du haut de leur orgueil social-démo­crate, ils ne les aper­ce­vaient pas. Et leur orgueil n’était pas mince. À Amiens, dans les cou­loirs du congrès confé­dé­ral, Rap­po­port ne m’avait-il pas dit : « Pen­dant que vous fai­siez la bombe au Quar­tier Latin, je fai­sais des bombes à Mos­cou. » Le souffle cou­pé, j’avais trou­vé tout de même le moyen de lui répondre : « Si vous n’avez pas plus fait de bombes à Mos­cou que je n’ai fait la bombe au Quar­tier Latin, je ne m’explique pas le ton que vous pre­nez pour nous juger. »

C’était l’époque où lors d’un congrès cor­po­ra­tif inter­na­tio­nal qui se tenait dans je ne sais plus quelle ville d’Autriche, il arri­vait à Luquet, alors secré­taire adjoint de la CGT, cette curieuse his­toire. Il venait d’exposer la concep­tion fran­çaise de l’antimilitarisme et de la grève géné­rale. La tra­duc­tion fut accueillie par les sou­rires iro­niques de la salle. Tout à coup, un délé­gué monte à la tri­bune trou­ver Luquet : « Vou­lez-vous me per­mettre de réta­blir votre expo­sé faus­se­ment ren­du par le tra­duc­teur ?» Exac­te­ment ren­du, l’exposé de Luquet rece­vait un accueil com­plè­te­ment dif­fé­rent. Aux sou­rires nar­quois suc­cé­dait l’approbation. Mais l’infidèle tra­duc­teur – c’était Rap­po­port – s’était éclip­sé. C’était ain­si qu’on tra­vaillait à la com­pré­hen­sion et à l’entente entre les pro­lé­taires de tous les pays.

Ain­si que l’espérait le père Guillaume, des hommes comme Brup­ba­cher et Tobler pou­vaient contri­buer à rap­pro­cher révo­lu­tion­naires alle­mands et révo­lu­tion­naires fran­çais. Pou­vaient-ils beau­coup ? Ils pou­vaient tout d’abord être de fidèles tra­duc­teurs des uns et des autres ; ils pou­vaient aider à se com­prendre des deux côtés de la fron­tière fran­co-alle­mande. L’année sui­vante, lorsque je fon­dai « la Vie ouvrière », Brup­ba­cher et Tobler en furent tout natu­rel­le­ment les col­la­bo­ra­teurs. Plus que cela même. Brup­ba­cher a écrit très jus­te­ment qu’avec Tobler ils furent « quelque chose comme les repré­sen­tants de la Suisse dans le noyau de la « Vie ouvrière », qui était en même temps un noyau inter­na­tio­nal révolutionnaire. »

C’est Brup­ba­cher qui eut l’excellente idée du numé­ro spé­cial consa­cré aux « 70 ans de James Guillaume ». Ce numé­ro s’ouvre sur un article de Brup­ba­cher. Comme je ne pou­vais confier la tra­duc­tion de ce manus­crit au père Guillaume, notre tra­duc­teur habi­tuel d’allemand, puisque nous vou­lions lui faire la sur­prise de ce numé­ro, je la deman­dai à Albert Thier­ry. Enchan­té de notre pro­jet de numé­ro, Thier­ry ne se conten­ta pas d’une simple tra­duc­tion ; il me char­gea de deman­der à Brup la per­mis­sion de mettre du sien dans son tra­vail, pas mal de sien. Les curieux pour­ront se repor­ter à cet article, fruit savou­reux de la col­la­bo­ra­tion de Brup­ba­cher et de Thierry.

La dis­cus­sion à pro­pos d’un article de Charles And­ler sur le natio­na­lisme de la social-démo­cra­tie alle­mande fut menée par nous d’un bout à l’autre en accord avec Brup­ba­cher. L’article d’Andler publié dans je ne sais plus quelle revue était pas­sé inaper­çu. Repro­duit par « la Vie ouvrière », il tou­cha les milieux socia­listes au point d’y sou­le­ver une tem­pête. Jean Lon­guet, Grum­bach, Kauts­ky répon­dirent avec vio­lence à And­ler. Natu­rel­le­ment, nos points de vue ne se confon­daient pas avec celui d’Andler ; ils s’accordaient sur le fait essen­tiel, le natio­na­lisme de la social-démo­cra­tie alle­mande ; mais tan­dis qu’Andler se dres­sait en tant qu’Alsacien, nous par­lions avec notre sen­ti­ment inter­na­tio­na­liste. L’avenir devait se dépê­cher de confir­mer qu’Andler avait vu juste et que nous avions eu gran­de­ment rai­son de dire qu’il avait vu juste. Mais And­ler, la guerre venue, se mon­tra aus­si ardem­ment patriote fran­çais que la social-démo­cra­tie alle­mande se mon­tra patriote allemande.

Cette par­ti­ci­pa­tion à une telle dis­cus­sion ne fut pas sans influence sur la déci­sion du par­ti social-démo­crate suisse d’exclure Brup­ba­cher. Son livre sur Marx et Bakou­nine non plus. Le dis­cours où il pré­sen­ta sa défense : « Social-démo­crate et anar­chiste », fut publié par « la Vie ouvrière» ; il peut être relu aujourd’hui avec pro­fit. Tous ceux qui veulent un socia­lisme réso­lu à ne pas rendre les hommes esclaves de la col­lec­ti­vi­té ver­ront que leur effort pré­sent s’appuie sur des efforts déjà anciens.

La guerre de 1914 tom­ba sur l’Europe, et spé­cia­le­ment sur la France et l’Allemagne, sans que les orga­ni­sa­tions ouvrières, syn­di­cats et par­tis, aient eu vrai­ment conscience de l’approche du dan­ger. Com­ment s’étonner qu’elles n’aient pas envi­sa­gé les moyens de le conju­rer ? Syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire à la fran­çaise et mou­ve­ment syn­di­cal de masse à l’allemande furent éga­le­ment sur­pris, éga­le­ment assom­més, éga­le­ment vain­cus. L’Internationale socia­liste comme l’Internationale syn­di­cale fut réduite à néant. Quelques indi­vi­dua­li­tés seules, dans chaque pays bel­li­gé­rant, se cram­pon­nèrent à leur foi inter­na­tio­na­liste. Je rece­vais dans les pre­miers mois de la guerre une carte de Zurich où Brup­ba­cher m’envoyait le salut amer de l’un des der­niers internationalistes.

Je dois à Brup une fière chan­delle. Notre ami James Guillaume, pour qui la France res­tait en dépit de tout la France de 1793, pour qui aus­si le res­sen­ti­ment contre la social-démo­cra­tie était ravi­vé, se ran­gea par­mi les par­ti­sans achar­nés de la guerre. Je l’entends encore, assis près de son lit de malade, me repro­cher ami­ca­le­ment mais dure­ment ma posi­tion de paci­fiste. Quand je don­nai ma démis­sion du Comi­té confé­dé­ral pour pro­tes­ter contre le ver­se­ment de la CGT dans l’Union sacrée et pour aler­ter ce qui res­tait de l’opinion ouvrière, il fut plus dur encore. Que m’aurait-il dit si Brup­ba­cher, sans nous concer­ter, n’avait pas réagi de la même façon et adop­té la même posi­tion inter­na­tio­na­liste ! L’un et l’autre nous venions, avec nos espé­rances et nos concep­tions, de rou­ler au fond d’un pro­fond ravin ; en remon­te­rions-nous jamais ? Et com­ment, par quels sentiers ?

Nous devions tous les deux remon­ter par le sen­tier de Zim­mer­wald. Déjà les articles de Romain Rol­land, « Au-des­sus de la mêlée », me ser­virent de cor­dial. Brup­ba­cher, lui, n’aimait pas Rol­land ; ses articles ne le tou­chèrent ni ne l’aidèrent. Devant Zim­mer­wald, notre atti­tude fut pour­tant dif­fé­rente. Il en sui­vait le cou­rant, mais avec une cer­taine réserve. Il n’avait qu’une confiance miti­gée dans les hommes qui en avaient pris l’initiative, dépu­tés socia­listes suisses comme Grimm, par­le­men­taires socia­listes ita­liens, social-démo­crates russes de nuances diverses. Peut-être aus­si parce que la guerre et l’impuissance ouvrière devant elle étaient venues ren­for­cer son scep­ti­cisme fon­cier. Il ne se ren­dait pas compte que les évé­ne­ments portent les hommes au-des­sus d’eux-mêmes et que des clas­si­fi­ca­tions nou­velles et sur­pre­nantes s’opèrent aux grands moments. Peut-être même quelque res­sort fra­gile res­ta bri­sé en lui après l’épreuve de 1914.

Au contraire, mes amis et moi, notre révolte contre la guerre nous jeta dans les bras de Trots­ky, dès que nous le connûmes, à l’automne 1914, à son arri­vée à Paris. Et par lui dans les bras des Russes qui devaient être les vrais arti­sans de Zim­mer­wald : – Com­ment, tout est per­du ? Au contraire, la révo­lu­tion est main­te­nant sûre au bout de cette guerre, nous disait Trots­ky. Je n’ai pas exa­gé­ré en disant jadis que deux hommes, Rol­land et Trots­ky, m’avaient sau­vé du déses­poir en 1914. De là une manière de regar­der la Révo­lu­tion russe assez dif­fé­rente de celle de Brup­ba­cher. De Zim­mer­wald à la Révo­lu­tion russe, à tra­vers la guerre de 1914 – 1918, la route était toute droite pour moi.

Brup­ba­cher avait le grand avan­tage de connaître la Rus­sie et les Russes mieux que nous ne les connais­sions en France. Il a écrit avec humour qu’il a été marié avec la Rus­sie. En effet, trois fois marié, il l’aura été trois fois avec des femmes russes. Par elles, il a été marié en même temps avec le pays, le peuple, la manière de sen­tir et de pen­ser russes. Il a eu un mot frap­pant un jour en dis­tin­guant « l’intelligence occi­den­tale de la vraie – la russe ». On ne peut oublier que ses pre­mières grandes admi­ra­tions sont allées à Bakou­nine et à Kro­pot­kine, dont « Autour d’une vie » l’a réchauf­fé long­temps. Il était au cou­rant de l’histoire inté­rieure des par­tis socia­listes russes. Sa pre­mière femme appar­te­nait au par­ti socia­liste révo­lu­tion­naire de droite. Elle était retour­née vivre en Rus­sie pour par­ti­ci­per au tra­vail de son par­ti. Zurich avait tou­jours eu une forte colo­nie d’étudiants russes. Brup renoue­ra des liens avec cer­tains d’entre eux connus autre­fois. C’est ain­si, je crois, que s’explique sa cama­ra­de­rie avec Men­thins­ki, qui joue­ra un rôle impor­tant à la Tché­ka, et avec Stas­so­va, qui appar­tint long­temps au secré­ta­riat de Sta­line. Je n’ai pas besoin de dire qu’avec eux, comme avec tous, plus qu’avec les autres peut-être, il gar­dait son franc-par­ler, Tout cela l’a aidé à com­prendre, bien sûr, la Rus­sie et sa révo­lu­tion, mais l’a des­ser­vi par­fois. Il connais­sait des hommes dans tous les camps russes, qu’il jugeait aus­si esti­mables les uns que les autres, mais lorsqu’un conflit sur­ve­nait entre eux, notre Brup­ba­cher ne se déci­dait pas à prendre par­ti. En outre, il y avait au fond de lui une hos­ti­li­té pour les social-démo­crates russes, pour Trots­ky comme pour Lénine, comme pour Bou­kha­rine à l’égard de qui il aura dans ses Sou­ve­nirs une page ter­rible et, à mon avis, injuste.

Dès ma démo­bi­li­sa­tion, en avril 1919, je remets debout « la Vie ouvrière », qui repa­raî­tra sous la forme d’un jour­nal heb­do­ma­daire. Brup­ba­cher reste natu­rel­le­ment notre cor­res­pon­dant suisse. La grande ques­tion qui domine toutes les autres est évi­dem­ment la Révo­lu­tion russe. Il est marié à elle, à la vie et à la mort, a‑t-il écrit quelque part. Nous ne sommes pas moins atta­chés à elle. Pour­tant, je ne crois pas que nous ayons, lui et nous, dan­sé sur le même pied, du début à la fin. Tan­tôt il a plus de réserve que nous. Tan­tôt, c’est nous. Un jour vien­dra où nous aurons per­du toute confiance, tan­dis qu’il s’ingéniera à sau­ver la sienne ou à faire croire qu’il l’a sau­vée, au moins en partie.

Il a écrit que le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire avait immé­dia­te­ment après la guerre de 1914 – 1918 accom­pli son propre sui­cide en se liant comme il l’avait fait avec les bol­che­viks et avec Octobre. Est-ce exact ?

Dès août 1914, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire s’était trou­vé déchi­ré, mor­ce­lé devant la guerre. En France, à une petite poi­gnée, nous nous étions cram­pon­nés à nos prin­cipes de la veille, tan­dis que les diri­geants de la CGT et de la plu­part des Fédé­ra­tions et des Unions dépar­te­men­tales, Jou­haux et Grif­fuelhes en tête, Grif­fuelhes entraî­nant même Jou­haux, se lan­çaient dans l’Union sacrée. C’était le moment où une édi­tion de « la Bataille syn­di­ca­liste » parais­sait à Bor­deaux avec des fonds gou­ver­ne­men­taux. Sans par­ler du père Guillaume ou de cama­rades comme Cor­ne­lis­sen, alors secré­taire d’un bul­le­tin inter­na­tio­nal des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires. Pour nous autres, l’opposition à la guerre c’était le main­tien de l’internationalisme ouvrier ; un peu plus tard, les Soviets russes, les comi­tés d’usines ita­liens, les shop-ste­wards anglais, loin d’être une rup­ture avec notre syn­di­ca­lisme, en expri­maient l’esprit pro­fond. « L’État et la Révo­lu­tion » de Lénine nous par­lait tou­jours au cœur, tan­dis qu’il ne peut que faire mon­ter le rouge de la honte au front des sta­li­niens et mal­en­ko­viens d’aujourd’hui. Brup­ba­cher s’est-il ima­gi­né l’état où j’ai trou­vé le mou­ve­ment à ma démo­bi­li­sa­tion ? Ceux qui avaient mar­ché avec nous, ou avec qui nous avions mar­ché durant la guerre, Mer­rheim, Dumou­lin, Mil­lion, Bour­de­ron, s’étaient ral­liés à Jou­haux. Au moment du règle­ment de comptes, la las­si­tude, une cer­taine peur de l’inconnu, un sou­ci mal com­pris de l’intérêt de l’organisation syn­di­cale, les ame­naient à lâcher la mino­ri­té : « Où vois-tu qu’il y ait encore une mino­ri­té syn­di­ca­liste, après le ral­lie­ment de Mer­rheim ?» me disait Dumou­lin. Tout était à reprendre à pied d’œuvre. Et à un moment selon la for­mule de Tom Mann, en conclu­sion de l’article de tête du pre­mier numé­ro de la nou­velle série de « la Vie ouvrière », bol­che­visme, spar­ta­kisme, syn­di­ca­lisme avaient le même sens révo­lu­tion­naire. Non, le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ne s’est pas sui­ci­dé en se fon­dant dans le grand cou­rant déchaî­né dans le monde par les débuts de la Révo­lu­tion russe. Il aurait pu s’y retrem­per. Il pou­vait y apprendre beau­coup. En fait, il ne savait pas encore pra­ti­que­ment ce qu’était une révo­lu­tion ouvrière. Il pou­vait l’apprendre là. Il semble bien qu’il n’y a rien appris. Cepen­dant rien ne dit que lorsque la vague révo­lu­tion­naire remon­te­ra sur le monde, une géné­ra­tion ayant fait le tri des concep­tions qui ont fait la preuve de leur noci­vi­té, l’heure du syn­di­ca­lisme ne son­ne­ra pas, sous une forme ou sous une autre.

(À suivre).
[/​Pierre Monatte/​]

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