[[Préface à « Socialisme et liberté », choix de textes de Fritz Brupbacher, – également précédé d’une étude de François Bondy (v. « Témoins », nos 3 – 4), – composé et traduit par J. P. Samson, et qui paraîtra cet automne aux éditions de La Baconnière.]]
Nous nous sommes connus, Brupbacher et moi, pendant quarante années. Malgré tant d’événements, malgré nos caractères et nos tempéraments si différents, à cause peut-être de cette différence, nous sommes restés amis. Toujours d’accord ? Évidemment non. Mais l’estime mutuelle dominait chaque fois nos façons de voir différentes. Il me semble qu’à travers ces dernières cinquante années si chargées d’histoire, nous avons marché dans la même direction, mais chacun à son pas, chacun avec ses préoccupations particulières. Rien de ce que nous espérions ne s’est réalisé. Lui, il est mort très malheureux, croyant avoir gâché sa vie. Je suis sûr qu’il ne l’a pas gâchée. Pas plus que je n’ai gâché la mienne. On a fait ce que l’on a pu. Si c’était à recommencer, je recommencerais. Les bêtises comprises ? Pourquoi pas ? Brupbacher aussi recommencerait, je crois. Il a vécu pour le socialisme, pour la paix entre les hommes. Il revivrait pour cela.
C’est en 1908 que je fis sa connaissance. L’Union ouvrière de Genève nous avait appelés tous deux à participer à son meeting traditionnel du 1er mai. Brupbacher pour y discourir en allemand, moi en français, Bertoni parlant aux ouvriers italiens. À ma descente de tribune, un grand diable s’avança vers moi, les mains tendues. C’était Brupbacher.
Nous faisions connaissance, en chair et en os, mais nous nous connaissions déjà depuis plusieurs années, cinq ou six peut-être. Nous avions un ami commun, James Guillaume, cette grande figure de la Première Internationale.
James Guillaume est oublié aujourd’hui, injustement oublié, aussi bien en Suisse, son pays natal, qu’en France, son pays d’adoption. Il avait, en ces temps lointains d’après 1900, la préoccupation de réveiller la Première Internationale, de la faire revivre, au moins dans la connaissance de la jeune génération. Naturellement il se heurtait à maintes difficultés. Combien de militants se figurent que le mouvement a commencé avec eux ? Ceux de cette espèce s’irritaient contre ce vieillard toujours fourré dans leurs jambes. Lui, il le voyait ou ne le voyait pas, ne s’en formalisait pas en tout cas. Quand il avait déniché quelqu’un d’autre, il ne le lâchait pas. Les grandes années de sa jeunesse, les débuts de la Première Internationale, ils les revivait doublement, en écrivant et nous racontant ses Souvenirs, en les retrouvant dans la montée de la CGT et du syndicalisme révolutionnaire. Il tenait à ce que ses propres amis, ses jeunes amis, se connaissent entre eux. Voulait-il reformer en petit la Fraternité internationale créée autrefois par Bakounine ? Il attachait un grand prix aux liens personnels. Il recherchait particulièrement à faciliter la compréhension entre révolutionnaires allemands et révolutionnaires français. Un camarade de Suisse allemande comme Brupbacher pouvait servir de lien précieux entre les uns et les autres. Aussi combien de fois m’avait-il parlé de lui ! Brupbacher ne m’était donc pas inconnu quand je le vis pour la première fois à Genève. Naturellement, ce jour-là, on bavarda pas mal.
Les remous du mouvement ouvrier devaient, quelques mois plus tard, nous permettre de faire encore mieux connaissance. Après la fusillade de terrassiers grévistes à Draveil-Vigneux, la manifestation de Villeneuve-Saint-Georges et la grève générale parisienne de vingt-quatre heures du lendemain, je fus amené à passer en Suisse pour éviter la prison. Le soir de la manifestation de Villeneuve, tard dans la nuit, au petit matin même, sortant de l’imprimerie de la rue Montmartre où j’avais été prêter la main à Pouget pour le numéro spécial de « la Voix du Peuple » appelant à la grève générale parisienne, je rencontre un ami correcteur. « Le bruit court d’un tas d’arrestations. Ne rentre donc pas chez toi. Viens coucher à la maison. » Dans la matinée, la femme de cet ami allait aux nouvelles à mon domicile. La police était venue en effet au petit jour pour me cueillir. J’avais donc échappé à l’arrestation. Le plus sage était de passer la frontière. Merrheim arrangea mon transport à la gare de La Roche, avec le secrétaire des chauffeurs de taxis, c’était alors Fiancette – un Fiancette qui ne pensait pas encore à devenir sénateur de la Seine et ministre de l’Intérieur de Léon Blum. À La Roche, dans l’Yonne, moustaches coupées et enveloppé d’une redingote d’Ernest Lafont, ce qui me donnait l’air d’un clergyman, je pris le rapide pour Annemasse. Je me retrouvai vite en Suisse.
La solidarité n’était pas un vain mot. Tout de suite Baud et ses camarades de l’imprimerie de Lausanne des Unions ouvrières romandes s’offrirent à m’embaucher. Non comme correcteur, mais pour me faire faire mon apprentissage de typo. C’était accepté, mais divers amis des coins les plus différents de Suisse ne l’entendirent pas ainsi. « Viens d’abord passer quelques semaines chez nous ; tu commenceras l’apprentissage ensuite. » C’est ainsi que je passai de chez les Wintsch, à Lausanne, où j’étais venu tout d’abord, chez Schneider à Fribourg, de là à Zurich chez Brupbacher, ensuite à Ascona, chez le Dr Friedberg, le pionnier allemand de la grève générale, que j’avais rencontré l’année d’avant au congrès anarchiste d’Amsterdam ; après, à Bienne, chez Adhémar Schwitzguébel, le fils de l’ancien militant de la Fédération jurassienne. Là, un matin de novembre ou de décembre, les journaux annoncèrent un non-lieu général dans le procès de l’affaire dite de Villeneuve-Saint-Georges. Le soir même, je réintégrais Paris. J’avais raté mon apprentissage de typo, mais j’avais fait un vrai tour de Suisse et m’étais lié avec quelques bons camarades.
C’est ainsi que je passai un grand mois à Zurich, chez Brupbacher. Il vivait à ce moment avec son ami Tobler et la plus jeune de ses sœurs. Brupbacher n’était pas un médecin amateur ; il était pris de longues heures à sa clinique. Tobler n’était pas moins pris au « Volksrecht », le quotidien socialiste de Zurich, dont il était le rédacteur. Quant à la sœur de Brupbacher, elle devait être, si je ne me trompe, employée au secrétariat de l’Union ouvrière de Zurich. C’est aux repas qu’on se retrouvait, surtout à celui du soir.
Par métier, par goût aussi je crois bien, Brupbacher était entraîné à interroger ses patients, malades et non-malades. Un médecin est un peu forcé de jouer au juge d’instruction. C’est dire que je fus pas mal tenu sur le gril tout le temps qu’il lui fallut pour se faire une opinion sur le syndicaliste parisien ami du père Guillaume. L’examen ne fut pas trop décevant, j’imagine, puisque nous sommes restés grands amis toute notre vie. Il est vrai que l’examen fut peut-être brusquement interrompu. Sa première femme, qui vivait en Russie, tomba sur nous un beau jour. Le lendemain, le couple partait pour la montagne.
Je souris encore quelquefois lorsque je me rappelle certaines épreuves – des tests plutôt – que me fit passer Brupbacher. Un soir, Tobler et lui me menèrent à un concert d’orgue. À la sortie, question à brûle-pourpoint : comment pouvais-je marier la joie musicale que j’avais éprouvée et le syndicalisme révolutionnaire ? Interloqué, je répondis que la question était drôle et que le syndicalisme ne se la posait pas. Il suffisait à tout ce que soulevait la question sociale, mais il laissait les gens libres de trancher une foule de choses suivant leurs goûts. Dans un tas de domaines, depuis la musique jusqu’à la façon de mettre ses bretelles, chacun était libre.
Un autre soir, ils m’emmenèrent dîner dans un restaurant végétarien et antialcoolique assez strict. Je fis aussi bonne contenance que possible devant les tisanes et les bouillies. Néanmoins, ma figure ne s’illumina pas. La leur non plus, d’ailleurs. Le repas fut assez gris. Conclusion de Brupbacher en sortant : « Décidément, le syndicalisme français marche au vin. Le nôtre, hélas ! marche à la bière. » Dès ce jour, à la table familiale, les vins les plus divers défilèrent devant mon assiette. – Quelle fameuse cave vous avez ! – Hein ? – C’était celle d’un marchand de comestibles italien du quartier. Je n’ai retrouvé une telle diversité qu’au front quelques années plus tard.
Naturellement, Tobler et lui, tout en étant d’accord sur les principes essentiels du syndicalisme révolutionnaire, héritier et successeur de la Première Internationale, les comprenant tout au moins et les amalgamant de leur mieux avec les principes de la social-démocratie, ne pouvaient s’empêcher de regretter au fond d’eux-mêmes la faiblesse numérique des syndicats français. D’autant plus qu’ils baignaient, Tobler surtout, en raison de la nécessité où il était de dépouiller toute la presse social-démocrate de langue allemande, dans une atmosphère de dénigrement du syndicalisme français. La multitude de correspondants que cette presse entretenait à Paris – en tête Grumbach et Rappoport – concourait à qui débinerait et même mentirait le mieux. Nul effort pour comprendre et faire comprendre. Les événements qui avaient suivi la fusillade de Draveil-Vigneux, le traquenard de Clemenceau à Villeneuve, la réponse des ouvriers parisiens n’étaient qu’une bonne mine partisane à exploiter. Aucun sentiment de fraternité de classe. Aucun réflexe de révolte contre la bourgeoisie française. À table, Tobler glissait dans la conversation sa cueillette du jour. Était-il vrai que tous les syndicats parisiens importants étaient réformistes ? Qu’aucun d’eux n’avait pris part à la grève de protestation ? Pour Grumbach et Cie, le syndicat parisien des typos était un cas embarrassant. Ils reconnaissaient qu’il avait répondu à l’appel de grève, mais ils le rangeaient parmi les réformistes. Ils se gardaient bien de dire que, depuis le mouvement pour les huit heures de 1906, ce syndicat avait rallié la tendance révolutionnaire et constituait l’âme d’une opposition importante au sein de la Fédération du Livre. Le syndicat de la maçonnerie-pierre avec quinze mille membres, celui des terrassiers avec dix mille ne méritaient aucune attention. Du haut de leur orgueil social-démocrate, ils ne les apercevaient pas. Et leur orgueil n’était pas mince. À Amiens, dans les couloirs du congrès confédéral, Rappoport ne m’avait-il pas dit : « Pendant que vous faisiez la bombe au Quartier Latin, je faisais des bombes à Moscou. » Le souffle coupé, j’avais trouvé tout de même le moyen de lui répondre : « Si vous n’avez pas plus fait de bombes à Moscou que je n’ai fait la bombe au Quartier Latin, je ne m’explique pas le ton que vous prenez pour nous juger. »
C’était l’époque où lors d’un congrès corporatif international qui se tenait dans je ne sais plus quelle ville d’Autriche, il arrivait à Luquet, alors secrétaire adjoint de la CGT, cette curieuse histoire. Il venait d’exposer la conception française de l’antimilitarisme et de la grève générale. La traduction fut accueillie par les sourires ironiques de la salle. Tout à coup, un délégué monte à la tribune trouver Luquet : « Voulez-vous me permettre de rétablir votre exposé faussement rendu par le traducteur ?» Exactement rendu, l’exposé de Luquet recevait un accueil complètement différent. Aux sourires narquois succédait l’approbation. Mais l’infidèle traducteur – c’était Rappoport – s’était éclipsé. C’était ainsi qu’on travaillait à la compréhension et à l’entente entre les prolétaires de tous les pays.
Ainsi que l’espérait le père Guillaume, des hommes comme Brupbacher et Tobler pouvaient contribuer à rapprocher révolutionnaires allemands et révolutionnaires français. Pouvaient-ils beaucoup ? Ils pouvaient tout d’abord être de fidèles traducteurs des uns et des autres ; ils pouvaient aider à se comprendre des deux côtés de la frontière franco-allemande. L’année suivante, lorsque je fondai « la Vie ouvrière », Brupbacher et Tobler en furent tout naturellement les collaborateurs. Plus que cela même. Brupbacher a écrit très justement qu’avec Tobler ils furent « quelque chose comme les représentants de la Suisse dans le noyau de la « Vie ouvrière », qui était en même temps un noyau international révolutionnaire. »
C’est Brupbacher qui eut l’excellente idée du numéro spécial consacré aux « 70 ans de James Guillaume ». Ce numéro s’ouvre sur un article de Brupbacher. Comme je ne pouvais confier la traduction de ce manuscrit au père Guillaume, notre traducteur habituel d’allemand, puisque nous voulions lui faire la surprise de ce numéro, je la demandai à Albert Thierry. Enchanté de notre projet de numéro, Thierry ne se contenta pas d’une simple traduction ; il me chargea de demander à Brup la permission de mettre du sien dans son travail, pas mal de sien. Les curieux pourront se reporter à cet article, fruit savoureux de la collaboration de Brupbacher et de Thierry.
La discussion à propos d’un article de Charles Andler sur le nationalisme de la social-démocratie allemande fut menée par nous d’un bout à l’autre en accord avec Brupbacher. L’article d’Andler publié dans je ne sais plus quelle revue était passé inaperçu. Reproduit par « la Vie ouvrière », il toucha les milieux socialistes au point d’y soulever une tempête. Jean Longuet, Grumbach, Kautsky répondirent avec violence à Andler. Naturellement, nos points de vue ne se confondaient pas avec celui d’Andler ; ils s’accordaient sur le fait essentiel, le nationalisme de la social-démocratie allemande ; mais tandis qu’Andler se dressait en tant qu’Alsacien, nous parlions avec notre sentiment internationaliste. L’avenir devait se dépêcher de confirmer qu’Andler avait vu juste et que nous avions eu grandement raison de dire qu’il avait vu juste. Mais Andler, la guerre venue, se montra aussi ardemment patriote français que la social-démocratie allemande se montra patriote allemande.
Cette participation à une telle discussion ne fut pas sans influence sur la décision du parti social-démocrate suisse d’exclure Brupbacher. Son livre sur Marx et Bakounine non plus. Le discours où il présenta sa défense : « Social-démocrate et anarchiste », fut publié par « la Vie ouvrière» ; il peut être relu aujourd’hui avec profit. Tous ceux qui veulent un socialisme résolu à ne pas rendre les hommes esclaves de la collectivité verront que leur effort présent s’appuie sur des efforts déjà anciens.
La guerre de 1914 tomba sur l’Europe, et spécialement sur la France et l’Allemagne, sans que les organisations ouvrières, syndicats et partis, aient eu vraiment conscience de l’approche du danger. Comment s’étonner qu’elles n’aient pas envisagé les moyens de le conjurer ? Syndicalisme révolutionnaire à la française et mouvement syndical de masse à l’allemande furent également surpris, également assommés, également vaincus. L’Internationale socialiste comme l’Internationale syndicale fut réduite à néant. Quelques individualités seules, dans chaque pays belligérant, se cramponnèrent à leur foi internationaliste. Je recevais dans les premiers mois de la guerre une carte de Zurich où Brupbacher m’envoyait le salut amer de l’un des derniers internationalistes.
Je dois à Brup une fière chandelle. Notre ami James Guillaume, pour qui la France restait en dépit de tout la France de 1793, pour qui aussi le ressentiment contre la social-démocratie était ravivé, se rangea parmi les partisans acharnés de la guerre. Je l’entends encore, assis près de son lit de malade, me reprocher amicalement mais durement ma position de pacifiste. Quand je donnai ma démission du Comité confédéral pour protester contre le versement de la CGT dans l’Union sacrée et pour alerter ce qui restait de l’opinion ouvrière, il fut plus dur encore. Que m’aurait-il dit si Brupbacher, sans nous concerter, n’avait pas réagi de la même façon et adopté la même position internationaliste ! L’un et l’autre nous venions, avec nos espérances et nos conceptions, de rouler au fond d’un profond ravin ; en remonterions-nous jamais ? Et comment, par quels sentiers ?
Nous devions tous les deux remonter par le sentier de Zimmerwald. Déjà les articles de Romain Rolland, « Au-dessus de la mêlée », me servirent de cordial. Brupbacher, lui, n’aimait pas Rolland ; ses articles ne le touchèrent ni ne l’aidèrent. Devant Zimmerwald, notre attitude fut pourtant différente. Il en suivait le courant, mais avec une certaine réserve. Il n’avait qu’une confiance mitigée dans les hommes qui en avaient pris l’initiative, députés socialistes suisses comme Grimm, parlementaires socialistes italiens, social-démocrates russes de nuances diverses. Peut-être aussi parce que la guerre et l’impuissance ouvrière devant elle étaient venues renforcer son scepticisme foncier. Il ne se rendait pas compte que les événements portent les hommes au-dessus d’eux-mêmes et que des classifications nouvelles et surprenantes s’opèrent aux grands moments. Peut-être même quelque ressort fragile resta brisé en lui après l’épreuve de 1914.
Au contraire, mes amis et moi, notre révolte contre la guerre nous jeta dans les bras de Trotsky, dès que nous le connûmes, à l’automne 1914, à son arrivée à Paris. Et par lui dans les bras des Russes qui devaient être les vrais artisans de Zimmerwald : – Comment, tout est perdu ? Au contraire, la révolution est maintenant sûre au bout de cette guerre, nous disait Trotsky. Je n’ai pas exagéré en disant jadis que deux hommes, Rolland et Trotsky, m’avaient sauvé du désespoir en 1914. De là une manière de regarder la Révolution russe assez différente de celle de Brupbacher. De Zimmerwald à la Révolution russe, à travers la guerre de 1914 – 1918, la route était toute droite pour moi.
Brupbacher avait le grand avantage de connaître la Russie et les Russes mieux que nous ne les connaissions en France. Il a écrit avec humour qu’il a été marié avec la Russie. En effet, trois fois marié, il l’aura été trois fois avec des femmes russes. Par elles, il a été marié en même temps avec le pays, le peuple, la manière de sentir et de penser russes. Il a eu un mot frappant un jour en distinguant « l’intelligence occidentale de la vraie – la russe ». On ne peut oublier que ses premières grandes admirations sont allées à Bakounine et à Kropotkine, dont « Autour d’une vie » l’a réchauffé longtemps. Il était au courant de l’histoire intérieure des partis socialistes russes. Sa première femme appartenait au parti socialiste révolutionnaire de droite. Elle était retournée vivre en Russie pour participer au travail de son parti. Zurich avait toujours eu une forte colonie d’étudiants russes. Brup renouera des liens avec certains d’entre eux connus autrefois. C’est ainsi, je crois, que s’explique sa camaraderie avec Menthinski, qui jouera un rôle important à la Tchéka, et avec Stassova, qui appartint longtemps au secrétariat de Staline. Je n’ai pas besoin de dire qu’avec eux, comme avec tous, plus qu’avec les autres peut-être, il gardait son franc-parler, Tout cela l’a aidé à comprendre, bien sûr, la Russie et sa révolution, mais l’a desservi parfois. Il connaissait des hommes dans tous les camps russes, qu’il jugeait aussi estimables les uns que les autres, mais lorsqu’un conflit survenait entre eux, notre Brupbacher ne se décidait pas à prendre parti. En outre, il y avait au fond de lui une hostilité pour les social-démocrates russes, pour Trotsky comme pour Lénine, comme pour Boukharine à l’égard de qui il aura dans ses Souvenirs une page terrible et, à mon avis, injuste.
Dès ma démobilisation, en avril 1919, je remets debout « la Vie ouvrière », qui reparaîtra sous la forme d’un journal hebdomadaire. Brupbacher reste naturellement notre correspondant suisse. La grande question qui domine toutes les autres est évidemment la Révolution russe. Il est marié à elle, à la vie et à la mort, a‑t-il écrit quelque part. Nous ne sommes pas moins attachés à elle. Pourtant, je ne crois pas que nous ayons, lui et nous, dansé sur le même pied, du début à la fin. Tantôt il a plus de réserve que nous. Tantôt, c’est nous. Un jour viendra où nous aurons perdu toute confiance, tandis qu’il s’ingéniera à sauver la sienne ou à faire croire qu’il l’a sauvée, au moins en partie.
Il a écrit que le syndicalisme révolutionnaire avait immédiatement après la guerre de 1914 – 1918 accompli son propre suicide en se liant comme il l’avait fait avec les bolcheviks et avec Octobre. Est-ce exact ?
Dès août 1914, le syndicalisme révolutionnaire s’était trouvé déchiré, morcelé devant la guerre. En France, à une petite poignée, nous nous étions cramponnés à nos principes de la veille, tandis que les dirigeants de la CGT et de la plupart des Fédérations et des Unions départementales, Jouhaux et Griffuelhes en tête, Griffuelhes entraînant même Jouhaux, se lançaient dans l’Union sacrée. C’était le moment où une édition de « la Bataille syndicaliste » paraissait à Bordeaux avec des fonds gouvernementaux. Sans parler du père Guillaume ou de camarades comme Cornelissen, alors secrétaire d’un bulletin international des syndicalistes révolutionnaires. Pour nous autres, l’opposition à la guerre c’était le maintien de l’internationalisme ouvrier ; un peu plus tard, les Soviets russes, les comités d’usines italiens, les shop-stewards anglais, loin d’être une rupture avec notre syndicalisme, en exprimaient l’esprit profond. « L’État et la Révolution » de Lénine nous parlait toujours au cœur, tandis qu’il ne peut que faire monter le rouge de la honte au front des staliniens et malenkoviens d’aujourd’hui. Brupbacher s’est-il imaginé l’état où j’ai trouvé le mouvement à ma démobilisation ? Ceux qui avaient marché avec nous, ou avec qui nous avions marché durant la guerre, Merrheim, Dumoulin, Million, Bourderon, s’étaient ralliés à Jouhaux. Au moment du règlement de comptes, la lassitude, une certaine peur de l’inconnu, un souci mal compris de l’intérêt de l’organisation syndicale, les amenaient à lâcher la minorité : « Où vois-tu qu’il y ait encore une minorité syndicaliste, après le ralliement de Merrheim ?» me disait Dumoulin. Tout était à reprendre à pied d’œuvre. Et à un moment selon la formule de Tom Mann, en conclusion de l’article de tête du premier numéro de la nouvelle série de « la Vie ouvrière », bolchevisme, spartakisme, syndicalisme avaient le même sens révolutionnaire. Non, le syndicalisme révolutionnaire ne s’est pas suicidé en se fondant dans le grand courant déchaîné dans le monde par les débuts de la Révolution russe. Il aurait pu s’y retremper. Il pouvait y apprendre beaucoup. En fait, il ne savait pas encore pratiquement ce qu’était une révolution ouvrière. Il pouvait l’apprendre là. Il semble bien qu’il n’y a rien appris. Cependant rien ne dit que lorsque la vague révolutionnaire remontera sur le monde, une génération ayant fait le tri des conceptions qui ont fait la preuve de leur nocivité, l’heure du syndicalisme ne sonnera pas, sous une forme ou sous une autre.
(À suivre).
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