« La Liberté de Bruxelles a publié deux correspondances sur le Congrès de Saragosse, qui ont eu le malheur de déplaire au Bulletin du Jura, puisque ces correspondances dévoilaient les intrigues des Alliancistes en Espagne. Le Bulletin a jugé loyal de dénoncer le citoyen Lafargue, qui a été poursuivi en France et que le gouvernement espagnol ne demande pas mieux que d’extrader. Le citoyen Lafargue nous adresse la réponse suivante au Bulletin :
Aux citoyens rédacteurs du Bulletin de la fédération jurassienne.
Citoyens,
Vous trouvez « fort extraordinaire une correspondance sur le congrès de Saragosse, publiée dans la Liberté de Bruxelles du 5 mai ». Vous avez fort raison. Cette correspondance révèle des manœuvres occultes tendant à désorganiser l’Internationale et à créer dans son sein une aristocratie ; manœuvres qu’il était fort important de porter à la connaissance de tous les membres de notre Association, pour leur faire apprécier toute la valeur de certaines résolutions de la Conférence de Londres.
« Nous n’avons jamais eu, nous assurez-vous, aucun rapport personnel avec les membres de l’ancien Conseil fédéral espagnol ; nous ignorons leurs dissidences si elles existent, et nous ne pouvons être rendus responsables de ces dissidences. La circulaire du Jura n’a jamais eu pour but une scission dans l’Internationale, ni la création d’un second centre. » Pourquoi me prêtez-vous une fausseté ? Je n’ai jamais avancé qu’il y eût dissidence dans l’ancien Conseil fédéral, je sais au contraire que seule l’union intime de tous ses membres lui a permis de n’être pas dissout par les attaques des individus de l’Alliance, dont le centre est en Suisse et d’où sont envoyées les cartes d’affiliation, les mots d’ordre et des Monita secreta écrits tout entiers de la main du Pape mystérieux de Locarno. Les fidèles du Fascio Operaio ont imprudemment découvert. un peu trop tôt ce centre secret, dont vous avez été forcés de démentir publiquement l’existence. Mais je vous mets au défi, à vous, à vos supérieurs de Suisse et à vos fidèles d’Espagne, de détruire aucune de mes assertions. Au Congrès Général, je vous promets encore de nouvelles révélations sur les mystères de votre secte.
Les « théories générales émises par M. Pablo Farga sont précisément les nôtres », dites-vous. « Le docteur ès sciences sociales » comme il l’a écrit en toutes lettres dans sa correspondance, n’a fait que développer et compléter le plan d’organisation si savamment élaboré par les Congrès de Barcelone et de Valencia et si impuissamment attaqué au Congrès de Saragosse par les membres de l’Alliance. Le but de cette organisation est de faire du prolétariat une armée solide et capable de lutter sur tous les champs de bataille. Vous, au contraire, comme les hommes de l’Alliance, vous prétendiez, dans votre Bulletin du 20 mars, que « les organisations sont choses secondaires », et « que l’Internationale n’était que ce sentiment de solidarité entre tous les exploités qui domine le monde moderne ». Offusquée par votre doctrine, l’Emancipacion de Madrid dans son numéro du 4 mai vous répliquait : « Prenez garde que ce sentiment de solidarité ne se réduise à du platonisme pur, ni plus ni moins que la philanthropie bourgeoise ». O Pensamiento Social de Lisbonne, faisant siennes les réflexions de l’Emancipacion, ajoutait : « Dans le fait d’organisation est justement la distance profonde entre le Socialisme et l’Internationale, distinction qui existe quand le terme socialisme exprime une école ou un corps de doctrines de diverses écoles ». Si maintenant, changeant de doctrine, vous vouliez faire de l’Internationale « autre chose qu’une immense protestation contre l’autorité » et « l’embryon de la future société humaine » (Syllabus du Jura), mais une société militante organisée pour la lutte, je vous ferai mes sincères compliments : cette volte-face prouverait que quoique pontifes des Idées Pures, vous êtes susceptibles de perfectionnements.
Vous êtes un peu trop prompts à chanter Coquerico ! Dans l’adoption par le Congrès de Saragosse des résolutions du Congrès belge. il n’y a rien qui doive vous enchanter : 1. parce que ce vote a été pris à la fin d’une séance, sans que même on donnât lecture de ces résolutions. J’étais absent, autrement j’aurais voté pour ; — 2. Ce vote venait immédiatement après le vote consacrant l’organisation élaborée à Valencia, dont les statuts concèdent au Conseil fédéral toutes les facultés dont le Syllabus du Jura voulait le dépouiller : entre autres celle de suspendre une section.
L’Emancipacion, rédigée par les membres du Conseil fédéral, a été, la première en Espagne, à publier et à approuver les résolutions du Congrès belge :
- Parce qu’elles appellent calomniateurs tous ceux qui affirment que « l’Internationale est une société despotique soumise à une discipline et à une consigne qui part d’en haut et active à tous les membres par voie hiérarchique ». On se demande ici qu’est-ce qui a donc empêché les signataires du Syllabus jurassien de se ranger parmi les calomniateurs ?
- Parce qu’elles déclarent que « l’Internationale est et a toujours été un groupe de fédérations complètement autonomes », contrairement à ce que soutenait le Syllabus de Sonvillier. Jamais la fédération espagnole n’avait eu à subir aucune pression de Londres ; en dedans des statuts généraux et des résolutions des congrès, elle avait accompli librement son organisation, ce qui selon elle est la véritable autonomie [[« En tout ce qui ne s’oppose pas aux décisions des Congrès internationaux et régionaux, ni aux présents statuts, les fédérations locales conservent leur complète autonomie. » (Art. 8 du règlement des fédérations locales de l’organisation espagnole).]].
- Parce qu’elles demandent une révision des statuts qui « ne déterminent pas bien les droits des fédérations et ne correspondent pas à la pratique existante ».
- Parce qu’elles ne contiennent pas un mot sur le Congrès extraordinaire que demandait anxieusement le Syllabus pour arracher l’Internationale des griffes de Satan et la sauver de la perdition éternelle.
Votre adhésion aux résolutions du Congrès belge, vos attaques misérablement personnelles, vos jérémiades épistolaires par trop déréglées, l’article que vous me consacrez prouvent clairement que la circulaire du Jura, bourrée de doctrines métaphysiques, ne visait qu’à produire du scandale au profit de certaines personnalités. Au prochain Congrès, loin de vous occuper des intérêts généraux de l’Association, vous fatiguerez les délégués avec la personnalité de votre pape et quelques-uns de vos cardinaux.
Je vous apprends pour votre satisfaction personnelle, que le Congrès de Saragosse a été vivement impressionné par la lecture du Mémoire sur la propriété, présenté par le Conseil fédéral. Ce travail a été écrit sous l’influence des théories de Karl Marx, le « seul abstracteur de quintessence qu’il y ait jamais eu dans l’Internationale ». Quand il sera publié, je vous conseille de le lire ; il vous donnera une idée de l’application de la méthode matérialiste à la science sociale : je ne vous renvoie pas à son livre Das Kapital, il est trop gros. Vous ignorez sans doute que les statuts généraux de l’Internationale qui ont ce mérite admirable, anti-métaphysique et pratique de satisfaire pleinement toutes les aspirations révolutionnaires du prolétariat, sont les produits de cet abstracteur de quintessence, comme vous l’appelez spirituellement. Les prêtres, à quelque religion qu’ils appartiennent, se complaisent dans une ignorance bénie !
Quant aux « renseignements directs » que vous prétendez avoir reçus de Barcelone et qui disent que j’étais « déguisé sous un faux nom », ils ne peuvent venir d’aucun délégué présent au Congrès : tous savaient que, délégué de la fédération de Alcala de Henares, je m’étais présenté sous mon véritable nom et que le Congrès m’autorisa à transformer Lafargue en Farga, pour ne pas éveiller les soupçons de la police.
J’espère, citoyens, que vous aurez assez de justice pour publier dans votre Bulletin ma réponse à vos attaques ; les membres de la Fédération jurassienne pourraient peut-être en tirer quelque profit.
Salut et Égalité
Paul Lafargue. Madrid, 17 Mai 1872.
Réponse à M. Lafargue
Nous n’avons eu connaissance de la lettre ci-dessus que par sa publication dans l’Égalité de Genève ; car M. Lafargue, tout en ayant l’air d’adresser sa lettre « aux citoyens rédacteurs du Bulletin de la fédération jurassienne » et en y disant, au dernier alinéa : « J’espère que vous aurez assez de justice pour publier dans votre Bulletin ma réponse à vos attaques,» — M. Lafargue, disons-nous, n’a pas daigné nous envoyer directement cette lettre destinée à nous tirer de notre ignorance bénie.
Nous l’avons reproduite cependant, afin de montrer la scrupuleuse loyauté que nous apportons dans cette grande lutte de principes, et parce que nous ne craignons pas de faire connaître à nos lecteurs le texte même des plaidoyers de nos adversaires. Nous ne serons pas assez naïfs pour demander à M. Lafargue la réciproque, c’est-à-dire la reproduction de notre réponse dans l’Égalité ou dans son journal à lui, la Emancipacion de Madrid ; nous savons trop bien que Messieurs les marxistes n’ont jamais connu la loyauté que par ouï-dire.
Commençons par répondre un mot à l’honnête Égalité, qui nous accuse d’avoir « dénoncé le citoyen Lafargue, qui a été poursuivi en France et que le gouvernement espagnol ne demande pas mieux que d’extrader. » Qu’avons-nous fait en réalité ? Dans le nO 6 du Bulletin, nous avons simplement donné à entendre que nous n’étions pas dupes des correspondances pseudo-espagnoles publiées dans la Liberté, et que nous avions très bien deviné que M. Pablo Farga, l’éloquent délégué dont ces épîtres reproduisaient complaisamment les homélies, ne faisait qu’un avec l’auteur de ces mêmes épîtres, lequel auteur tenait évidemment de fort près à M. Marx. Il s’est trouvé que nous avions deviné juste ; M. Lafargue s’est senti atteint, et nous a décoché une de ces lettres irrésistibles comme il en écrit de temps en temps par le monde, dans le but d’éclairer les malheureux païens encore plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie et qui sont censés n’avoir pas lu ou pas compris l’Evangile de son beau-père. (Il faut dire, pour l’instruction des profanes, que M. Paul Lafargue est gendre de M. Karl Marx. S’il s’agissait d’un simple citoyen, nous n’aurions pas eu à mentionner ce détail ; mais depuis que Marx aspire à prendre place parmi les souverains, on est tenu de connaître ses petites affaires comme on connaît celles des autres maisons régnantes de l’Europe.)
Si réellement M. Lafargue tenait à ce que le gouvernement espagnol ignorât sa présence en Espagne, il n’aurait pas fait publier par l’ Égalité une lettre datée de Madrid et signée de son nom. Si quelque chose pouvait le compromettre, c’est cette publication, et non pas les innocentes allusions que nous avons faites, et qui n’étaient intelligibles que pour les initiés aux mystères de la dynastie des Marxides.
La méchanceté de l’Égalité, qui voit en nous des dénonciateurs, est donc tout simplement une de ces calomnies que M. Outine trouve si naturellement sous sa plume Chaque fois qu’il écrit.
Mais laissons les bagatelles de la porte, et venons à la lettre elle-même.
Au dire de M. Lafargue, il y a eu des manœuvres occultes tendant à désorganiser l’Internationale et à créer dans son sein une aristocratie. Ces manoeuvres, il les a révélées dans ses lettres à la Liberté.
Nous savons fort bien qu’il y a eu et qu’il y a encore dans l’Internationale des manœuvres occultes ; mais ce ne sont pas celles que le nouvel apôtre des Gentils s’imagine avoir découvertes. Les manœuvres occultes sont celles de M. Marx et de ses agents, qui, pour assurer leur pouvoir, font dans tous les pays un travail souterrain, dont le but est d’arriver à faire diriger toutes les fédérations par les hommes qui consentent à s’inféoder à Marx, et d’écraser sous la plus horrible calomnie tous ceux qui veulent garder leur indépendance et leur dignité. Nous avons en mains des pièces émanant, non pas il est vrai du Conseil général comme corps délibérant, mais de certains membres de ce Conseil ; et ces pièces, que nous produirons en leur temps, prouveront la réalité de la conspiration marxiste.
Pour ce qui concerne l’Espagne, nous répétons que nous ignorons ce qui s’y est passé. C’est aux Espagnols à répondre eux-mêmes aux insinuations calomnieuses de M. Lafargue. Il paraît du reste qu’ils l’ont fait, car la Liberté du 26 mai annonce qu’elle a reçu de Séville une lettre de protestation contre les correspondances du pseudo-Espagnol Pablo Farga, auquel la Liberté s’empresse de laisser toute la responsabilité de ses assertions.
Le gendre de Marx parle de « l’Alliance dont le centre est en Suisse, de cartes d’affiliation, de mots d’ordre et de Monita secreta écrits tout entiers de la main du Pape mystérieux de Locarno. » La plaisanterie est un peu forte. En effet, l’Alliance, en Suisse, était tout simplement une section de l’Internationale, ayant son siège et ses adhérents à Genève ; cette Section a été reconnue par le Conseil général de Londres, et avait envoyé un délégué au Congrès de Bâle ; tous ses actes ont été publics ; et comme elle s’est dissoute depuis un an bientôt, elle n’a pu avoir absolument aucune influence sur le Congrès de Saragosse. Cela n’empêche pas, au dire de M. Lafargue, « l’Alliance d’avoir son centre en Suisse. » Le gendre imite les bévues de son beau-père prétendant que le Progrès avait attaqué le Conseil général, ou que la Section de Moutier s’appelle centrale parce qu’elle est le résidu de plusieurs autres sections ! Ce que c’est que de vivre dans les paperasses et de n’avoir jamais pris la peine de constater par ses yeux la réalité des choses ! Si M. Marx, par exemple, était jamais venu dans un Congrès général, s’il avait vu les hommes contre lesquels il dirige ses calomnies venimeuses ou ses lourdes plaisanteries, il aurait évité plus d’une appréciation ridicule ou injuste.
Que dire de ces « Monita secreta du Pape mystérieux de Locarno !» Traduisons d’abord, à l’usage des ignorants bénis de la Fédération jurassienne, le latin du correspondant de l’Égalité. On appelle Monita secreta un livre contenant les instructions secrètes des jésuites. Le citoyen Bakounine — car c’est lui évidemment qui est « le Pape mystérieux de Locarno » — s’amuse donc à rédiger des Monita secreta et à les envoyer en Espagne ? Nous lui laisserons le soin de répondre lui-même à l’ingénieuse plaisanterie de M. Lafargue, auquel nous demanderons seulement comment il convient d’appeler cette pièce secrète, écrite tout entière de la main d’un membre du Conseil Général, et dont le procès Bebel-Liebknecht a révélé l’existence ; cette pièce secrète, destinée à calomnier sous main, auprès des socialistes allemands, les membres de la Fédération jurassienne, et dans laquelle on parlait du travail souterrain auquel se livre le Conseil général ? N’a-t-on pas saisi là M. Marx en flagrant délit d’intrigue jésuitique ? Et n’est-ce pas à nous à parler des Monita secreta du Pape de Londres ?
L’allusion au Fascio operaio tombe à faux. Nous n’avons jamais eu — nous le déclarons sur l’honneur — aucune relation ni officielle ni officieuse avec le Fascio operaio, et nous avons déjà expliqué, dans le No 4 du Bulletin, que nous n’étions pour rien dans la singulière méprise de cette Association à notre sujet. Du reste, nous attendons les révélations de M. Lafargue au Congrès général, et de notre côté, nous lui en promettons quelques-unes qui lui causeront une surprise peu agréable.
Nous n’avons jamais méconnu la nécessité de l’organisation, comme voudrait le faire croire l’apôtre de la loi marxiste. Nous voulons, comme lui, une organisation qui fasse du prolétariat « une armée solide et capable de lutter sur tous les champs de bataille » En dénaturant un passage du no 4 du Bulletin, M. Lafargue prétend y trouver la preuve de son étrange affirmation. Il suffira de rétablir le texte complet de ce passage pour faire voir la mauvaise foi de l’apôtre. Le voici (— disons, pour éviter tout malentendu, qu’il s’agit dans cet article du Bulletin de prouver que l’Internationale est indestructible, quelque forme que les persécutions des gouvernements ou les besoins de la tactique l’obligent à prendre) :
« Le levier de cette action (l’action révolutionnaire-socialiste), c’est l’Internationale. C’est en elle seule qu’est le salut de l’humanité moderne. Et par l’Internationale, nous n’entendons pas seulement telle organisation formelle qui embrasse aujourd’hui une portion du prolétariat ; les organisations sont chose secondaire et transitoire ; elles se développent, se modifient et quelquefois se déchirent comme un vêtement trop étroit. [[Allusion à la révision des Statuts généraux, dont le besoin se fait généralement sentir.]]»
On voit que nous parlions là de la perfectibilité, de la modificabilité des organisations, nullement de l’absence d’organisation. Ce texte en dit assez sur notre véritable pensée pour qu’il soit inutile d’insister davantage.
Nous ne pouvons pas entrer dans la discussion des Statuts fédéraux espagnols, dont M. Lafargue dit tant de bien. Ce n’est pas à nous de décider ce qui convient le mieux aux ouvriers espagnols. Nous tenons seulement à établir deux points : 1o C’est que nous avions ignoré absolument que le Congrès de Saragosse dût s’occuper de la révision de ces Statuts ; nous ne l’avons appris, comme tout le monde, qu’après le Congrès, en sorte que c’est de la fantaisie toute pure, de la part de M. Lafargue, que de représenter le maintien des Statuts espagnols actuels comme un échec essuyé par la Fédération jurassienne ; 2o de l’aveu de M. Lafargue, ces Statuts contiennent un article qui dit : « En tout ce qui ne s’oppose pas aux décisions des Congrès internationaux et régionaux, ni aux présents statuts, les fédérations locales conservent leur complète autonomie. » Voilà le principe de l’autonomie clairement énoncé ; or par quelle étrange contradiction l’illustre gendre trouve-t-il ce principe excellent en Espagne et nous fait-il en même temps un crime de l’avoir proclamé chez nous ?
Nous avons adhéré aux résolutions du Congrès belge de décembre dernier. Mais pourquoi ? Parce que ces résolutions affirment catégoriquement que « l’Internationale est et a toujours été un groupe de fédérations complètement autonomes. » Tel a toujours été en effet notre pensée à nous aussi ; et c’est dans la conviction que nous maintenions les vrais principes de l’Internationale, que nous avons protesté lorsque le Conseil général a essayé de faire de l’autorité. Nous nous associons également aux Belges disant que ceux-là sont des calomniateurs qui prétendent que l’Internationale est une société « despotique soumise à une discipline et à une consigne qui part d’en haut et arrive à tous les membres par voie hiérarchique. »
En effet, l’organisation donnée à l’Internationale par les Statuts généraux, — organisation qui seule est de droit pour nous, tandis que l’organisation autoritaire de fait que la Conférence de Londres a essayé de lui substituer est regardée par nous comme non avenue et violatrice des Statuts — cette organisation primitive et seule légitime est bien celle au nom de laquelle les Belges repoussent les calomnies bourgeoises au sujet de la discipline, de la consigne, de la hiérarchie, etc.
M. Lafargue semble insinuer que les Belges, par leurs résolutions, ont voulu au contraire légitimer la conduite du Conseil général ; ces résolutions, d’après lui, équivalent à une sorte de certificat de bonne conduite donné au Conseil général, et attestant que ledit Conseil a toujours scrupuleusement respecté l’autonomie de tous les groupes. Si ces résolutions avaient dû être entendues ainsi, nous n’y aurions certes pas adhéré ; mais nous savons par les explications verbales données au Congrès belge à un de nos amis, quel est leur véritable sens, et c’est en vain que les marxistes chercheront à équivoquer sur ces résolutions, qui sont la condamnation de leur programme et de leurs actes.
À l’égard du Congrès extraordinaire proposé par la Fédération jurassienne, l’apôtre de Marx dénature encore les choses. Ce que la Fédération jurassienne demandait, c’était un Congrès, extraordinaire ou non. L’idée de réunir ce Congrès immédiatement a été très vite abandonnée, vu les difficultés pratiques, et toutes les Fédérations se trouvent maintenant d’accord pour réunir le Congrès général en septembre prochain. Nous nous déclarons parfaitement satisfaits. Que faut-il de plus à M. Lafargue ?
Ce gendre zélé, mais maladroit, avoue avoir, au Congrès de Saragosse, changé son nom en celui de Pablo Farga, pour dérouter les soupçons de la police. Nous ne lui en faisons nullement un reproche, et sa prudence ne nous étonne pas. Mais il était donc bien, comme nous l’avions dit, « déguisé sous un faux nom. »
Le dernier projectile que nous envoie l’Espagnol postiche, — et le plus lourd de tous, — c’est ce fameux volume de son beau-père, das Kapital, que nous sommes censés n’avoir jamais lu : il est trop gros pour nous !
Et quand cela serait, Monsieur Lafargue, qu’est-ce que cela prouverait ? Vous figurez-vous, dans votre fétichisme ingénu, que c’est le livre de Marx qui est la cause de l’agitation socialiste ? On le dirait vraiment, à vous entendre. Croyez-vous aussi que, parce que le livre de Marx contient une collection considérable de faits et certaines vues très justes, que ces faits et ces vues sont devenus la propriété de M. Marx ? Ce serait assez étrange de la part d’un communiste. M. Marx a‑t-il donc eu le privilégie d’enclore tout un champ de la pensée, et d’y mettre un écriteau disant : Ceci est à moi ; de façon que tous ceux qui travaillent dans le même champ que lui, qui y font les mêmes découvertes que lui, qui y recueillent des faits et des idées, tout en en tirant d’autres conclusions, seront censés tenir de M. Marx, et non du fonds commun de la pensée et de l’action humaines, ces faits et ces idées ? Ce serait plaisant en vérité. À force de vénération filiale pour celui que les socialistes hébraïsants appellent le Moïse moderne, Paul Lafargue en est venu à croire que c’est papa qui est l’inventeur breveté de la science sociale. Candeur touchante dans ce siècle sceptique !
Une anecdote en passant. Vers la fin de 1869, M. Lafargue, se trouvant à Paris, invita à déjeuner le citoyen Malon. Celui-ci, depuis plusieurs années déjà, était l’un des plus actifs propagandistes de l’Internationale en France ; il avait fondé de nombreuses Sections ; ce n’était donc pas un novice en, socialisme. M. Lafargue, en le présentant à sa femme, lui dit avec emphase : « C’est la fille de Karl Marx. — Karl Marx, dit Malon, un peu confus de ne pas connaître celui dont on lui parlait, — je crois avoir entendu ce nom-là. N’est-ce pas un professeur allemand ? — Mais non, c’est l’auteur du livre das Kapital, — et Lafargue alla chercher le gros volume. Vous ne connaissez pas ce livre-là ? — Non. — Est-ce possible ! Vous ne savez donc pas que c’est Marx qui mène le Conseil général ? ( historique.)
Malon laissa Lafargue très étonné que la renommée de Karl Marx ne fût pas parvenue jusqu’aux ouvriers parisiens ; leur ignorance du gros volume de Marx ne les avait cependant pas empêchés de donner à l’Internationale une impulsion bien autrement sérieuse que celle qu’elle a jamais reçue en Allemagne ou en Angleterre, une impulsion dont est sortie la Commune, — dont l’idée n’a certes pas été prise dans le livre de M. Marx.
Il n’entre pas dans le cadre de cette réponse de nous laisser aller à une dissertation sur les mérites du livre de Marx. C’est certainement une œuvre consciencieuse et pleine de science, quoique écrite sous l’empire d’un système préconçu ; le reproche principal que nous lui ferions, c’est que l’auteur a employé la méthode déductive : c’est-à-dire qu’après avoir établi, par des raisonnements abstraits, ses premiers principes, il appelle les faits au secours de son système ; tandis que la véritable méthode scientifique eût été l’analyse préalable des faits, en dehors de toute préoccupation systématique. C’est l’emploi du raisonnement abstrait, dans le 1er chapitre du Capital, avant tout exposé historique ou statistique, qui nous a fait appeler Marx un métaphysicien ou un abstracteur de quintessence. Nous n’avons pas voulu faire là un mot, mais exprimer une opinion très sérieuse. Nous admettons volontiers que M. Marx, de très bonne foi, se croie matérialiste ; en réalité il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il ne suit pas la méthode expérimentale ; il a des habitudes d’esprit qui semblent lui rester de l’école hegelienne.
Comme M. Lafargue peut le voir, il y a dans la Fédération jurassienne des hommes qui ont lu, et lu avec l’attention qu’il mérite, le livre de son beau-père, tout gros qu’il soit. Ils l’ont lu, et ils ne sont pourtant pas devenus marxistes ; cela doit paraître bien singulier à ce gendre naïf. Combien y en a‑t-il, par contre, au Conseil général, qui sont marxistes sans avoir jamais ouvert le livre de Marx !