La Presse Anarchiste

La lettre de M. Lafargue

[(Nous trou­vons dans l’Éga­li­té du 1er juin une lettre de M. Lafargue, que nous repro­dui­sons, avec les expli­ca­tions dont l’Éga­li­té la fait précéder.)]

« La Liber­té de Bruxelles a publié deux cor­res­pon­dances sur le Congrès de Sara­gosse, qui ont eu le mal­heur de déplaire au Bul­le­tin du Jura, puisque ces cor­res­pon­dances dévoi­laient les intrigues des Allian­cistes en Espagne. Le Bul­le­tin a jugé loyal de dénon­cer le citoyen Lafargue, qui a été pour­sui­vi en France et que le gou­ver­ne­ment espa­gnol ne demande pas mieux que d’ex­tra­der. Le citoyen Lafargue nous adresse la réponse sui­vante au Bul­le­tin :

Aux citoyens rédac­teurs du Bul­le­tin de la fédé­ra­tion juras­sienne.

Citoyens, 

Vous trou­vez « fort extra­or­di­naire une cor­res­pon­dance sur le congrès de Sara­gosse, publiée dans la Liber­té de Bruxelles du 5 mai ». Vous avez fort rai­son. Cette cor­res­pon­dance révèle des manœuvres occultes ten­dant à désor­ga­ni­ser l’In­ter­na­tio­nale et à créer dans son sein une aris­to­cra­tie ; manœuvres qu’il était fort impor­tant de por­ter à la connais­sance de tous les membres de notre Asso­cia­tion, pour leur faire appré­cier toute la valeur de cer­taines réso­lu­tions de la Confé­rence de Londres.

« Nous n’a­vons jamais eu, nous assu­rez-vous, aucun rap­port per­son­nel avec les membres de l’an­cien Conseil fédé­ral espa­gnol ; nous igno­rons leurs dis­si­dences si elles existent, et nous ne pou­vons être ren­dus res­pon­sables de ces dis­si­dences. La cir­cu­laire du Jura n’a jamais eu pour but une scis­sion dans l’In­ter­na­tio­nale, ni la créa­tion d’un second centre. » Pour­quoi me prê­tez-vous une faus­se­té ? Je n’ai jamais avan­cé qu’il y eût dis­si­dence dans l’an­cien Conseil fédé­ral, je sais au contraire que seule l’u­nion intime de tous ses membres lui a per­mis de n’être pas dis­sout par les attaques des indi­vi­dus de l’Alliance, dont le centre est en Suisse et d’où sont envoyées les cartes d’af­fi­lia­tion, les mots d’ordre et des Moni­ta secre­ta écrits tout entiers de la main du Pape mys­té­rieux de Locar­no. Les fidèles du Fas­cio Ope­raio ont impru­dem­ment décou­vert. un peu trop tôt ce centre secret, dont vous avez été for­cés de démen­tir publi­que­ment l’exis­tence. Mais je vous mets au défi, à vous, à vos supé­rieurs de Suisse et à vos fidèles d’Es­pagne, de détruire aucune de mes asser­tions. Au Congrès Géné­ral, je vous pro­mets encore de nou­velles révé­la­tions sur les mys­tères de votre secte.

Les « théo­ries géné­rales émises par M. Pablo Far­ga sont pré­ci­sé­ment les nôtres », dites-vous. « Le doc­teur ès sciences sociales » comme il l’a écrit en toutes lettres dans sa cor­res­pon­dance, n’a fait que déve­lop­per et com­plé­ter le plan d’or­ga­ni­sa­tion si savam­ment éla­bo­ré par les Congrès de Bar­ce­lone et de Valen­cia et si impuis­sam­ment atta­qué au Congrès de Sara­gosse par les membres de l’Alliance. Le but de cette orga­ni­sa­tion est de faire du pro­lé­ta­riat une armée solide et capable de lut­ter sur tous les champs de bataille. Vous, au contraire, comme les hommes de l’Alliance, vous pré­ten­diez, dans votre Bul­le­tin du 20 mars, que « les orga­ni­sa­tions sont choses secon­daires », et « que l’In­ter­na­tio­nale n’é­tait que ce sen­ti­ment de soli­da­ri­té entre tous les exploi­tés qui domine le monde moderne ». Offus­quée par votre doc­trine, l’Eman­ci­pa­cion de Madrid dans son numé­ro du 4 mai vous répli­quait : « Pre­nez garde que ce sen­ti­ment de soli­da­ri­té ne se réduise à du pla­to­nisme pur, ni plus ni moins que la phi­lan­thro­pie bour­geoise ». O Pen­sa­mien­to Social de Lis­bonne, fai­sant siennes les réflexions de l’Eman­ci­pa­cion, ajou­tait : « Dans le fait d’or­ga­ni­sa­tion est jus­te­ment la dis­tance pro­fonde entre le Socia­lisme et l’In­ter­na­tio­nale, dis­tinc­tion qui existe quand le terme socia­lisme exprime une école ou un corps de doc­trines de diverses écoles ». Si main­te­nant, chan­geant de doc­trine, vous vou­liez faire de l’In­ter­na­tio­nale « autre chose qu’une immense pro­tes­ta­tion contre l’au­to­ri­té » et « l’embryon de la future socié­té humaine » (Syl­la­bus du Jura), mais une socié­té mili­tante orga­ni­sée pour la lutte, je vous ferai mes sin­cères com­pli­ments : cette volte-face prou­ve­rait que quoique pon­tifes des Idées Pures, vous êtes sus­cep­tibles de perfectionnements.

Vous êtes un peu trop prompts à chan­ter Coque­ri­co ! Dans l’a­dop­tion par le Congrès de Sara­gosse des réso­lu­tions du Congrès belge. il n’y a rien qui doive vous enchan­ter : 1. parce que ce vote a été pris à la fin d’une séance, sans que même on don­nât lec­ture de ces réso­lu­tions. J’é­tais absent, autre­ment j’au­rais voté pour ; — 2. Ce vote venait immé­dia­te­ment après le vote consa­crant l’or­ga­ni­sa­tion éla­bo­rée à Valen­cia, dont les sta­tuts concèdent au Conseil fédé­ral toutes les facul­tés dont le Syl­la­bus du Jura vou­lait le dépouiller : entre autres celle de sus­pendre une section.

L’Eman­ci­pa­cion, rédi­gée par les membres du Conseil fédé­ral, a été, la pre­mière en Espagne, à publier et à approu­ver les réso­lu­tions du Congrès belge : 

  1. Parce qu’elles appellent calom­nia­teurs tous ceux qui affirment que « l’In­ter­na­tio­nale est une socié­té des­po­tique sou­mise à une dis­ci­pline et à une consigne qui part d’en haut et active à tous les membres par voie hié­rar­chique ». On se demande ici qu’est-ce qui a donc empê­ché les signa­taires du Syl­la­bus juras­sien de se ran­ger par­mi les calomniateurs ?
  2. Parce qu’elles déclarent que « l’In­ter­na­tio­nale est et a tou­jours été un groupe de fédé­ra­tions com­plè­te­ment auto­nomes », contrai­re­ment à ce que sou­te­nait le Syl­la­bus de Son­vil­lier. Jamais la fédé­ra­tion espa­gnole n’a­vait eu à subir aucune pres­sion de Londres ; en dedans des sta­tuts géné­raux et des réso­lu­tions des congrès, elle avait accom­pli libre­ment son orga­ni­sa­tion, ce qui selon elle est la véri­table auto­no­mie [[« En tout ce qui ne s’op­pose pas aux déci­sions des Congrès inter­na­tio­naux et régio­naux, ni aux pré­sents sta­tuts, les fédé­ra­tions locales conservent leur com­plète auto­no­mie. » (Art. 8 du règle­ment des fédé­ra­tions locales de l’or­ga­ni­sa­tion espagnole).]].
  3. Parce qu’elles demandent une révi­sion des sta­tuts qui « ne déter­minent pas bien les droits des fédé­ra­tions et ne cor­res­pondent pas à la pra­tique existante ».
  4. Parce qu’elles ne contiennent pas un mot sur le Congrès extra­or­di­naire que deman­dait anxieu­se­ment le Syl­la­bus pour arra­cher l’In­ter­na­tio­nale des griffes de Satan et la sau­ver de la per­di­tion éternelle.

Votre adhé­sion aux réso­lu­tions du Congrès belge, vos attaques misé­ra­ble­ment per­son­nelles, vos jéré­miades épis­to­laires par trop déré­glées, l’ar­ticle que vous me consa­crez prouvent clai­re­ment que la cir­cu­laire du Jura, bour­rée de doc­trines méta­phy­siques, ne visait qu’à pro­duire du scan­dale au pro­fit de cer­taines per­son­na­li­tés. Au pro­chain Congrès, loin de vous occu­per des inté­rêts géné­raux de l’As­so­cia­tion, vous fati­gue­rez les délé­gués avec la per­son­na­li­té de votre pape et quelques-uns de vos cardinaux.

Je vous apprends pour votre satis­fac­tion per­son­nelle, que le Congrès de Sara­gosse a été vive­ment impres­sion­né par la lec­ture du Mémoire sur la pro­prié­té, pré­sen­té par le Conseil fédé­ral. Ce tra­vail a été écrit sous l’in­fluence des théo­ries de Karl Marx, le « seul abs­trac­teur de quin­tes­sence qu’il y ait jamais eu dans l’In­ter­na­tio­nale ». Quand il sera publié, je vous conseille de le lire ; il vous don­ne­ra une idée de l’ap­pli­ca­tion de la méthode maté­ria­liste à la science sociale : je ne vous ren­voie pas à son livre Das Kapi­tal, il est trop gros. Vous igno­rez sans doute que les sta­tuts géné­raux de l’In­ter­na­tio­nale qui ont ce mérite admi­rable, anti-méta­phy­sique et pra­tique de satis­faire plei­ne­ment toutes les aspi­ra­tions révo­lu­tion­naires du pro­lé­ta­riat, sont les pro­duits de cet abs­trac­teur de quin­tes­sence, comme vous l’ap­pe­lez spi­ri­tuel­le­ment. Les prêtres, à quelque reli­gion qu’ils appar­tiennent, se com­plaisent dans une igno­rance bénie !

Quant aux « ren­sei­gne­ments directs » que vous pré­ten­dez avoir reçus de Bar­ce­lone et qui disent que j’é­tais « dégui­sé sous un faux nom », ils ne peuvent venir d’au­cun délé­gué pré­sent au Congrès : tous savaient que, délé­gué de la fédé­ra­tion de Alca­la de Henares, je m’é­tais pré­sen­té sous mon véri­table nom et que le Congrès m’au­to­ri­sa à trans­for­mer Lafargue en Far­ga, pour ne pas éveiller les soup­çons de la police.

J’es­père, citoyens, que vous aurez assez de jus­tice pour publier dans votre Bul­le­tin ma réponse à vos attaques ; les membres de la Fédé­ra­tion juras­sienne pour­raient peut-être en tirer quelque profit.

Salut et Égalité

Paul Lafargue. Madrid, 17 Mai 1872.

Réponse à M. Lafargue

Nous n’a­vons eu connais­sance de la lettre ci-des­sus que par sa publi­ca­tion dans l’Éga­li­té de Genève ; car M. Lafargue, tout en ayant l’air d’a­dres­ser sa lettre « aux citoyens rédac­teurs du Bul­le­tin de la fédé­ra­tion juras­sienne » et en y disant, au der­nier ali­néa : « J’es­père que vous aurez assez de jus­tice pour publier dans votre Bul­le­tin ma réponse à vos attaques,» — M. Lafargue, disons-nous, n’a pas dai­gné nous envoyer direc­te­ment cette lettre des­ti­née à nous tirer de notre igno­rance bénie.

Nous l’a­vons repro­duite cepen­dant, afin de mon­trer la scru­pu­leuse loyau­té que nous appor­tons dans cette grande lutte de prin­cipes, et parce que nous ne crai­gnons pas de faire connaître à nos lec­teurs le texte même des plai­doyers de nos adver­saires. Nous ne serons pas assez naïfs pour deman­der à M. Lafargue la réci­proque, c’est-à-dire la repro­duc­tion de notre réponse dans l’Éga­li­té ou dans son jour­nal à lui, la Eman­ci­pa­cion de Madrid ; nous savons trop bien que Mes­sieurs les mar­xistes n’ont jamais connu la loyau­té que par ouï-dire.

Com­men­çons par répondre un mot à l’hon­nête Éga­li­té, qui nous accuse d’a­voir « dénon­cé le citoyen Lafargue, qui a été pour­sui­vi en France et que le gou­ver­ne­ment espa­gnol ne demande pas mieux que d’ex­tra­der. » Qu’a­vons-nous fait en réa­li­té ? Dans le nO 6 du Bul­le­tin, nous avons sim­ple­ment don­né à entendre que nous n’é­tions pas dupes des cor­res­pon­dances pseu­do-espa­gnoles publiées dans la Liber­té, et que nous avions très bien devi­né que M. Pablo Far­ga, l’é­lo­quent délé­gué dont ces épîtres repro­dui­saient com­plai­sam­ment les homé­lies, ne fai­sait qu’un avec l’au­teur de ces mêmes épîtres, lequel auteur tenait évi­dem­ment de fort près à M. Marx. Il s’est trou­vé que nous avions devi­né juste ; M. Lafargue s’est sen­ti atteint, et nous a déco­ché une de ces lettres irré­sis­tibles comme il en écrit de temps en temps par le monde, dans le but d’é­clai­rer les mal­heu­reux païens encore plon­gés dans les ténèbres de l’i­do­lâ­trie et qui sont cen­sés n’a­voir pas lu ou pas com­pris l’E­van­gile de son beau-père. (Il faut dire, pour l’ins­truc­tion des pro­fanes, que M. Paul Lafargue est gendre de M. Karl Marx. S’il s’a­gis­sait d’un simple citoyen, nous n’au­rions pas eu à men­tion­ner ce détail ; mais depuis que Marx aspire à prendre place par­mi les sou­ve­rains, on est tenu de connaître ses petites affaires comme on connaît celles des autres mai­sons régnantes de l’Europe.)

Si réel­le­ment M. Lafargue tenait à ce que le gou­ver­ne­ment espa­gnol igno­rât sa pré­sence en Espagne, il n’au­rait pas fait publier par l’ Éga­li­té une lettre datée de Madrid et signée de son nom. Si quelque chose pou­vait le com­pro­mettre, c’est cette publi­ca­tion, et non pas les inno­centes allu­sions que nous avons faites, et qui n’é­taient intel­li­gibles que pour les ini­tiés aux mys­tères de la dynas­tie des Marxides.

La méchan­ce­té de l’Éga­li­té, qui voit en nous des dénon­cia­teurs, est donc tout sim­ple­ment une de ces calom­nies que M. Outine trouve si natu­rel­le­ment sous sa plume Chaque fois qu’il écrit.

Mais lais­sons les baga­telles de la porte, et venons à la lettre elle-même.

Au dire de M. Lafargue, il y a eu des manœuvres occultes ten­dant à désor­ga­ni­ser l’In­ter­na­tio­nale et à créer dans son sein une aris­to­cra­tie. Ces manoeuvres, il les a révé­lées dans ses lettres à la Liber­té.

Nous savons fort bien qu’il y a eu et qu’il y a encore dans l’In­ter­na­tio­nale des manœuvres occultes ; mais ce ne sont pas celles que le nou­vel apôtre des Gen­tils s’i­ma­gine avoir décou­vertes. Les manœuvres occultes sont celles de M. Marx et de ses agents, qui, pour assu­rer leur pou­voir, font dans tous les pays un tra­vail sou­ter­rain, dont le but est d’ar­ri­ver à faire diri­ger toutes les fédé­ra­tions par les hommes qui consentent à s’in­féo­der à Marx, et d’é­cra­ser sous la plus hor­rible calom­nie tous ceux qui veulent gar­der leur indé­pen­dance et leur digni­té. Nous avons en mains des pièces éma­nant, non pas il est vrai du Conseil géné­ral comme corps déli­bé­rant, mais de cer­tains membres de ce Conseil ; et ces pièces, que nous pro­dui­rons en leur temps, prou­ve­ront la réa­li­té de la conspi­ra­tion mar­xiste.

Pour ce qui concerne l’Es­pagne, nous répé­tons que nous igno­rons ce qui s’y est pas­sé. C’est aux Espa­gnols à répondre eux-mêmes aux insi­nua­tions calom­nieuses de M. Lafargue. Il paraît du reste qu’ils l’ont fait, car la Liber­té du 26 mai annonce qu’elle a reçu de Séville une lettre de pro­tes­ta­tion contre les cor­res­pon­dances du pseu­do-Espa­gnol Pablo Far­ga, auquel la Liber­té s’empresse de lais­ser toute la res­pon­sa­bi­li­té de ses assertions.

Le gendre de Marx parle de « l’Alliance dont le centre est en Suisse, de cartes d’af­fi­lia­tion, de mots d’ordre et de Moni­ta secre­ta écrits tout entiers de la main du Pape mys­té­rieux de Locar­no. » La plai­san­te­rie est un peu forte. En effet, l’Alliance, en Suisse, était tout sim­ple­ment une sec­tion de l’In­ter­na­tio­nale, ayant son siège et ses adhé­rents à Genève ; cette Sec­tion a été recon­nue par le Conseil géné­ral de Londres, et avait envoyé un délé­gué au Congrès de Bâle ; tous ses actes ont été publics ; et comme elle s’est dis­soute depuis un an bien­tôt, elle n’a pu avoir abso­lu­ment aucune influence sur le Congrès de Sara­gosse. Cela n’empêche pas, au dire de M. Lafargue, « l’Al­liance d’a­voir son centre en Suisse. » Le gendre imite les bévues de son beau-père pré­ten­dant que le Pro­grès avait atta­qué le Conseil géné­ral, ou que la Sec­tion de Mou­tier s’ap­pelle cen­trale parce qu’elle est le rési­du de plu­sieurs autres sec­tions ! Ce que c’est que de vivre dans les pape­rasses et de n’a­voir jamais pris la peine de consta­ter par ses yeux la réa­li­té des choses ! Si M. Marx, par exemple, était jamais venu dans un Congrès géné­ral, s’il avait vu les hommes contre les­quels il dirige ses calom­nies veni­meuses ou ses lourdes plai­san­te­ries, il aurait évi­té plus d’une appré­cia­tion ridi­cule ou injuste.

Que dire de ces « Moni­ta secre­ta du Pape mys­té­rieux de Locar­no !» Tra­dui­sons d’a­bord, à l’u­sage des igno­rants bénis de la Fédé­ra­tion juras­sienne, le latin du cor­res­pon­dant de l’É­ga­li­té. On appelle Moni­ta secre­ta un livre conte­nant les ins­truc­tions secrètes des jésuites. Le citoyen Bakou­nine — car c’est lui évi­dem­ment qui est « le Pape mys­té­rieux de Locar­no » — s’a­muse donc à rédi­ger des Moni­ta secre­ta et à les envoyer en Espagne ? Nous lui lais­se­rons le soin de répondre lui-même à l’in­gé­nieuse plai­san­te­rie de M. Lafargue, auquel nous deman­de­rons seule­ment com­ment il convient d’ap­pe­ler cette pièce secrète, écrite tout entière de la main d’un membre du Conseil Géné­ral, et dont le pro­cès Bebel-Liebk­necht a révé­lé l’exis­tence ; cette pièce secrète, des­ti­née à calom­nier sous main, auprès des socia­listes alle­mands, les membres de la Fédé­ra­tion juras­sienne, et dans laquelle on par­lait du tra­vail sou­ter­rain auquel se livre le Conseil géné­ral ? N’a-t-on pas sai­si là M. Marx en fla­grant délit d’in­trigue jésui­tique ? Et n’est-ce pas à nous à par­ler des Moni­ta secre­ta du Pape de Londres ?

L’al­lu­sion au Fas­cio ope­raio tombe à faux. Nous n’a­vons jamais eu — nous le décla­rons sur l’hon­neur — aucune rela­tion ni offi­cielle ni offi­cieuse avec le Fas­cio ope­raio, et nous avons déjà expli­qué, dans le No 4 du Bul­le­tin, que nous n’é­tions pour rien dans la sin­gu­lière méprise de cette Asso­cia­tion à notre sujet. Du reste, nous atten­dons les révé­la­tions de M. Lafargue au Congrès géné­ral, et de notre côté, nous lui en pro­met­tons quelques-unes qui lui cau­se­ront une sur­prise peu agréable.

Nous n’a­vons jamais mécon­nu la néces­si­té de l’or­ga­ni­sa­tion, comme vou­drait le faire croire l’a­pôtre de la loi mar­xiste. Nous vou­lons, comme lui, une orga­ni­sa­tion qui fasse du pro­lé­ta­riat « une armée solide et capable de lut­ter sur tous les champs de bataille » En déna­tu­rant un pas­sage du no 4 du Bul­le­tin, M. Lafargue pré­tend y trou­ver la preuve de son étrange affir­ma­tion. Il suf­fi­ra de réta­blir le texte com­plet de ce pas­sage pour faire voir la mau­vaise foi de l’a­pôtre. Le voi­ci (— disons, pour évi­ter tout mal­en­ten­du, qu’il s’a­git dans cet article du Bul­le­tin de prou­ver que l’Inter­na­tio­nale est indes­truc­tible, quelque forme que les per­sé­cu­tions des gou­ver­ne­ments ou les besoins de la tac­tique l’o­bligent à prendre) :

« Le levier de cette action (l’ac­tion révo­lu­tion­naire-socia­liste), c’est l’In­ter­na­tio­nale. C’est en elle seule qu’est le salut de l’hu­ma­ni­té moderne. Et par l’In­ter­na­tio­nale, nous n’en­ten­dons pas seule­ment telle orga­ni­sa­tion for­melle qui embrasse aujourd’­hui une por­tion du pro­lé­ta­riat ; les orga­ni­sa­tions sont chose secon­daire et tran­si­toire ; elles se déve­loppent, se modi­fient et quel­que­fois se déchirent comme un vête­ment trop étroit. [[Allu­sion à la révi­sion des Sta­tuts géné­raux, dont le besoin se fait géné­ra­le­ment sentir.]]»

On voit que nous par­lions là de la per­fec­ti­bi­li­té, de la modi­fi­ca­bi­li­té des orga­ni­sa­tions, nul­le­ment de l’ab­sence d’or­ga­ni­sa­tion. Ce texte en dit assez sur notre véri­table pen­sée pour qu’il soit inutile d’in­sis­ter davantage.

Nous ne pou­vons pas entrer dans la dis­cus­sion des Sta­tuts fédé­raux espa­gnols, dont M. Lafargue dit tant de bien. Ce n’est pas à nous de déci­der ce qui convient le mieux aux ouvriers espa­gnols. Nous tenons seule­ment à éta­blir deux points : 1o C’est que nous avions igno­ré abso­lu­ment que le Congrès de Sara­gosse dût s’oc­cu­per de la révi­sion de ces Sta­tuts ; nous ne l’a­vons appris, comme tout le monde, qu’a­près le Congrès, en sorte que c’est de la fan­tai­sie toute pure, de la part de M. Lafargue, que de repré­sen­ter le main­tien des Sta­tuts espa­gnols actuels comme un échec essuyé par la Fédé­ra­tion juras­sienne ; 2o de l’a­veu de M. Lafargue, ces Sta­tuts contiennent un article qui dit : « En tout ce qui ne s’op­pose pas aux déci­sions des Congrès inter­na­tio­naux et régio­naux, ni aux pré­sents sta­tuts, les fédé­ra­tions locales conservent leur com­plète auto­no­mie. » Voi­là le prin­cipe de l’au­to­no­mie clai­re­ment énon­cé ; or par quelle étrange contra­dic­tion l’illustre gendre trouve-t-il ce prin­cipe excellent en Espagne et nous fait-il en même temps un crime de l’a­voir pro­cla­mé chez nous ?

Nous avons adhé­ré aux réso­lu­tions du Congrès belge de décembre der­nier. Mais pour­quoi ? Parce que ces réso­lu­tions affirment caté­go­ri­que­ment que « l’In­ter­na­tio­nale est et a tou­jours été un groupe de fédé­ra­tions com­plè­te­ment auto­nomes. » Tel a tou­jours été en effet notre pen­sée à nous aus­si ; et c’est dans la convic­tion que nous main­te­nions les vrais prin­cipes de l’In­ter­na­tio­nale, que nous avons pro­tes­té lorsque le Conseil géné­ral a essayé de faire de l’au­to­ri­té. Nous nous asso­cions éga­le­ment aux Belges disant que ceux-là sont des calom­nia­teurs qui pré­tendent que l’In­ter­na­tio­nale est une socié­té « des­po­tique sou­mise à une dis­ci­pline et à une consigne qui part d’en haut et arrive à tous les membres par voie hiérarchique. »

En effet, l’or­ga­ni­sa­tion don­née à l’In­ter­na­tio­nale par les Sta­tuts géné­raux, — orga­ni­sa­tion qui seule est de droit pour nous, tan­dis que l’or­ga­ni­sa­tion auto­ri­taire de fait que la Confé­rence de Londres a essayé de lui sub­sti­tuer est regar­dée par nous comme non ave­nue et vio­la­trice des Sta­tuts — cette orga­ni­sa­tion pri­mi­tive et seule légi­time est bien celle au nom de laquelle les Belges repoussent les calom­nies bour­geoises au sujet de la dis­ci­pline, de la consigne, de la hié­rar­chie, etc.

M. Lafargue semble insi­nuer que les Belges, par leurs réso­lu­tions, ont vou­lu au contraire légi­ti­mer la conduite du Conseil géné­ral ; ces réso­lu­tions, d’a­près lui, équi­valent à une sorte de cer­ti­fi­cat de bonne conduite don­né au Conseil géné­ral, et attes­tant que ledit Conseil a tou­jours scru­pu­leu­se­ment res­pec­té l’au­to­no­mie de tous les groupes. Si ces réso­lu­tions avaient dû être enten­dues ain­si, nous n’y aurions certes pas adhé­ré ; mais nous savons par les expli­ca­tions ver­bales don­nées au Congrès belge à un de nos amis, quel est leur véri­table sens, et c’est en vain que les mar­xistes cher­che­ront à équi­vo­quer sur ces réso­lu­tions, qui sont la condam­na­tion de leur pro­gramme et de leurs actes.

À l’é­gard du Congrès extra­or­di­naire pro­po­sé par la Fédé­ra­tion juras­sienne, l’a­pôtre de Marx déna­ture encore les choses. Ce que la Fédé­ra­tion juras­sienne deman­dait, c’é­tait un Congrès, extra­or­di­naire ou non. L’i­dée de réunir ce Congrès immé­dia­te­ment a été très vite aban­don­née, vu les dif­fi­cul­tés pra­tiques, et toutes les Fédé­ra­tions se trouvent main­te­nant d’ac­cord pour réunir le Congrès géné­ral en sep­tembre pro­chain. Nous nous décla­rons par­fai­te­ment satis­faits. Que faut-il de plus à M. Lafargue ?

Ce gendre zélé, mais mal­adroit, avoue avoir, au Congrès de Sara­gosse, chan­gé son nom en celui de Pablo Far­ga, pour dérou­ter les soup­çons de la police. Nous ne lui en fai­sons nul­le­ment un reproche, et sa pru­dence ne nous étonne pas. Mais il était donc bien, comme nous l’a­vions dit, « dégui­sé sous un faux nom. »

Le der­nier pro­jec­tile que nous envoie l’Es­pa­gnol pos­tiche, — et le plus lourd de tous, — c’est ce fameux volume de son beau-père, das Kapi­tal, que nous sommes cen­sés n’a­voir jamais lu : il est trop gros pour nous !

Et quand cela serait, Mon­sieur Lafargue, qu’est-ce que cela prou­ve­rait ? Vous figu­rez-vous, dans votre féti­chisme ingé­nu, que c’est le livre de Marx qui est la cause de l’a­gi­ta­tion socia­liste ? On le dirait vrai­ment, à vous entendre. Croyez-vous aus­si que, parce que le livre de Marx contient une col­lec­tion consi­dé­rable de faits et cer­taines vues très justes, que ces faits et ces vues sont deve­nus la pro­prié­té de M. Marx ? Ce serait assez étrange de la part d’un com­mu­niste. M. Marx a‑t-il donc eu le pri­vi­lé­gie d’en­clore tout un champ de la pen­sée, et d’y mettre un écri­teau disant : Ceci est à moi ; de façon que tous ceux qui tra­vaillent dans le même champ que lui, qui y font les mêmes décou­vertes que lui, qui y recueillent des faits et des idées, tout en en tirant d’autres conclu­sions, seront cen­sés tenir de M. Marx, et non du fonds com­mun de la pen­sée et de l’ac­tion humaines, ces faits et ces idées ? Ce serait plai­sant en véri­té. À force de véné­ra­tion filiale pour celui que les socia­listes hébraï­sants appellent le Moïse moderne, Paul Lafargue en est venu à croire que c’est papa qui est l’in­ven­teur bre­ve­té de la science sociale. Can­deur tou­chante dans ce siècle sceptique !

Une anec­dote en pas­sant. Vers la fin de 1869, M. Lafargue, se trou­vant à Paris, invi­ta à déjeu­ner le citoyen Malon. Celui-ci, depuis plu­sieurs années déjà, était l’un des plus actifs pro­pa­gan­distes de l’In­ter­na­tio­nale en France ; il avait fon­dé de nom­breuses Sec­tions ; ce n’é­tait donc pas un novice en, socia­lisme. M. Lafargue, en le pré­sen­tant à sa femme, lui dit avec emphase : « C’est la fille de Karl Marx. — Karl Marx, dit Malon, un peu confus de ne pas connaître celui dont on lui par­lait, — je crois avoir enten­du ce nom-là. N’est-ce pas un pro­fes­seur alle­mand ? — Mais non, c’est l’au­teur du livre das Kapi­tal, — et Lafargue alla cher­cher le gros volume. Vous ne connais­sez pas ce livre-là ? — Non. — Est-ce pos­sible ! Vous ne savez donc pas que c’est Marx qui mène le Conseil géné­ral ? ( historique.)

Malon lais­sa Lafargue très éton­né que la renom­mée de Karl Marx ne fût pas par­ve­nue jus­qu’aux ouvriers pari­siens ; leur igno­rance du gros volume de Marx ne les avait cepen­dant pas empê­chés de don­ner à l’In­ter­na­tio­nale une impul­sion bien autre­ment sérieuse que celle qu’elle a jamais reçue en Alle­magne ou en Angle­terre, une impul­sion dont est sor­tie la Com­mune, — dont l’i­dée n’a certes pas été prise dans le livre de M. Marx.

Il n’entre pas dans le cadre de cette réponse de nous lais­ser aller à une dis­ser­ta­tion sur les mérites du livre de Marx. C’est cer­tai­ne­ment une œuvre conscien­cieuse et pleine de science, quoique écrite sous l’empire d’un sys­tème pré­con­çu ; le reproche prin­ci­pal que nous lui ferions, c’est que l’au­teur a employé la méthode déduc­tive : c’est-à-dire qu’a­près avoir éta­bli, par des rai­son­ne­ments abs­traits, ses pre­miers prin­cipes, il appelle les faits au secours de son sys­tème ; tan­dis que la véri­table méthode scien­ti­fique eût été l’a­na­lyse préa­lable des faits, en dehors de toute pré­oc­cu­pa­tion sys­té­ma­tique. C’est l’emploi du rai­son­ne­ment abs­trait, dans le 1er cha­pitre du Capi­tal, avant tout expo­sé his­to­rique ou sta­tis­tique, qui nous a fait appe­ler Marx un méta­phy­si­cien ou un abs­trac­teur de quin­tes­sence. Nous n’a­vons pas vou­lu faire là un mot, mais expri­mer une opi­nion très sérieuse. Nous admet­tons volon­tiers que M. Marx, de très bonne foi, se croie maté­ria­liste ; en réa­li­té il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il ne suit pas la méthode expé­ri­men­tale ; il a des habi­tudes d’es­prit qui semblent lui res­ter de l’é­cole hegelienne.

Comme M. Lafargue peut le voir, il y a dans la Fédé­ra­tion juras­sienne des hommes qui ont lu, et lu avec l’at­ten­tion qu’il mérite, le livre de son beau-père, tout gros qu’il soit. Ils l’ont lu, et ils ne sont pour­tant pas deve­nus mar­xistes ; cela doit paraître bien sin­gu­lier à ce gendre naïf. Com­bien y en a‑t-il, par contre, au Conseil géné­ral, qui sont mar­xistes sans avoir jamais ouvert le livre de Marx ! 

La Presse Anarchiste