La Presse Anarchiste

Polémique au sujet des prétendues scissions de l’Internationale »

[[Cet article à été publié sans le titre « Polémique…»]]

Au Comi­té fédé­ral jurassien.

Citoyens,

En atten­dant la réponse col­lec­tive que la Fédé­ra­tion juras­sienne ne man­que­ra sans doute pas de faire à la bro­chure que M. Karl Marx vient de publier en trois langues, aux frais de l’In­ter­na­tio­nale, contre quelques-uns des plus dévoués fon­da­teurs de cette Asso­cia­tion, je vous demande la per­mis­sion de répondre dans les colonnes du Bul­le­tin au sujet de trois faits qui me sont personnels.

La bro­chure Marx dit (page 10 de l’é­di­tion française) :

« Le Conseil géné­ral, qui avait dédai­gné les attaques du Pro­grès, organe per­son­nel de Bakou­nine.…»

J’ai été rédac­teur du Pro­grès jus­qu’au moment où la Com­mis­sion d’é­du­ca­tion du Locle m’a frap­pé, pour ce fait, d’une des­ti­tu­tion dont je m’ho­nore (août 1869) ; et dès lors je n’ai pas ces­sé de col­la­bo­rer à ce jour­nal jus­qu’à son der­nier numé­ro ; je suis donc bien pla­cé pour savoir ce qu’a dit le Pro­grès, et de qui il a été l’or­gane. Eh bien, je déclare d’a­bord que dans les 28 numé­ros du Pro­grès de 1869 et dans les 14 numé­ros du Pro­grès de 1870 (qui forment la col­lec­tion com­plète de ce modeste jour­nal), il a été ques­tion trois fois seule­ment du Conseil géné­ral, et que ces trois fois le Pro­grès en a par­lé, non pour l’at­ta­quer, mais pour lui témoi­gner sa confiance et sa sym­pa­thie [[Voi­ci le texte com­plet des trois seuls pas­sages du Pro­grès où il est ques­tion du Conseil général :

Pro­grès du 16 octobre 1869. (L’ar­ticle où se trouve ce pas­sage est une réponse à M. Mau­rice Hess, lit­té­râtre juif qui nous avait accu­sés dans le Réveil d’a­voir vou­lu trans­fé­rer le siège du Conseil géné­ral de Londres à Genève.) — « Qu’est-ce que c’est que ce pro­di­gieux pro­jet de trans­fé­rer le Conseil géné­ral à Genève ? Lequel de nous, nous vous le deman­dons, socia­listes de la Suisse romande, avait rêvé une chose pareille ? Nous voi­là donc trans­for­més en téné­breux conspi­ra­teurs, rece­vant les direc­tions d’un agent du gou­ver­ne­ment russe, intri­guant contre le Conseil géné­ral de Londres, et minant sour­de­ment — ce sont les expres­sions de M. Mau­rice Hess — l’or­ga­ni­sa­tion de l’In­ter­na­tio­nale. Vous en dou­tiez vous, vous tous qui lut­tez avec nous contre le pri­vi­lège bour­geois, qui cher­chez à créer par­tout des asso­cia­tions ouvrières et à les affi­lier à l’In­ter­na­tio­nale, qui com­bat­tez pour l’In­ter­na­tio­nale, — vous qui êtes per­sé­cu­tés pour l’In­ter­na­tio­nale, — vous en dou­tiez-vous qu’on allait vous repré­sen­ter au public pari­sien comme cher­chant à détruire l’Internationale ?

« Ah ! pre­nons bien garde, com­pa­gnons, à cette tac­tique infer­nale de nos adver­saires, qui cherchent à nous tuer par le poi­son du soup­çon et de la défiance mutuelle. »

Pro­grès du 4 décembre 1869. (À pro­pos de la que­relle entre le Social-Demo­krat et le Volkss­taat.) — « Il nous semble qu’il serait du devoir du Conseil géné­ral de notre Asso­cia­tion d’in­ter­ve­nir, d’ou­vrir une enquête sur ce qui se passe en Alle­magne, de pro­non­cer entre Schweit­zer et Liebk­necht, et de faire ces­ser par là l’in­cer­ti­tude où nous jette cette étrange situation. »

Pro­grès du 11 décembre 1869. — « Nous rece­vons de notre Conseil géné­ral à Londres la pièce sui­vante, qui exprime envers les socia­listes irlan­dais, les fénians, une sym­pa­thie à laquelle nous nous asso­cions plei­ne­ment. » (Suit le mani­feste du Conseil géné­ral au sujet des fénians.)

Dans le même numé­ro com­mence la repro­duc­tion du Rap­port pré­sen­té par le Conseil géné­ral au Congrès de Bâle, repro­duc­tion qui se ter­mine au numé­ro du 15 jan­vier 1870. 

On voit, par cette repro­duc­tion des seuls pas­sages du Pro­grès où il soit ques­tion du Conseil géné­ral, ce qu’il faut pen­ser de la bonne foi de M. Marx par­lant des « attaques du Pro­grès contre le Conseil géné­ral ».]]. Nous avions si peu la pen­sée de l’at­ta­quer, à cette époque, que les délé­gués des sec­tions du Jura ont voté le main­tien du Conseil géné­ral à Londres, et que ce sont eux qui ont pro­po­sé de lui don­ner cer­tains pou­voirs admi­nis­tra­tifs [[M. Marx en convient, et trouve plai­sant de nous en faire un reproche : « Si le Congrès de Bâle » dit-il page 29, « éten­dit outre mesure les limites des attri­bu­tions du Conseil géné­ral, à qui la faute, sinon à Bakou­nine, Schwitz­gué­bel, Fritz Robert, Guillaume et autres délé­gués de l’Alliance, qui le deman­dèrent à grands cris ?» — Ici M. Marx ment sciem­ment ; nous étions délé­gués de nos Sec­tions res­pec­tives, comme on peut le voir dans le compte-ren­du du Congrès ; nous n’é­tions pas délé­gués de l’Alliance, dont ni Schwitz­gué­bel, ni Robert ni moi ne fai­sions par­tie, par la simple rai­son que l’ Alliance était une Sec­tion gene­voise et que nous habi­tions les Mon­tagnes.]], ne pré­voyant pas le scan­da­leux abus que l’am­bi­tion de M. Marx allait faire de ces pouvoirs.

Oui, c’est trop vrai et nous le recon­nais­sons c’est nous-mêmes qui., dans notre aveugle confiance, avons don­né au Conseil géné­ral des verges pour nous fouet­ter ; nous ne fai­sons aucune dif­fi­cul­té d’en conve­nir ; et après l’ex­pé­rience que nous avons faite du fâcheux résul­tat des réso­lu­tions admi­nis­tra­tives du Congrès de Bâle — que nous avions votées dans le but de don­ner au Conseil géné­ral un peu plus d’ac­ti­vi­té et d’i­ni­tia­tive, et qui se sont mon­trées des ins­tru­ments de des­po­tisme, — nous ne nous sen­tons nul­le­ment embar­ras­sés de recon­naître que nous avions eu tort de four­nir des armes à l’au­to­ri­ta­risme, et qu’il est gran­de­ment temps de répa­rer notre erreur.

Je le répète donc, le Pro­grès ne s’est occu­pé du Conseil géné­ral que pour en dire du bien, et l’as­ser­tion de M. Marx à ce sujet prouve, ou qu’il n’a pas lu le Pro­grès, ou qu’il faut ajou­ter un men­songe de plus à son volu­mi­neux dossier.

Quant à cette autre affir­ma­tion, que le Pro­grès a été l’or­gane per­son­nel de Bakou­nine, elle est sim­ple­ment ridi­cule. Il faut ne pas avoir la moindre idée du tem­pé­ra­ment des inter­na­tio­naux juras­siens, pour sup­po­ser qu’ils auraient consen­ti soit à sou­te­nir, soit à lire un jour­nal qui aurait été l’or­gane per­son­nel de quel­qu’un. Le Pro­grès a eu, dès l’o­ri­gine, un Comi­té de rédac­tion auquel tous les articles étaient sou­mis ; et nous pous­sions même le scru­pule et le désir de repré­sen­ter fidè­le­ment l’i­dée col­lec­tive, jus­qu’à com­mu­ni­quer, chaque fois qu’il était pos­sible, les articles à tous les membres pré­sents de la Sec­tion du Locle.

Lorsque Bakou­nine est deve­nu un de nos col­la­bo­ra­teurs, ses articles ont pas­sé, comme les autres, au Comi­té de rédac­tion, qui leur a sou­vent fait subir des modi­fi­ca­tions consi­dé­rables pour les adap­ter au cadre du jour­nal. Le citoyen Bakou­nine, pour lequel nous avons beau­coup d’es­time et d’a­mi­tié, a tou­jours été trai­té par nous sur le pied de la plus franche éga­li­té, et si la chose paraît sin­gu­lière à Karl Marx, c’est que dans son mépris des hommes, en qui il ne voit que des ins­tru­ments plus ou moins dociles, dans son goût pro­non­cé pour la dic­ta­ture jésui­tique, il ne peut se figu­rer une orga­ni­sa­tion dans laquelle per­sonne ne com­mande et per­sonne n’obéit.

Je viens au second fait. La bro­chure Marx, page 12, me reproche d’a­voir, le 5 sep­tembre 1870, lan­cé « un mani­feste ano­nyme, publié en sup­plé­ment et sous le cou­vert du jour­nal offi­ciel la Soli­da­ri­té, deman­dant la for­ma­tion de corps-francs suisses pour aller com­battre les Prus­siens, ce qu’il fut tou­jours empê­ché de faire, sans aucun doute, par ses convic­tions abstentionnistes. »

Le mani­feste de la Soli­da­ri­té n’é­tait pas ano­nyme, les articles du jour­nal n’é­tant pas signés, il n’y avait aucun motif pour signer celui-là plu­tôt qu’un autre. D’ailleurs si je l’eusse fait, M. Marx, chan­geant de tac­tique, me repro­che­rait cer­tai­ne­ment aujourd’­hui d’a­voir mis ma signa­ture au bas de ce docu­ment et d’a­voir trans­for­mé par là en un simple mani­feste per­son­nel ce qui était un mani­feste col­lec­tif ; — et cette fois il aurait raison.

Mais, pour n’être pas signé, le mani­feste n’é­tait en aucune façon ano­nyme : il parais­sait en sup­plé­ment à la Soli­da­ri­té, et ce jour­nal avait annon­cé dès son pre­mier numé­ro les noms de ses rédac­teurs et col­la­bo­ra­teurs. D’ailleurs la police ne s’y trom­pa pas, et sut par­fai­te­ment à qui s’en prendre : elle sai­sit le jour­nal et en inter­dit la publi­ca­tion ulté­rieure, elle empê­cha la convo­ca­tion d’une assem­blée popu­laire qui devait avoir lieu le même soir ; et le gou­ver­ne­ment suisse télé­gra­phia de Berne l’ordre de m’ar­rê­ter. Il révo­qua cet ordre, parait-il, quelques heures plus tard, ayant réflé­chi que mon arres­ta­tion ne ferait que don­ner plus d’im­por­tance à une affaire qu’il dési­rait étouf­fer. Pour moi, je res­tai à mon poste, à l’im­pri­me­rie du jour­nal ; et quelque temps après, le Congrès de notre fédé­ra­tion, réuni à St-Imier, approu­vait à l’u­na­ni­mi­té ma conduite et les termes du manifeste.

Quant aux rai­sons pour les­quelles, à la suite d’une déli­bé­ra­tion col­lec­tive, il ne fut pas don­né suite alors aux pro­po­si­tions conte­nues dans le mani­feste, nous n’en devons compte qu’à nos amis ; et ce n’est pas à M. Marx, qui n’a jamais ris­qué sa peau dans le moindre mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, et qui fumait des ciga­rettes dans son cot­tage de Londres, pen­dant que plu­sieurs des hommes qu’il insulte dans sa bro­chure se bat­taient à Paris ou ailleurs, ce n’est pas à M. Marx à nous don­ner des leçons de bravoure.

Faut-il rap­pe­ler l’in­qua­li­fiable article que publia, dans l’Éga­li­té, sous le titre de Mani­feste d’un mys­ti­fi­ca­teur, le plus plat des laquais juifs de M. Marx, M. Outine, et cela au plus fort de l’o­rage sou­le­vé par le mani­feste et lorsque j’é­tais sous le coup de pour­suites judi­ciaires ; faut-il rap­pe­ler l’ai­mable dénon­cia­tion envoyée au Bund par Hen­ri Per­ret et ses col­lègues, et les dénon­cia­tions non moins che­va­le­resques de Coul­le­ry dans la Mon­tagne ? Ces pro­cé­dés nous don­nèrent alors un avant-goût de ce qu’on pou­vait attendre de ces Mes­sieurs, unis dans un tou­chant accord pour écra­ser l’hydre révo­lu­tion­naire en Suisse.

Enfin, troi­sième et der­nier fait. D’a­près la bro­chure de M. Marx (page 20), j’au­rais, dans une lettre écrite en juillet 1871 à mon ami Paul Robin, appe­lé Outine, Per­ret et consorts « les bri­gands de Genève. »

Si j’a­vais appli­qué l’é­pi­thète de bri­gands à MM. Outine et H. Per­ret, j’au­rais eu tort en effet, car un bri­gand peut avoir du cou­rage et un cer­tain genre d’hon­neur. Mais comme le prouve le texte de ma lettre, dont Robin, sur ma demande, vient de m’en­voyer une copie, ce mot ne s’ap­pli­quait pas à ces Mes­sieurs. Nous n’a­vons d’ailleurs nul besoin de cher­cher pour eux des qua­li­fi­ca­tifs mépri­sants ; nous les trou­vons suf­fi­sam­ment flé­tris par les bas­sesses qu’ils ont com­mises et qui ont à jamais désho­no­ré leurs noms.

Salut et solidarité.

James Guillaume. Neu­châ­tel, 10 juin 1872. 

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