La Presse Anarchiste

Amis de quarante ans (2)

[[Voir « Témoins », no 5. ]]

Brup­ba­cher a racon­té dans ses « Sou­ve­nirs d’un héré­tique » une visite faite à Trots­ki en 1921, lors d’un voyage en Rus­sie [[Ce pas­sage des mémoires de Brup­ba­cher – dont nous avons tra­duit le titre par « Soixante ans d’hérésie » – a paru dans « Preuves » (févr. 1952) ; il nous a sem­blé d’un inté­rêt docu­men­taire de per­mettre au lec­teur de s’y repor­ter ici même, et c’est pour­quoi nous repro­dui­sons éga­le­ment ledit pas­sage dans le « Car­net » du pré­sent cahier (pp. 27 – 29).]]. Seule­ment il l’a racon­tée vingt ans après, brouillant un peu les dates et les faits. Sur­tout ne tenant pas suf­fi­sam­ment compte de l’atmosphère d’alors et qu’il y a dans l’histoire du mou­ve­ment ouvrier des années au rythme accé­lé­ré et d’autres au rythme som­nolent. Les années de 1917 à 1923 ont été des années comp­tant double ou triple, où les évé­ne­ments déci­sifs se sont pré­ci­pi­tés. Jusqu’en 1923 nous avons gar­dé l’espoir que la Révo­lu­tion alle­mande relaye­rait La Révo­lu­tion russe. Cet espoir réa­li­sé, le sort de la Révo­lu­tion russe aurait été dif­fé­rent, celui du monde aurait été changé.

Au cours de cette ren­contre avec Trots­ki, Brup­ba­cher fut bles­sé par le ton d’une réponse de Trots­ki ; mieux que par le ton, par l’esprit. Brup­ba­cher lui avait par­lé de la situa­tion en France et dit de ma part – l’en avais-je char­gé ? je ne me sou­viens plus – que les syn­di­ca­listes fran­çais n’étaient pas d’avis d’entrer immé­dia­te­ment au par­ti com­mu­niste. À cela, Trots­ki per­dant patience aurait répli­qué d’un ton impé­ra­tif : « Si Monatte ne veut pas, nous ferons la chose avec Grif­fuelhes. Grif­fuelhes se trouve jus­te­ment à Mos­cou en ce moment et il est d’accord avec nous. » Brup­ba­cher m’écrivit sans retard le récit de cette entre­vue et me conseilla de ne pas entrer dans l’Internationale com­mu­niste. Il ajoute en conclu­sion : Monatte reçut ma lettre et adhé­ra néan­moins à l’Internationale communiste.

Ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’adhérai que deux ans plus tard. Et deux ans, c’est long dans une pareille période. À la lec­ture de ce pas­sage du livre de Brup­ba­cher, je me pas­sai la main sur le front. À quelle date avais-je adhé­ré au par­ti ? Sûre­ment pas en 1921. Un menu détail vint ravi­ver ma mémoire. Au début de jan­vier 1924, Louis Sel­lier, l’un des secré­taires du par­ti, m’avisa que mon nom figu­rait sur la liste des membres du comi­té direc­teur éta­blie en vue du congrès qui allait se tenir à Lyon : je m’écriai alors : « Tu veux rire. Je ne suis pas encore membre du par­ti, j’ai à peine six mois de stage à la XIXe sec­tion. » Sel­lier de répli­quer : « Cette his­toire ridi­cule de stage, c’est une affaire à la Treint. » C’est donc au milieu de 1923 que j’ai adhé­ré au par­ti ; six mois après j’appartenais au comi­té direc­teur ; il est vrai que six mois plus tard j’étais exclu du comi­té direc­teur et du par­ti, avec perte et fra­cas, en com­pa­gnie de Ros­mer et de Delagarde.

Brup­ba­cher n’avait pas bien com­pris pour­quoi j’avais adhé­ré ; il ne com­prit guère mieux pour­quoi j’étais exclu. Mon adhé­sion n’avait rien d’un cas per­son­nel. Les diri­geants de l’Internationale com­mu­niste étaient impa­tients de consti­tuer des par­tis un peu solides dans tous les pays. Ils ne com­pre­naient pas que les cama­rades qui avaient été à leurs côtés dans la lutte contre la guerre et à Zim­mer­wald ne fussent pas des pre­miers à y entrer. En France par­ti­cu­liè­re­ment, où tous leurs anciens amis social-démo­crates leur avaient tour­né le dos, ils avaient été ame­nés à regar­der le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire – ou ce qu’il en res­tait en notre per­sonne à quelques-uns – comme l’élément le plus sain du mou­ve­ment ouvrier fran­çais. De là l’insistance de Trots­ki. Mais cette fusion, cette entrée plu­tôt, je l’appréhendais. La par­ti­ci­pa­tion à l’action par­le­men­taire ne me disait rien. Le voi­si­nage de poli­chi­nelles à la Cachin – qui avait en 1914 por­té l’argent du gou­ver­ne­ment fran­çais à Mus­so­li­ni pour l’aider dans sa pro­pa­gande pour l’entrée en guerre de l’Italie, qui avait cra­ché tant et plus sur octobre 1917, qui avait pleu­ré en 1918 dans le gilet de Poin­ca­ré lors de l’entrée des troupes fran­çaises à Stras­bourg – n’avait vrai­ment rien d’attirant pour moi. C’est d’ailleurs à l’occasion du départ sen­sa­tion­nel de Fros­sard, lâché à la der­nière minute par Cachin, que je sau­tai le pas et don­nai mon adhé­sion au par­ti. Les poli­ti­ciens par­taient, il fal­lait entrer. Je ne pen­sais pas qu’un tas d’autres poli­ti­ciens, ou des nou­veaux, poli­ti­ciens de par­ti, poli­ti­ciens de syn­di­cats, res­taient ou se for­maient. Mais je pou­vais dif­fi­ci­le­ment res­ter dehors. Déjà tous mes amis per­son­nels, je ne parle pas de Loriot qui avait mené le branle du ras­sem­ble­ment au sein du par­ti, ni de Ray­mond Lefebvre, col­la­bo­ra­teur régu­lier de « la Vie ouvrière », déjà mort dans les eaux de l’Océan gla­cial, mais Ros­mer, Mar­ti­net, Dunois, Lou­zon, m’avaient pré­cé­dé depuis longtemps.

Il est vrai que j’avais accep­té à la demande pres­sante de Dunois et de Tou­rette, quelques mois après mon départ de « la Vie ouvrière », de mon­ter à la rédac­tion de « l’Humanité » pour y faire une page syn­di­cale heb­do­ma­daire, puis comme char­gé de la rubrique de la vie sociale. J’avais eu beau sti­pu­ler que je n’entrais pas au par­ti pour autant, j’avais mis le bras dans l’engrenage. C’était une situa­tion fausse que d’être, quoique non membre du par­ti, rédac­teur de l’organe offi­ciel de ce par­ti. Et rédac­teur impor­tant. Un jour, même, Sel­lier me pro­po­sait : « Il n’y a au jour­nal qu’une rubrique qui marche, la vie sociale. Tu devrais prendre le secré­ta­riat géné­ral et réor­ga­ni­ser les autres rubriques. » Je refu­sais tout net. C’était à un moment pour­tant où « l’Humanité », loin de coû­ter au par­ti, pou­vait se per­mettre d’être indé­pen­dante ; elle lui rever­sait deux à trois cent mille francs par mois.

En 1921, à l’époque où Brup­ba­cher m’adressa cette fameuse lettre, j’avais d’autres pré­oc­cu­pa­tions que d’entrer au par­ti. Je pour­sui­vais mon entre­prise de redres­ser la CGT, de reprendre la vieille mai­son du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Je venais de sor­tir de pri­son, à la suite de la grève des che­mi­nots de mai 1920. Les jurés des assises nous avaient acquit­tés à une dizaine, en mars 1921. En juillet allait se tenir à Lille un congrès, sinon déci­sif, au moins impor­tant. Peu avant, une délé­ga­tion nom­breuse de syn­di­ca­listes fran­çais par­tait à Mos­cou assis­ter à un congrès de l’Internationale syn­di­cale rouge. Elle était com­po­sée d’éléments très divers repré­sen­tant toutes les nuances de la mino­ri­té syn­di­ca­liste. Je n’en fai­sais natu­rel­le­ment pas par­tie. Pour­quoi ? J’étais pro­ba­ble­ment encore en pri­son lors de sa dési­gna­tion. Ou bien je pen­sais que ma pré­sence était plus utile en France. Il se trouve d’ailleurs que je n’ai jamais réus­si à tailler alors dans mon exis­tence le temps d’un voyage à Mos­cou. Depuis, la ques­tion ne s’est plus posée pour moi. La délé­ga­tion fran­çaise, au cours des débats du congrès, se scin­da en deux tron­çons sur le pro­blème de la liai­son orga­nique entre l’Internationale syn­di­cale rouge et l’Internationale com­mu­niste. Sous l’influence des cama­rades russes, mes propres amis, les repré­sen­tants de la ten­dance dite de « la Vie ouvrière », Godon­nèche et Ros­mer notam­ment, blo­quèrent leurs votes avec ceux de la ten­dance du par­ti repré­sen­tée par Dela­grange, contre les votes des syn­di­ca­listes dits « purs » repré­sen­tés par le très impur Sirolle, sur la ques­tion de la liai­son orga­nique. Grande émo­tion dans les milieux syn­di­ca­listes pari­siens et par la suite dans tous nos milieux pro­vin­ciaux. Dès connais­sance de cette atti­tude, une large réunion de mili­tants des syn­di­cats pari­siens avait lieu et, sur ma pro­po­si­tion, une réso­lu­tion com­mune était adop­tée décla­rant que la délé­ga­tion fran­çaise avait outre­pas­sé son man­dat. Nous res­tions, je res­tais fer­me­ment par­ti­san de l’indépendance du syn­di­ca­lisme. La mino­ri­té syn­di­ca­liste allait se pré­sen­ter unie au congrès confé­dé­ral de Lille, appa­rem­ment unie au moins.

Ce n’est pas le lieu de retra­cer ici le che­mi­ne­ment du mou­ve­ment syn­di­cal fran­çais vers la scis­sion syn­di­cale de fin 1921. Cela pré­sente-t-il encore quelque inté­rêt ? Peut-être. Cer­tai­ne­ment même, car une légende men­son­gère s’est créée sui­vant laquelle la scis­sion syn­di­cale en France fut l’œuvre des com­mu­nistes. Elle fut en réa­li­té l’œuvre des réfor­mistes qui creu­sèrent une chausse-trape et celle des anar­chistes et des syn­di­ca­listes dits purs qui s’y pré­ci­pi­tèrent. La ten­dance de « la Vie ouvrière » fit ce qu’elle put pour évi­ter cette catas­trophe. Pour ma part, je fis même un peu plus. J’avais tout fait pour redres­ser la CGT, j’avais échoué, je ne me sen­tais plus le cœur pour conti­nuer « la Vie ouvrière ». À la réunion de mili­tants, au début de 1922, où je fis part de ma déci­sion, je conclus mon expo­sé en décla­rant qu’il fal­lait choi­sir entre deux équipes de rem­pla­ce­ment : l’une for­mée par Ros­mer, qui avait après moi le plus de droits sur « la Vie ouvrière », l’autre for­mée par Mon­mous­seau et Semard. Mais Ros­mer s’étant pro­non­cé pour la liai­son orga­nique, je croyais que l’autre équipe main­tien­drait mieux « la Vie ouvrière » dans sa ligne tra­di­tion­nelle, celle du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. J’étais loin de sup­po­ser que cette équipe aurait bien­tôt fait de s’asseoir sur nos prin­cipes, tan­dis que Ros­mer, en désac­cord sur un mode d’organisation, res­te­rait fidèle à nos prin­cipes révolutionnaires.

Brup­ba­cher avait tort dans son livre de réveiller cette lettre de 1921 dont je n’aurais tenu aucun compte. J’en tins cer­tai­ne­ment compte. J’adhérai au par­ti deux ans plus tard seule­ment et dans les cir­cons­tances que j’ai rap­pe­lées. Je ne le taqui­ne­rai pas en deman­dant à quelle époque il entra lui-même au par­ti. Peut-être y entra-t-il avant moi. Il en sor­tit en tout cas long­temps après moi. Mais il est vrai, sa situa­tion était dif­fé­rente. Il avait les cou­dées plus franches.

Dans le cou­rant de 1924, la grande crise qui se dérou­la dans le par­ti russe et peu après dans toute l’Internationale com­mu­niste, à la suite de la mort de Lénine, aurait pu et dû secouer tous les hommes ayant le sou­ci de leur liber­té de juge­ment et pos­sé­dant un peu de carac­tère. Entre l’opposition grou­pée autour de Trots­ki et la troï­ka Zino­viev-Kame­nev-Sta­line une lutte féroce s’engagea. Il ne s’agissait pas seule­ment de Trots­ki, mais de méthodes et de mœurs nou­velles qui s’instauraient dans l’Internationale sous le nom de la bol­che­vi­sa­tion. De quoi s’agissait-il ? Les vrais pro­blèmes étaient mas­qués sous un tas de faux pro­blèmes. Qui­conque s’efforçait de com­prendre en était pra­ti­que­ment inca­pable. Aujourd’hui un bon com­mu­niste n’a ni le temps ni le droit d’ouvrir un livre hos­tile aux thèses des diri­geants de son par­ti. Il est sub­mer­gé de lec­tures impo­sées. Il a les oreilles pleines de dis­cours offi­ciels. Il ne peut voir avec ses yeux, mais avec ceux de ses grands chefs. – Mais enfin je veux com­prendre, ai-je dit vingt fois à l’époque dans les dis­cus­sions fumeuses des comi­tés d’alors, au Comi­té direc­teur en pre­mier lieu. Don­nez-moi les élé­ments pour connaître des diverses ques­tions. Je veux bien condam­ner Pierre ou Paul, mais pas sans savoir ce qui lui est repro­ché, sans connaître ses crimes réels. C’est pour avoir vou­lu com­prendre, pour m’être refu­sé à condam­ner l’opposition et Trots­ki avant d’avoir eu connais­sance de leurs crimes ima­gi­naires que je fus exclu, que furent exclus dans tous les par­tis ceux qui osèrent sau­ve­gar­der le droit de com­prendre avant de trancher.

Brup­ba­cher ne vit pas qu’il s’agissait de bien autre chose que de Trots­ki, que nous nous trou­vions devant un cours nou­veau de l’Internationale qui allait mener tout droit et rapi­de­ment à la ser­vi­tude des par­tis et des membres du par­ti, ensuite à l’assassinat de toute la géné­ra­tion des mili­tants d’Octobre.

Le cours de l’histoire de l’Internationale et celui de la Révo­lu­tion russe auraient-ils pu chan­ger si tous ceux qui avaient alors le sen­ti­ment du dan­ger s’étaient dres­sés ensemble dans tous les pays ? Nul ne peut le dire. Ce qui est cer­tain, c’est qu’il n’était pas pos­sible d’accepter ces méthodes et ces mœurs. Les intel­lec­tuels membres du par­ti auraient dû être les pre­miers à refu­ser. Quel est le pre­mier de leurs devoirs, sinon de sau­ve­gar­der le droit de com­prendre, de main­te­nir les droits de l’esprit cri­tique ? Une fois de plus ils mon­trèrent que c’était le cadet de leurs sou­cis. Pour quelques-uns, les évé­ne­ments n’avaient pas d’importance que nous leur atta­chions. Quelques autres, du fait de leur ori­gine bour­geoise, avaient une sorte de timi­di­té à contre­dire des chefs ouvriers. Il y avait ceux qui trou­vaient hon­teux de la part de petits mili­tants de rien du tout de contre­dire les géants de la Révo­lu­tion russe. Géant pour géant, Trots­ki l’était un peu plus que Zino­viev ou Sta­line. Aujourd’hui, loin de regret­ter mon geste de 1924, je me demande sou­vent au contraire à quel moment la Révo­lu­tion russe a pris le mau­vais aiguillage ; je pense qu’elle l’avait déjà pris avant 1924, mais je crois qu’il était encore pos­sible à cette date de la remettre dans la bonne voie, et avec elle l’Internationale.

Le sta­li­nisme tota­li­taire était-il en germe dans Lénine ? Déjà dans Marx ? Je ne le crois pas. Dans la pen­sée de Lénine et celle de Marx, il y avait des germes nom­breux et dif­fé­rents. Les cir­cons­tances his­to­riques ont fait fleu­rir les dan­ge­reux et tué les bien­fai­sants. Je ne crois pas non plus que les mou­ve­ments socia­listes russes d’alors, et en par­ti­cu­lier le mou­ve­ment bol­che­vik, étaient non des mou­ve­ments ouvriers, mais des mou­ve­ments d’intellectuels visant uni­que­ment le pou­voir. Ils étaient évi­dem­ment des mou­ve­ments très mélan­gés, car en 17 la Rus­sie fai­sait à la fois sa révo­lu­tion bour­geoise et sa révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, mais ni Lénine, ni Trots­ki, ni la géné­ra­tion d’Octobre ne visaient le pou­voir pour le pou­voir ; ils le vou­laient ardem­ment pour réa­li­ser le socialisme.

Quelle influence exer­ça Tobler, vers 1927, lors de son retour de voyage en Rus­sie, ren­trant gagné au sta­li­nisme, croyant que la Révo­lu­tion n’avait pas déraillé et que par­ler de Ther­mi­dor était une sot­tise ? Brup­ba­cher atta­chait grand prix au juge­ment de son vieux cama­rade. Il fut sans doute plus trou­blé, plus déchi­ré, plus hési­tant encore.

À la même époque, nous enten­dions un soir – réunis à une demi-dou­zaine d’exclus ou de non-exclus, chez un ami – Pia­ta­kov, qu’accompagnait Chliap­ni­kov, nous dire : « Regar­dez la Révo­lu­tion russe comme finie. Repre­nez en Occi­dent le flam­beau !» Pia­ta­kov était bien pla­cé par son poste dans l’économie russe pour por­ter un juge­ment exact, confir­mé d’ailleurs par Chliap­ni­kov. Nous étions tous atter­rés. Je répon­dis à Pia­ta­kov : « Ce n’est pas pos­sible. Une telle nou­velle ferait pas­ser un vent gla­cial sur le monde. Espé­rez encore. Cram­pon­nez-vous. » Piètres paroles, après le diag­nos­tic ter­rible mais sûr, que je me suis repro­chées après l’attitude de Pia­ta­kov aux pro­cès de Mos­cou. N’est-ce pas nous qui l’avons conduit, ou du moins aidé, à se renier, en sacri­fiant son propre hon­neur à l’intérêt appa­rent de la Révo­lu­tion russe ? Devant le juge­ment sûr, pro­non­cé avec dou­leur, par des hommes comme Pia­ta­kov et Chliap­ni­kov, que pesait le juge­ment rapide d’un voya­geur comme Tobler ? Dans les mêmes temps, nous pou­vions recueillir le témoi­gnage de Fran­çais ayant vécu en Rus­sie huit ou dix ans, non pas à l’hôtel Lux pour tou­ristes et délé­gués étran­gers, mais de la vie de d’ouvrier russe, de cama­rades comme Pierre Pas­cal et Yvon. Pour eux, nul doute, comme pour Pia­ta­kov et Chliap­ni­kov, la Révo­lu­tion russe était morte. Ils ren­traient, non en enne­mis du peuple russe, mais conquis par lui au contraire, dont ils avaient par­ta­gé le pain noir, les épreuves, toute la vie.

Le dérou­le­ment fatal du sta­li­nisme, la mili­ta­ri­sa­tion au tra­vail, l’étouffement au par­ti, les épu­ra­tions mas­sives, le mas­sacre des pay­sans, les dépor­ta­tions d’opposants, les pro­cès de Mos­cou, les camps de concen­tra­tion ne pou­vaient d’année en année que mettre la rage au cœur de Brupbacher.

Il pou­vait se lais­ser entraî­ner par son ami Mün­zen­berg dans les confé­rences d’Amsterdam-Pleyel, se mêler aux faux com­bat­tants de la paix d’alors, il n’avait plus d’illusions. Il n’osait pas s’avouer que le sort de la Révo­lu­tion alle­mande s’était joué en jan­vier 1919 avec l’assassinat de Rosa Luxem­burg et de Karl Liebk­necht. Ç’aurait été accor­der trop d’importance au rôle des hommes. Pour­tant que serait deve­nue la Révo­lu­tion russe sans Lénine et Trots­ki ? Elle n’aurait pas fait le bond d’Octobre et elle aurait avor­té. Sans les deux chefs de Spar­ta­kus, le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire alle­mand n’a jamais pris son élan. Il s’est traî­né de putchs en luttes inté­rieures jusqu’à sa fin lamen­table en 1933. Pas de front uni avec la social-démo­cra­tie contre Hit­ler. Selon le grand stra­tège Sta­line, Hit­ler dure­rait trois mois, puis serait balayé par le reflux ouvrier por­tant à sa tête les com­mu­nistes. Comme si un mou­ve­ment, si fort fût-il, pou­vait, une fois les reins bri­sés, se remettre trois mois après sur les genoux. Par sa tac­tique, Sta­line avait por­té le der­nier coup au mou­ve­ment. Les offi­ciers assas­sins de Rosa Luxem­burg et de Liebk­necht en 1919 avaient pu por­ter Hit­ler au pou­voir en 1933.

Il avait beau s’en défendre, Brup­ba­cher croyait au pro­lé­ta­riat alle­mand ; il ne se lais­se­rait pas enchaî­ner par le fas­cisme. 1933 fut pour lui une année ter­rible. Après l’effondrement de l’internationalisme en 1914, après la ban­que­route de la Révo­lu­tion russe, il lui fal­lait voir l’avènement au pou­voir de Hit­ler en Alle­magne. Il fut obli­gé de col­lec­tion­ner quelques autres épreuves, la défaite de la Révo­lu­tion espa­gnole, sinon tra­hie au moins mal aidée par Sta­line, enfin le cynique pacte ger­ma­no-russe ouvrant les portes à la deuxième guerre mon­diale. Il y avait de quoi être assom­mé. On peut dire que c’est de cela que mou­rut Brupbacher.

Il s’est deman­dé sûre­ment dans ses der­nières années s’il n’avait pas à vingt ans cru à des chi­mères et ain­si gâché sa vie. Il n’est pas, dans la géné­ra­tion d’après 1900, le seul des bour­geois et des intel­lec­tuels venus au socia­lisme qui se soit posé cette amère ques­tion. Son cas n’est pas iso­lé. Il est même typique. C’est l’un des drames moraux de ces cin­quante der­nières années. Dans tous les pays, il s’est trou­vé des hommes comme Brup­ba­cher. Ils sont venus de la bour­geoi­sie au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, sans la moindre idée de cal­cul, sans recher­cher des rôles impor­tants à jouer, ni même par goût de l’aventure, venus sim­ple­ment et sin­cè­re­ment. Ils ne sont pas à confondre avec ceux qui à vingt ans – tout le monde se croit révo­lu­tion­naire à vingt ans – viennent un court moment mon­trer le bout de leur nez ; ni avec ces gosses de riche qui croient nous faire beau­coup d’honneur en s’offrant à nous ser­vir de guides ; non plus avec ceux qui croient habile d’être légè­re­ment en avance sur les évé­ne­ments pour ne pas rater le coche des puis­sants du len­de­main ; encore moins avec ceux qui sont prêts à coif­fer toutes les idées et à ral­lier tous les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires à condi­tion de figu­rer par­mi les dirigeants.

À Brup­ba­cher aus­si l’ouvrier socia­liste de Vienne, dont a par­lé Manès Sper­ber, aurait pu poser sa fameuse ques­tion : « Tu n’es pas fils d’ouvrier, tu n’as jamais été ouvrier toi-même, qu’est-ce qui t’a pris de te mêler de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne ? Tu n’es pas allé au com­mu­nisme pour être maire, ou ministre, ou com­mis­saire du peuple, ça se voit, tu n’es pas un type à ça. Alors pourquoi ? »

Oui, pour­quoi ? Quand il arri­va à Brup­ba­cher d’être élu dépu­té com­mu­niste au Conseil natio­nal suisse, il se tour­na le soir même vers les diri­geants du par­ti pour leur dire : « Vous avez cer­tai­ne­ment quelque chô­meur à qui la fonc­tion convien­dra mieux qu’à moi. »

Brup­ba­cher aurait sans doute répon­du comme le héros de Sper­ber : « Pour l’amour d’une idée, l’idée d’un uni­vers tel qu’il devrait être, tel qu’il pour­rait être. » À la fin de sa vie, le tour fait de toutes les théo­ries révo­lu­tion­naires, déçu par toutes, il aurait pro­ba­ble­ment répon­du : par idéa­lisme. Un mot dont il aurait sou­ri naguère.

Il a gra­vé dans une for­mule frap­pante sa pen­sée profonde :

« Le socia­lisme des tra­vailleurs était conte­nu dans le mien, mais non celui-ci dans le leur. » Il n’aurait été, tant pour la social-démo­cra­tie et le com­mu­nisme que pour le pro­lé­ta­riat, qu’un simple allié. L’idéaliste refu­sait de s’enfermer dans un mou­ve­ment de classe.

Quelle part de véri­té y a‑t-il dans cette for­mule ? La classe ouvrière ayant réa­li­sé son éman­ci­pa­tion, il peut se trou­ver encore au len­de­main de la révo­lu­tion des couches de déshé­ri­tés et de mal­heu­reux. Une nou­velle étape révo­lu­tion­naire serait alors à envi­sa­ger. Cela peut-être indéfiniment.

Quelle part d’erreur ? Peut-être plus grande. Le socia­lisme de Brup­ba­cher com­pre­nait autre chose que l’émancipation des tra­vailleurs ; en effet, il vou­lait que tous les hommes, ouvriers ou non, aspirent à vivre d’une vie humaine, d’une vie intel­li­gente, alors que les plus for­tu­nés se satis­font d’une vie inin­tel­li­gente et inhu­maine. Mais quel démon talon­ne­ra jamais les hommes qui se croient heu­reux parce qu’ils ont plus de pain et de beurre que ceux qui les environnent ?

Le socia­lisme des tra­vailleurs n’était pas tout entier conte­nu dans le sien. Avec la meilleure volon­té, le meilleur des bour­geois ne se rend pas compte de la vie des ouvriers, n’en tient pas compte en pre­mier lieu. Brup­ba­cher pou­vait dire comme il le répon­dit un jour en Afrique à quelqu’un qui lui offrait soit un Arabe soit un cha­meau pour por­ter ses bagages : « Je suis mon propre cha­meau, je suis mon propre Arabe. » Il res­tait quand même un grand bour­geois et un intellectuel.

Par­mi les causes de sa ran­cœur devant la ban­que­route frau­du­leuse de la Révo­lu­tion russe, il n’aurait pas comme tel mili­tant com­mu­niste alle­mand d’opposition, pour­tant d’origine ouvrière, refu­sé de comp­ter – et de comp­ter en pre­mier lieu – le sort impo­sé aux ouvriers et aux pay­sans russes par la Révo­lu­tion soit-disant faite en leur nom. « Que pou­vait-on faire d’autre ? » me décla­ra ce sin­gu­lier com­mu­niste d’opposition ; il ne voyait à repro­cher à Sta­line que des his­toires de par­ti. Non, Brup­ba­cher ne fai­sait pas fi du sort des ouvriers et des pay­sans russes ; il ne confon­dait pas le socia­lisme avec le bagne. Mais il ne met­tait pas au pre­mier rang cette cause de répu­dia­tion du régime russe. Il avait sup­po­sé long­temps que c’était peut-être une condi­tion fatale de l’édification socia­liste. Il lui avait fal­lu les pro­cès de Mos­cou, les dépor­ta­tions en masse, les camps de concen­tra­tion pour rompre son mariage avec la Révo­lu­tion russe.

Nous avons appar­te­nu, lui et moi, à une géné­ra­tion qui ne savait pas ce que seraient les guerres du XXe siècle et qui a été obli­gée de pié­ti­ner dans des fleuves de sang. Nous avons vu la vie humaine n’avoir plus aucun prix. Nous ne savions pas non plus pra­ti­que­ment ce que seraient les révo­lu­tions sociales aux­quelles nous rêvions de consa­crer notre vie. Nous les ima­gi­nions beau­coup plus faciles ; sans nous en rendre compte un peu trop à la façon des révo­lu­tions poli­tiques de 1830 et de 1848. Un coup d’épaule et le vieux monde s’écroulait ; quelques efforts et le nou­veau s’édifiait. Nous ne pen­sions pas aux échecs et aux faillites qui nous atten­daient. Nous avons fait ce que nous avons pu, c’est-à-dire très peu. Nous nous sommes trou­vés sou­vent, sou­vent seuls. C’est donc que les autres en fai­saient encore moins que nous. Brup­ba­cher a fini par déses­pé­rer de tout, des idées, des hommes et du mou­ve­ment. Je n’arrive pas à déses­pé­rer. Nous sommes retom­bés au fond du ravin pour la deuxième, pour la troi­sième fois. On remon­te­ra la pente comme on pour­ra, mais on la remon­te­ra. Je suis obli­gé de suivre le sort de ma classe, les ouvriers de tous les pays. J’appliquerais volon­tiers à l’effondrement momen­ta­né de nos espé­rances révo­lu­tion­naires ce qu’un his­to­rien a dit de l’effondrement mili­taire de la France en 1940 : La défaite du mou­ve­ment ouvrier révo­lu­tion­naire a été avant tout une défaite de l’intelligence et du caractère.

[/​Pierre Monatte/​]

La Presse Anarchiste