Pierre-Jean Jouve : « En miroir » (Mercure de France).
Avertissons-en tout de suite le lecteur : ce livre n’est pas, ne veut pas être œuvre de poésie. Journal sans date, l’a défini P.-J. Jouve. Mais si nous en parlons sous cette rubrique, c’est que « En miroir » est comme le graphique et la somme de la vie et de l’œuvre d’un homme dont le destin aura été la constante recherche sans concessions (sinon peut-être celle à la trop consciente et scrupuleuse préoccupation de n’en point faire) de la poésie la plus haute.
Le malheur veut que, pour rendre compte comme il siérait d’un tel ouvrage, l’on devrait collectionner, comme Jouve, plus de spécialisations que nous n’en avons à notre actif, – être spécialiste en musique, en psychanalyse, en exégèse jouvienne. Et si le livre, bellement, fièrement, s’achève par la citation apollinarienne :
« Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir »,
la décision de Jouve de l’articuler en son milieu sur le poème « Le bois des pauvres » nous impose un silence modeste en présence d’un univers poétique auquel nous n’avons pas accès.
Modestie qui n’a rien d’angélique : pendant notre lecture, il nous est arrivé plus d’une fois de succomber à la tentation de nous rappeler, devant nombre de citations que Jouve fait de ses écrits, l’irrespectueuse et même outrageusement méchante fin de non-recevoir opposée par Jean Paulhan à cette poésie, dans sa préface à une anthologie fameuse : « Communion à l’essence des choses, adieu les bouts-rimés, les poésies fugitives et les élégies. Langage des dieux, adieu le langage tout court…», et la suite. Mais on peut toutefois se demander si, ce jour-là, Paulhan ne s’est pas laissé emporter à attaquer en Jouve ceux qui font, ou plutôt qui croient faire du Jouve – sans être Jouve. Car enfin c’est Max Jacob qui a écrit (lettre à Marcel Béalu, publiée par « Le Disque vert » de mai-juin 1953) : « P.-J. Jouve est un très grand type… Sa poésie pourrait être un peu moins apocalyptique, mais elle est dans un bel Olympe. Ce n’est pas “la” poésie, car il y a toutes les poésies, mais c’est de la beauté à cause de l’Olympe qu’elle crée et que nous avons tous visé. La raison d’aimer cela… »
Il doit y avoir des raisons, en tout cas, qui font que même un lecteur comme nous, que tant d’inhibitions risquent d’arrêter, vit ce livre comme un événement. Bien sûr, une outrance absolutiste et quasi robespierrienne (Jouve est d’Arras) choque dans des jugements comme : « Gide, Valéry, Joyce… et quelques moindres. Je ressentais, contre toutes ces faussetés…» ; nous suspendons à dessein la citation. La phrase : « Je ressentais… le besoin d’un contenu religieux de la Poésie », même pour nous autres agnostiques, serait sans « ces faussetés » infiniment respectable. Donc, oui, çà et là, cet absolutisme de l’absolu. Mais sans lui peut-être n’y aurait-il pas, à ce degré, cette passion d’un Icare, ni non plus, dans les choses de ce monde, cette fureur de la liberté. Des pages comme l’admirable « Histoire de Yanick », ou l’évocation de Salzbourg, congénitale à Rilke, à Hofmannsthal, aux plus grands, ou encore le chapitre « De l’émerveillement », qui n’a pas son pareil en authenticité dans la prose de ce siècle, de tels textes suffisent à nous faire murmurer : passage du poète, – présence du génie (même si c’est, il se peut, un certain génie de malheur…). Et tout à coup nous croyons comprendre – en partie – pourquoi ce livre de Jouve, en dépit de tout ce qu’il présente pour nous de souvent déconcertant, d’obscur, voire d’injuste, nous l’avons lu comme le message infiniment humain de l’un des êtres les plus profonds, certes, mais en même temps les plus simples et – malgré sa réputation de personnage plutôt rétractile – les plus exquis qu’il nous ait été donné de rencontrer.