La Presse Anarchiste

Questionnaire

[(Nous repro­dui­sons ci-des­sous, avec l’autorisation de Silone, ce Ques­tion­naire, à notre sens des plus impor­tants quant à l’orientation de sa pen­sée, et donc, bien enten­du, aus­si quant aux pro­blèmes qui s’imposent éga­le­ment à nous tous, même si cha­cun de nous ne les pose pas tou­jours néces­sai­re­ment dans les mêmes termes. La pré­sente tra­duc­tion fran­çaise est celle qu’en a don­née le « Bul­le­tin du Centre euro­péen de la culture », Genève, numé­ro de mars-avril 1954, d’après la ver­sion espa­gnole parue dans le 6e cahier de « Cua­der­nos » ; l’original ita­lien avait été publié par « La Fie­ra Letteraria ».
)]

— Pour­quoi écris-tu ? – Pour communiquer.

— À quels lec­teurs penses-tu sur­tout en écri­vant ? – Aux inquiets, aux hommes
et aux femmes dis­po­sés à réfléchir.

– Que penses-tu leur offrir par tes livres ? – Un peu de com­pa­gnie. – Et aux lecteurs
occa­sion­nels ? – Leur mettre la puce à l’oreille.

– Que penses-tu des cri­tiques ? – Il faut de tout pour faire un monde. – Quelle influence la cri­tique a‑t-elle eu sur l’orientation de ton tra­vail ? – Aucune.

– Tes auteurs favo­ris ? – Cer­van­tès, Tol­stoï, Verga.

– Le peintre contem­po­rain que tu pré­fères ? – Rouault.

– Quel autre métier aime­rais-tu le mieux ? – Celui de meunier.

– Ton occu­pa­tion pré­fé­rée ? – La conver­sa­tion, la lecture.

– Penses-tu retour­ner un jour à la vie poli­tique active ? – Oui, si les liber­tés étaient
en danger.

– Le don de la nature qui te paraît le plus dési­rable ? – La santé.

– Les ren­contres les plus impor­tantes de ta vie ? – Des gens simples ; par­mi les per­son­nages connus, don Orione, Gram­sci, Trots­ki, Ragaz.

– Quelles sont les figures de l’histoire ita­lienne qui te touchent le plus ? – Joa­chim de
Flore, Fran­çois d’Assise, Tho­mas Campanella.

– Et par­mi les gens de notre époque ? – Simone Weil.

– La date la plus impor­tante de l’histoire uni­ver­selle ? – Le 25 décembre année
zéro.

– Et de nos jours ? – Les émeutes ouvrières du 17 juin 1953 en Allemagne
orientale.

– Que penses-tu de la troi­sième guerre mon­diale ? – Elle crée­ra les germes de la quatrième.

– Les héros mili­taires que tu admires le plus ? – Josué arrê­tant le soleil et
le sol­dat Schweik.

– Crois-tu au carac­tère fatal du pro­grès ? – Non.

– Crois-tu que l’homme est libre ? – Je crois que l’homme peut être libre. – Crois-tu que l’homme est res­pon­sable ? – Dans la mesure où il est libre.

– Es-tu d’avis que l’homme peut sur­mon­ter son des­tin ? – Oui, s’il l’accepte. – Que penses-tu du sui­cide ? – C’est une des nom­breuses choses que je n’arrive pas à comprendre.

– Crois-tu à un ordre poli­tique par­fait ? – Non.

– En la pos­si­bi­li­té d’une auto­ri­té par­faite, de lois et d’institutions par­faites ? – Non.

– En un État chré­tien ? – Non, il y a contra­dic­tion dans les termes.

– Qu’entends-tu par révo­lu­tion socia­liste ? – L’élimination des obs­tacles éco­no­miques et sociaux qui limitent actuel­le­ment la liber­té de l’homme.

– Une fois cela réa­li­sé, l’homme sera-t-il libre ? – Pas néces­sai­re­ment. De vieilles angoisses sur­vi­vront, d’autres apparaîtront.

– Crois-tu la liber­té pos­sible dans un pays socia­liste ? – Je pense qu’à l’époque des mono­poles, il n’y a pas de liber­té pos­sible sans un cer­tain nombre de mesures socialistes.

– Comme en Rus­sie ? – En Rus­sie, ce n’est pas le socia­lisme qu’on ren­contre, mais son contraire, le capi­ta­lisme d’État ; non pas la liber­té, mais son contraire.

– Crois-tu que la classe culti­vée détient un rôle de guide de la socié­té ? – Non.

– Acceptes-tu la for­mule : « Pour ne pas te trom­per, suis tou­jours la classe ouvrière » ? – C’est une bous­sole inuti­li­sable. Il n’y a pas de direc­tion claire et unique de la classe ouvrière.

– N’y a‑t-il pas une orien­ta­tion de sa majo­ri­té ? – Selon les pays, la majo­ri­té de la classe ouvrière est aujourd’hui tra­vailliste, social-démo­crate, com­mu­niste, titiste, syn­di­ca­liste, péro­niste, etc. La suivre tou­jours où qu’elle aille serait absurde.

– L’organisation pro­lé­ta­rienne, sans contrainte exté­rieure, n’est-elle pas spon­ta­né­ment pro­gres­siste ? – Spon­ta­né­ment, non.

– Qu’est-ce qui décide, en der­nière ana­lyse, de son carac­tère effec­tif ? – À l’intérieur des condi­tions don­nées, la conscience de ses membres et de ses dirigeants.

– Es-tu pes­si­miste ? – Non.

– As-tu foi en l’homme ? – J’ai foi en l’homme qui accepte la souf­france et qui en fait une source de véri­té et de valeur morale. C’est pour­quoi je pense aujourd’hui que, de la ter­rible nuit polaire des camps de tra­vail for­cé en Sibé­rie, peut sor­tir Quelqu’un qui ren­dra la vue aux aveugles.

– Quelqu’un ? Qui ? – Peu importe son nom.

[/​Ignazio Silone/​]

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