Si nous avons publié
dans les Nº 3 et 4 de « N.et R. » certains
fragments du cours de l’Institut d’Études
Politiques (Sc. Po.) de M.Delouvrier, c’est parce que les passages
choisis, bien qu’émanant d’un économiste bourgeois
officiel (Directeur des Finances de la Communauté Européenne
du Charbon et de l’acier) apportaient de l’eau au moulin de toutes
les écoles socialistes en général et surtout
qu’ils venaient confirmer de l’intérieur même du système
certaines critiques anarchistes du Capitalisme et de l’État.
Les trois acteurs
État,
Capital et Classe Ouvrière sont pour ce financier comme pour
nous les trois acteurs d’un drame dont chacun se demande si le
socialisme en sera le dénouement.
Depuis longtemps les
anarchistes ont montré que le problème de l’État
était la pierre d’achoppement du socialisme marxiste qui ne
voit que deux acteurs : le Capital et le Prolétariat,
chacun se servant inversement de l’État
comme d’un instrument. Or l’État
n’est pas un outil docile mais une force autonome. Il est clair que
le raisonnement léniniste a « calé »
là-dessus et, depuis, la question de l’État,
frappée d’interdit par le stalinisme n’est plus l’objet
d’aucune étude dans aucun des partis communistes qui attaquent
le Capital au nom du Socialisme, pas plus qu’en aucun parti
socialiste d’ailleurs.
Cette pudeur des partis
de gauche que n’avait pas le syndicalisme révolutionnaire
vis-à-vis du problème-clef de toute réorganisation
sociale les dénonce comme autant d’imposteurs. Ne voulant voir
que deux acteurs des luttes économico-sociales ils dissimulent
l’importance du troisième larron : c’est-à-dire la
subsistance même de leur propre existence.
La montée de l’État
Dans tous les pays
l’État est devenu
le facteur déterminant, non seulement régulateur mais
moteur, des mécanismes économiques.
Si cela est évident
à l’Est il en va progressivement de même à
l’Ouest.
En France un Delouvrier
énonce (N. et R. nº 4) que l’État
est maintenant le premier capitaliste du pays, comme le premier
investisseur, le premier redistributeur de revenus, et le premier
employeur.
Ce rôle n’est pas
très différent de celui de l’État
des « Démocraties populaires »
transition entre le capitalisme libéral et l’étatisme
complet. La différence, de taille, est qu’ici subsiste le
Grand Capital privé international.
La montée
relative de l’État
par rapport au Capital est cependant un phénomène
continu dû premièrement aux grandes crises du
capitalisme obligeant celui-ci a reconnaître sa faillite et à
abdiquer sa puissance vaine, et deuxièmement aux
guerres assurant l’omnipotence de l’État,
omnipotence acceptée comme provisoire par le capital mais sur
laquelle il ne peut ensuite revenir beaucoup.
La rivalité
opposant l’État au Grand Capital amène d’une façon
générale la subordination du second au premier.
L’État
n’est plus seulement « superstructure » reflet
institutionnel de la structure économique capitaliste, il
devient lui-même la structure centrale de la société.
Même aux
États-Unis où
le capitalisme est bien moins sclérosé qu’en France
l’État est devenu un partenaire avec qui il faut compter et
non un simple serviteur de Wall Street.
Regardons un État,
la France : il a ses organismes, ses développements, ses
tendances, ses réactions propres. Il a son personnel propre
composé des grands corps de l’État
(Armée, Magistrature, Conseil d’État,
Corps Préfectoral, Inspection des Finances ―
Delouvrier est Inspecteur des Finances ―
Mines, Ponts et Chaussées, etc., etc.) appuyés sur
toute une bureaucratie (Ministères, Offices, Instituts…)
formant une couche sociale dirigeante de plus en plus distincte par
ses intérêts, sinon par ses origines, de la bourgeoisie
d’affaires et pouvant la supplanter.
En effet cette sorte de
« classe d’État » atteint souvent une
conception plus unifiée, plus cohérente, plus globale,
plus moderne des problèmes économiques et sociaux et
enfin elle a les moyens de décision et de contrainte.
Cette couche dirigeante
où l’on accède moins par le mérite que par la
solidarité de groupe (« la République des
camarades ») et les francs-maçonneries s’est
sensiblement renouvelée à tel point qu’elle est
aujourd’hui truffée de sociaux-démocrates et même
d’anciens syndicalistes à côté des
« spécialistes » les uns et les autres
imbus de conceptions technocratiques.
Au-delà d’un
certain niveau de revenu, de responsabilité et d’intérêt,
l’« esprit de corps » des administrations
publiques est un stimulant individuel qui vaut bien l’esprit de gain
des sociétés privées et qui d’ailleurs
s’accompagne d’avantages matériels équivalents. La
transition s’opère dans les sociétés dites
d’économie mixte, sociétés nationales, etc.,
intermédiaires par leur structure entre le secteur purement
privé et l’État
proprement dit.
Les technocrates
débarrassés de beaucoup de scrupules vis-à-vis
de la libre entreprise tendent à cette étatisation de
l’économie que prônent les partis de gauche.
La fausse solution des nationalisations
L’État
créé pour la défense du Capital dévore
peu à peu celui qu’il est chargé de protéger. En
réglementant, contrôlant, subventionnant le capital il
finit par se l’approprier directement ―
évolution qui a son plus grand achèvement dans l’Italie
mussolinienne ou l’Allemagne nazie ―.
L’État se substitue
aux détenteurs privés des moyens de production et peut
même se montrer capable d’obtenir un rendement plus régulier,
plus rentable : meilleur exploiteur. Le Capital change de mains,
l’exploitation demeure.
Quel est en effet le but
des nationalisations, mot d’ordre de gauche ? M. Delouvrier nous
le dit :
―
La Banque de France (réformée en 1936,
nationalisée en 1945) « mesure surtout
spectaculaire sans incidence directe sur la politique
économique. »(N. et R. nº 3)
―
Les quatre Grandes Banques de dépôt (B.N..I.,
Crédit L., S. Gle, Crédit d’Escompte nationalisés
en 1945) même chose : « la plupart des
dirigeants furent maintenus à leur poste et l’intrusion de
syndicalistes dans les Conseils d’Administration n’a pas changé
le comportement de ces banques. » (Nº 4)
―
Les usines de guerre (1936) pour rendre service aux militaires
et préparer la nation à la guerre (nº 3)
―
Les Compagnies Aériennes (A.F.) et de Navigation (CGT)
pour leur éviter la faillite après la crise de 1930.
―
Les Chemins de fer (S.N.C.F. 1937) de même pour faire
payer par tous les contribuables ―
pratiquement les salariés ―
le transport des marchandises au tarif le plus bas que demandent les
capitalistes (nº 4)
―
Les Transports parisiens (R.A.T.P., 1946) pour faire payer par
les mêmes contribuables le transport des travailleurs que les
capitalistes ne veulent pas payer.
―
L’électricité et le gaz. Élever
rapidement la production et faire payer par les mêmes salariés
l’équipement nécessaire aux capitalistes voulant avoir
l’énergie à bon marché (nº 4)
―
Les Houillères du Nord et du Pas de Calais, comme Renault,
Berliet, etc. mises sous séquestres pour obtenir un
meilleur rendement des ouvriers décidés à lutter
contre les anciens patrons et à les chasser. (nº 4)
―
Les grands groupes d’Assurance pour libérer l’État
de son principal rival financier.
Résultat de la collaboration réformiste
Les partis dits ouvriers
et la bureaucratie syndicale, qui s’étaient fait les artisans
de cette transformation de Capital privé en Capital d’État,
ont installé leurs représentants dans les conseils
d’administration des entreprises transformées. Ce résultat
a été non de diminuer l’exploitation des travailleurs
mais de la renforcer, car les nouveaux serviteurs de l’État
et du Capital, depuis les Comités d’Entreprise jusqu’aux
Commissions des ministères, avaient plus d’autorité
pour faire taire les ouvriers que les anciens bourgeois.
« Communistes », « Socialistes »,
« Syndicalistes » sont devenus en permanence
les « loyaux gérants » du capitalisme
(comme disait Blum en 1936) ils ont pu déclarer tout à
loisir qu’« il fallait savoir terminer une grève »
(Thorez à la même époque), « se tuer
au travail dans la mine comme le soldat au front »
(Lecoeur en 1945), « retourner ses manches »,
etc., etc. Grâce à eux, grâce à cette
combinaison de la « démocratie populaire »
et du capitalisme bourgeois il fut possible après la
« Libération » :
―
de conserver l’essentiel de la législation de Daladier,
Reynaud. et de Vichy (nº 4) ;
―
de remettre immédiatement au travail la classe ouvrière
sans perdre son temps en revendications comme en 1919 (nº 4) ;
―
de passer sur de vains. préjugés démodés
de 40 h. de travail (nº 4) ;
―
de freiner volontairement la reconstruction grâce au plan
Monnet (nº 4)
En une vingtaine
d’années la bourgeoisie et l’État ont appris à
s’entendre avec un nouveau pouvoir : la bureaucratie syndicale
et politique.
La comparaison entre les
ministères Blum 1936 et Mollet 1956 est éloquente :
en 1936 :
grosse émotion, c’est la première fois que les
socialistes sont au pouvoir. La dialectique du gouvernement de gauche
observe deux phases, dans aucune il n’a de politique propre.
1re phase ―
il se voit imposer une politique par les masses (Accord Matignon…).
Patronat et
Droite ont peur. « Il
ne fut pas utile de recourir aux décrets-lois. Le Sénat
lui-même votait tout » (nº 3).
2e phase ―
après la « pause » il fait la politique
des capitalistes ; celle de la confiance aux porteurs de bons et
de francs et finalement la droite (le Sénat) le chassera pour
gouverner à loisir et avec les pleins pouvoirs cette fois.
En 1956 :
Toujours sans aucune politique propre mais ayant obtenu les pleins
pouvoirs (avec l’assentiment du Parti Communiste) le gouvernement de
gauche fait d’emblée la politique de la droite. Aucune émotion
― c’est normal.
Le gouvernement de
gauche n’a plus à craindre ―
comme avant-guerre ―
« la grève alternée des capitaux et des
travailleurs ». (nº 3) il rassure les premiers et
mate les seconds mieux que la droite. Il a parfaitement appris ce que
Charles Rist regrettait pour lui qu’il ne sache pas en 1937 « la
nécessité de maintenir quel que soit le programma
théorique sur lequel on s’appui les forces permanentes d’un
État. »
(nº 3)
Il n’y a pas plus
d’États
capitalistes que d’États
socialistes mais partout l’État
principal capitaliste et adversaire antinomique du socialisme.
Quand l’État
se propose de servir l’intérêt général il
peut encore abuser pas mal de monde.
Les anarchistes
adversaires aussi également de l’État
que du Capital privé, des écoles étatiques
occidentale qu’orientale, dénoncent ces mythes que sont les
nationalisations et les gouvernements de gauche qui ne peuvent
qu’accroître la bureaucratie et tourner le dos au socialisme.
Ce ne sont jamais les
voies parlementaires qui rapprochent du socialisme (nº 3 et nº
4), mais l’action directe de la classe ouvrière.
Ce sont les deux
chambres « rouges » celle de 1914 et celle de
1936 qui ont jeté le peuple dans les guerres ―
se montrant ainsi meilleurs serviteurs du monstre étatique.
Rôle de la classe ouvrière
Par contre toute la
dynamique économico-sociale est soumise au flux de la
combativité ouvrière : 1919, 1936, 1947, 1953,
1955 et à son reflux : 1938 (nº 3). Flux échappant
entièrement aux bureaucraties « ouvrières »
qui se contentent d’être portées par le flot montant (nº
3).
C’est le prolétariat
qui dicte à la bourgeoisie et à l’État
leurs conditions de profit. C’est l’État
qui reprend tout pour le capital dès que les porte-paroles de
la classe ouvrière se sont amalgamés à lui.
La seule manière
pour les travailleurs d’en finir avec cet interminable jeu de
passe-passe c’est de se saisir du capital installé, des moyens
de production « l’occupation d’usine c’est l’atteinte la
plus grave que l’on
puisse faire à l’autorité patronale […] Un patron
dans une usine remplie par la grève n’y trouve plus sa place
[…] » (Nº 3).
Ce peut être,
surtout, pourvu qu’elle soit généralisée, le
premier pas vers une socialisation fondamentale de l’économie
enlevant toute raison d’être du Capitalisme et de l’État.
C’est dans l’usine, aujourd’hui et sans intermédiaires, que
les ouvriers peuvent construire le véritable socialisme, non
par des représentants envoyés dans les bureaux du
Parlement (bourgeois ou non), des Partis, des Syndicats.
J. Presly