La Presse Anarchiste

Les premières nations

Les États avant les nations

Avant
que n’ap­pa­raisse l’i­dée de Nation les États
res­sem­blaient plus à ce qu’ils sont : à des
créa­tions poli­tiques ne tenant pas compte de l’exis­tence des
peuples. Chaque État assu­mait plei­ne­ment sa voca­tion qui est
de s’é­tendre à l’in­fi­ni en annexant le plus de
ter­ri­toires pos­sible, sans se pré­oc­cu­per de se jus­ti­fier par
l’exis­tence préa­lable de com­mu­nau­tés natu­relles à
libé­rer ou à unir. D’ailleurs les peuples plus
réa­listes ne pre­naient guère d’in­té­rêt à
ces jeux de la guerre et des trai­tés de paix. Aucune volonté
com­mune n’é­tait invo­quée. Seul entrait en ligne de
compte l’ap­pé­tit d’une ville, dila­tée aux dimensions
d’un empire comme Rome ou Byzance, ou d’une dynas­tie agran­dis­sant son
« pré car­ré » comme les « rois
qui firent la France ».

Ville
ou empires tels étaient les deux pôles de l’extension
des États. Villes de com­mer­çants et d’ar­ti­sans où
par­fois s’é­pa­nouis­saient des liber­tés comme dans les
cités grecques, ita­liennes, fla­mandes et puis retom­baient dans
la tyran­nie des grandes familles patri­ciennes : Carthage,
Venise, empires cos­mo­po­lites se suc­cé­dant sur des mosaïques
de peuples cimen­tés par la ter­reur ou la reli­gion comme le
Saint-Empire romain ger­ma­nique, les empires perse , arabe, turc, ceux
de l’Inde et de la Chine et le plus vaste de tous et le plus
éphé­mère : l’empire Mongol.

Quelquefois
la volon­té de domi­na­tion s’in­car­nait dans un peuple apparu
subi­te­ment sur la scène de l’His­toire. Ce peuple, énergique
et fruste, com­ba­tif et avide, ins­tru­ment d’une ville, d’une dynastie,
d’une église ou de son propre appé­tit, s’en­flait de
conquête en conquête puis lui-même s’as­si­mi­lant aux
popu­la­tions, sou­mis, per­dait son éner­gie et disparaissait
comme fac­teur his­to­rique déci­sif. Tels sur­girent les Goths,
les Van­dales, les Arabes, les Nor­mands, les Mon­gols. Ces peuples
étaient deve­nus des classes diri­geantes, mili­taires et
poli­tiques d’en­sembles humains beau­coup plus vastes qu’eux. En
quelque sorte des peuples de sei­gneurs. Jamais ils ne se
consti­tuèrent en Nation.

En
face d’eux d’autres peuples ont lut­té pour ne pas deve­nir des
peuples d’esclaves.

De
même que des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires ont éclaté
depuis la plus haute anti­qui­té, de même par­fois un
peuple entier se sou­le­vait contre l’oc­cu­pant et pro­cla­mait son droit
à l’exis­tence. Ain­si les Grecs contre l’empire perse, les
Juifs contre Rome, les Morisques contre les Espa­gnols. Résistance
vic­to­rieuse ou écra­se­ment, dis­per­sion ou expul­sion, quelle que
fût l’is­sue de la lutte, rares sont les pro­lon­ge­ments jusqu’à
nous. Inva­sions, évo­lu­tions, trans­for­ma­tions diverses au cours
des siècles ont géné­ra­le­ment effa­cé et
com­po­sé de nou­veaux amal­games. Seules les résistances
popu­laires aux der­niers empires conqué­rants ont contribué
à la nais­sance de nations actuelles pou­vant s’at­tri­buer une
ori­gine volon­taire voire révolutionnaire.

Les premières nations

En
1315, à Mor­gart, les che­va­liers de l’empereur d’Allemagne
étaient défaits par les mon­ta­gnards des can­tons boisés
qui com­mandent le St-Gothard, sou­le­vés depuis 7 ans. Ainsi
nais­sait ce qui allait deve­nir la Suisse, pre­mière communauté
d’Eu­rope à conqué­rir d’elle-même son
indépendance.

En
1566 les Pays-Bas se sou­lèvent contre l’oc­cu­pa­tion espagnole.
Pen­dant 80 ans le roi d’Es­pagne essaie de tenir tête envoyant,
contre ceux qu’il appelle les « gueux », ses
meilleures troupes.

En
1648 un même trai­té recon­naît l’indépendance
des Pro­vinces Unies des Pays-Bas et des Can­tons Confédérés
de la Suisse. Cha­cune de ces nations aura alors la fier­té de
devoir son exis­tence, non à la volon­té d’un prince,
mais a la révolte des simples gens contre l’in­jus­tice de
l’oc­cu­pant. Mythes paral­lèles de Guillaume Tell et de Thyl
l’Espiègle.

L’année
1648 était d’ailleurs une année d’es­poir pour les
peuples oppri­més d’Eu­rope. Contem­po­raines des Républiques
suisse et néer­lan­daise, s’é­taient sou­le­vés comme
cette der­nière, contre le roi d’Es­pagne, la République
cata­lane, le Por­tu­gal, Naples et la Sicile. Au même moment la
monar­chie était mena­cée en France par la Fronde et la
Répu­blique anglaise était proclamée.

Après
la révo­lu­tion néer­lan­daise et l’é­chec de la
révo­lu­tion anglaise ce sont les révo­lu­tions américaine
et fran­çaise qui entre­tien­dront le mythe des pays de la
liber­té, de la nation libre.

La
guerre d’in­dé­pen­dance amé­ri­caine, par la capitulation
anglaise de Sara­to­ga (1777) et la défaite de York­town (1781),
prouve que des « Insur­gents » peuvent avoir
rai­son du plus puis­sant roi. La Décla­ra­tion d’Indépendance
et la Décla­ra­tion des Droits pro­pagent l’i­dée de
Répu­blique, sou­ve­rai­ne­té du peuple, de Nation.

Quelques
années plus tard, le qui­pro­quo entre liber­té populaire
et sou­ve­rai­ne­té natio­nale est aggra­vé par la Révolution
fran­çaise. La nation oppo­sée à l’ab­so­lu­tisme du
monarque devient à son tour un abso­lu méta­phy­sique et
moral impo­sé au peuple ; au peuple français
d’a­bord, aux peuples conquis — « libérés »
 — ensuite.

Les nations contre la grande nation

La
bour­geoi­sie révo­lu­tion­naire pour se débar­ras­ser des
masses popu­laires les envoie aux fron­tières à l’assaut
de l’Eu­rope, intro­dui­sant la redou­table inno­va­tion du service
mili­taire uni­ver­sel, digne pen­dant de l’im­pôt et du suffrage
uni­ver­sels. La Révo­lu­tion a hési­té un moment
entre une voca­tion uni­ver­selle à l’é­man­ci­pa­tion des
peuples et sa voca­tion pure­ment fran­çaise. La première
sera conser­vée comme paravent de la seconde. Les « Armées
de la Liber­té » seront vite employées à
essayer de rame­ner à l’es­cla­vage les noirs révoltés
de Saint-Domingue qui construisent la Répu­blique de Haïti.
Mais même en Europe la liber­té de la nation française
n’est conçue que par la néga­tion de celle des autres.

Les
peuples d’Eu­rope les unes après les autres résistent et
se sou­lèvent contre la « Grande Nation ».
Belges, Hol­lan­dais, Suisses, bien­tôt Ita­liens, Alle­mands sont
pro­gres­si­ve­ment inclus dans les limites que la Nation française
croit voir pour elle depuis Dan­ton « mar­quées par
la nature ». L’Em­pire napo­léo­nien ne fera que
pour­suivre l’oeuvre des Assem­blées révo­lu­tion­naires en
la matière.

Successivement
libé­rés, occu­pés, réduits à l’état
de satel­lite « les
Répu­bliques soeurs »
et fina­le­ment annexés ou gou­ver­nés par des fan­toches au
pro­fit de la France, les peuples d’Eu­rope retournent contre celle-ci
les idées nationales.

La
« guerre d’in­dé­pen­dance » espa­gnole, la
« guerre de libé­ra­tion » alle­mande et la
« guerre patrio­tique » russe dressent les
peuples contre la Grande Armée. Et ceux-ci sont victorieux
pas­sant de la guerre de par­ti­sans à la guerre natio­nale ils se
sont vus par­tout sou­mis à la conta­gion du ser­vice militaire
obli­ga­toire. Désor­mais, la guerre, au lieu d’être
affaire de sou­ve­rains et de petites armées de métier,
concerne les peuples entiers. À la guerre en dentelle
suc­cèdent l’hé­ca­tombe des masses et les grandes
sai­gnées nationales.

En
1813 la « bataille des nations » à
Leip­zig a fait contre la France triom­pher l’u­na­ni­mi­té de
l’Europe.

La
Révo­lu­tion fran­çaise a ain­si été à
son corps défen­dant le signal de l’é­veil des
natio­na­li­tés. Elle a accé­lé­ré à
son pro­fit ou à son dom­mage les uni­tés ita­liennes et
alle­mande, elle a essayé de sus­ci­ter la renais­sance nationale
égyp­tienne, you­go­slave, polo­naise et même hongroise.

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