La Presse Anarchiste

Pour l’organisation anarchiste

[(

Une des tâches
assignées par le 1er con­grès des G.A.A.R. au
groupe édi­teur de Noir et Rouge est la sélection
des textes des « clas­siques » anar­chistes mal
con­nus ou jamais traduits et la pub­li­ca­tion de ces textes dans la
mesure où ils peu­vent con­tribuer à clar­i­fi­er telle ou
telle préoc­cu­pa­tion idéologique actuelle.

Le prob­lème de
l’or­gan­i­sa­tion anar­chiste con­stitue une des préoccupations
des anar­chistes de ce pays.

« N.et R. »
a déjà pub­lié sur ce sujet un arti­cle de Maria
Körn, et sous le titre « Pour la Clarté|N & R n°3 »
quelques-uns de nos cama­rades ont apporté quelques précisions
sur la con­cep­tion de l’or­gan­i­sa­tion des mil­i­tants G.A.A.R.

Nous publions
aujour­d’hui une tra­duc­tion d’ar­ti­cles d’Er­ri­co Malat­es­ta parus il
y a 60 ans
dans « l’Ag­i­tazione » journal
anar­chiste italien.

Nous nous efforcerons
dans les prochains numéros de pub­li­er d’autres textes relatifs
à l’or­gan­i­sa­tion anarchiste.

Nous souhaitons
con­naître les opin­ions de nos lecteurs sur ce sujet.

)]

L’organisation

I

Il y a des années
qu’on dis­cute, entre anar­chistes, cette ques­tion. Et, comme il arrive
sou­vent, quand on prend goût à une dis­cus­sion, la
recherche de la vérité est dom­inée par le désir
d’avoir tou­jours rai­son, ou quand les dis­cus­sions théoriques
ne sont qu’une ten­ta­tive de jus­ti­fi­er une con­duite pra­tique inspirée
par d’autres motifs, il se crée une grande con­fu­sion d’idées
et de vocabulaire.

Rap­pelons, en pas­sant et
unique­ment pour nous en débar­rass­er, les sim­ples ques­tions de
mots qui ont atteint par­fois les plus hauts som­mets du ridicule,
comme par exem­ple : « nous ne sommes pas pour
l’or­gan­i­sa­tion mais pour l’har­mon­i­sa­tion » ; « nous
sommes con­tre l’as­so­ci­a­tion mais nous admet­tons l’entente » ;
« nous ne voulons pas de secré­taire et de caissier,
car ce sont des choses autori­taires, mais nous char­geons un camarade
d’ef­fectuer la cor­re­spon­dance et un autre pour garder l’argent »
et pas­sons à la
dis­cus­sion sérieuse.

Il y a par­mi ceux qui
revendiquent le nom d’a­n­ar­chistes, avec divers adjec­tifs ou sans
adjec­tif, deux frac­tions : les par­ti­sans et les adver­saires de
l’organisation.

Si nous ne pou­vons pas
tomber d’ac­cord, tâchons du moins, de nous comprendre.

Et avant tout, faisons
une dis­tinc­tion, puisqu’il s’ag­it d’une triple question :
l’or­gan­i­sa­tion en général comme principe et condition
de vie sociale, aujour­d’hui ain­si que dans la société
future ; l’or­gan­i­sa­tion du par­ti [[Dans
l’édi­tion de 1950, faite par Lui­gi Fab­bri il existe la
remar­que suiv­ante : « aujour­d’hui le mot « parti »
n’ex­iste plus dans notre vocab­u­laire. Mais quand cet arti­cle fut
écrit, il avait le sens de « mouvement
organisé ». »]]
anar­chiste ; et l’or­gan­i­sa­tion des forces pop­u­laires et
spé­ciale­ment celles des mass­es ouvrières pour la
résis­tance con­tre le gou­verne­ment et con­tre le capitalisme.

La nécessité
de l’or­gan­i­sa­tion dans la vie sociale, et je dirais presque la
syn­onymie entre organ­i­sa­tion et société, est une chose
telle­ment évi­dente qu’on a peine à croire qu’on ait pu
la nier.

Pour s’en ren­dre compte
il faut rap­pel­er quelle est la fonc­tion spécifique,
car­ac­téris­tique du mou­ve­ment anar­chiste et com­ment les gens et
les par­tis (anar­chistes, N.d.T.) sont enclins à se laisser
absorber par la ques­tion qui les intéresse plus directement,
oubliant tous les prob­lèmes con­nex­es, à regarder plus
la forme que l’essence, enfin à voir les choses d’un seul côté
et à per­dre ain­si la juste notion de la réalité.

Le mou­ve­ment anarchiste
com­mença comme réac­tion con­tre l’e­sprit d’autorité,
dom­i­nant dans la société civile ain­si que dans tous les
par­tis et toutes les organ­i­sa­tions ouvrières, et s’est grossi
peu à peu de toutes les révoltes soulevées
con­tre les ten­dances autori­taires et centralisatrices.

Il était donc
naturel que beau­coup d’a­n­ar­chistes fussent comme hypnotisés
par cette lutte con­tre l’au­torité et que, croy­ant, sous
l’in­flu­ence de l’é­d­u­ca­tion autori­taire reçue, que
l’au­torité et l’âme de l’or­gan­i­sa­tion sociale, pour
com­bat­tre celle-là devaient com­bat­tre et nier celle-ci.

Cette hypnotisation
arri­va au point de les faire soutenir des choses vraiment
incroyables.

On a com­bat­tu toutes
sortes de coopéra­tion et d’en­tente, considérant
l’as­so­ci­a­tion comme étant l’an­tithèse de l’anarchie ;
on soute­nait que sans accords, sans oblig­a­tions réciproques,
cha­cun faisant ce qui lui passe par la tête sans même
s’in­former de ce que fait l’autre, tout s’harmoniserait
spon­tané­ment ; qu’a­n­ar­chie sig­ni­fie que chaque homme doit
se suf­fire à soi-même et se pro­cur­er tout ce qu’il lui
faut sans échange et sans tra­vail asso­cié ; que
les chemins de fer pou­vaient très bien fonc­tion­ner sans
organ­i­sa­tion que ce serait déjà même arrivé
en Angleterre (? !) ; que la poste n’é­tait pas nécessaire
et que si quelqu’un à Paris voulait écrire une lettre
pour Péters­bourg… il n’avait qu’à la porter lui-même
(! !) etc., etc.

Oui, mais ces bêtises
ont été dites, imprimées, propagées ;
elles ont été accueil­lies par une grande par­tie du
pub­lic comme une expres­sion des idées anar­chistes ; et
ser­vent tou­jours comme armes de com­bat à nos adversaires,
bour­geois ou non, qui veu­lent gag­n­er une vic­toire facile. Et puis ces
bêtis­es ont un rôle négatif en tant que
con­séquences logiques de cer­taines promess­es et elles peuvent
servir comme épreuve expéri­men­tale des « vérités »
qui sont absurdes.

Cer­tains individus,
d’e­sprit lim­ité mais doués d’un fort sens logique,
quand ils ont accep­té ces promess­es, en tirent toutes les
con­séquences pos­si­bles et si leur logique le veut, ils
aboutis­sent, sans man­i­fester le moin­dre trou­ble, aux plus grandes
absur­dités, à la néga­tion des faits les plus
évi­dents. Il y en a d’autres plus cul­tivés et d’esprit
plus large, qui trou­vent tou­jours la façon d’ar­riv­er à
des con­clu­sions plus ou moins raisonnables, même au prix de
mal­traiter la logique ; pour ceux-ci les erreurs théoriques
ont peu ou aucune influ­ence sur leur con­duite pra­tique. Enfin, tant
qu’on ne renonce pas à cer­taines erreurs fon­da­men­tales, on est
tou­jours men­acé par des syl­lo­gismes à l’outrance et on
recom­mence tou­jours « da capo » (en rengaine).

Et l’er­reur fondamentale
des anar­chistes adver­saires de l’or­gan­i­sa­tion est de croire qu’une
organ­i­sa­tion n’est pas pos­si­ble sans autorité et de préférer,
une fois admise cette hypothèse, renon­cer plutôt à
toute organ­i­sa­tion qu’ac­cepter la moin­dre autorité.

Que l’organisation,
c’est-à-dire l’as­so­ci­a­tion par un but déterminé
et avec les formes et les moyens néces­saires pour la
réal­i­sa­tion de ce but, soit une chose néces­saire à
la vie sociale, nous sem­ble évi­dent. L’homme isolé ne
pour­rait même pas vivre la vie d’une brute : il est
inca­pable, sauf dans les régions trop­i­cales et quand la
pop­u­la­tion est exces­sive­ment rare, de se pro­cur­er la nourriture ;
et il est tou­jours inca­pable sans excep­tion, de s’élever à
une vie un tant soit peu supérieure à celle des
ani­maux. Étant,
pour cela, obligé de s’u­nir aux autres hommes ou étant
déjà uni en con­séquence de l’évolution
antérieure de l’e­spèce, il doit ou subir la volonté
des autres (être esclave), ou impos­er sa pro­pre volonté
aux autres (être une autorité) ou vivre avec les autres
en frater­nel accord en vue du plus grand bien-être, c’est à
dire être un asso­cié. Per­son­ne ne peut se dis­penser de
cette néces­sité ; et les anti-organ­isa­teurs les
plus exces­sifs non seule­ment subis­sent l’or­gan­i­sa­tion générale
de la société dans laque­lle ils vivent, mais même
dans les actes volon­taires de leur vie, même dans leurs
révoltes, se parta­gent le devoir, s’or­gan­isant avec
ceux qui sont d’ac­cord avec eux et utilisent les moyens que la
société met à leur dis­po­si­tion… dans la mesure
ou il s’ag­it, bien. enten­du, de choses voulues et faites sérieusement
et non de vagues aspi­ra­tions pla­toniques ou de rêves.

Anar­chie signifie
société organ­isée sans autorité,
en enten­dant par autorité la fac­ulté d’im­pos­er
sa pro­pre volon­té et non pas le fait inévitable et
bien­faisant que celui qui com­prend et sait faire mieux une chose
don­née, à ceux qui sont moins capa­bles que lui.

D’après nous,
l’au­torité non seule­ment n’est pas néces­saire à
l’or­gan­i­sa­tion sociale mais, loin de lui être utile, elle vit
sur elle en par­a­site, entrave son évo­lu­tion et dirige ses
avan­tages au prof­it spé­cial d’une classe don­née qui
exploite et opprime les autres. Tant qu’il y a, dans une
col­lec­tiv­ité, har­monie d’in­térêts, tant que
per­son­ne n’a l’en­vie ni le moyen d’ex­ploiter les autres, il n’y a pas
de traces d’au­torité quand la lutte intes­tine com­mence et que
la col­lec­tiv­ité se partage en vain­queurs et vain­cus, alors
appa­raît l’au­torité, laque­lle est, naturelle­ment, du
côté des plus forts et sert à con­firmer, à
per­pétuer et à agrandir leur victoire.

Nous pen­sons, et c’est
pour cela que nous sommes anar­chistes, que si nous croyions qu’il ne
pou­vait pas avoir d’or­gan­i­sa­tion sans autorité, nous serions
des autori­taires, parce que nous préféri­ons encore
l’au­torité qui entrave et rend triste la vie, à la
désor­gan­i­sa­tion qui la rend impossible.

Du reste, peu importe ce
que nous seri­ons. S’il était vrai que le machin­iste et les
chefs de ser­vice devraient for­cé­ment être des autorités
au lieu de com­pagnons qui font pour tous un tra­vail déterminé,
le pub­lic aimerait, quand même, mieux subir leur autorité
que de voy­ager à pied. Si le chef de poste devait absolument
être une autorité, tout homme sain d’e­sprit supporterait
l’au­torité du chef de poste plutôt que de porter
lui-même sa pro­pre lettre.

Et alors… l’anarchie
serait le rêve de quelques-uns, mais elle ne pour­rait jamais se
réaliser.

(« L’Ag­i­tazione »,
d’An­cone, nº 13, du 4 juin 1897)

II

Une fois admise comme
pos­si­ble l’ex­is­tence d’une col­lec­tiv­ité organ­isée sans
autorité, c’est-à-dire sans force
et pour les anar­chistes il est néces­saire de l’ad­met­tre, parce
qu’autrement l’a­n­ar­chie n’au­rait pas de sens
pas­sons à la dis­cus­sion sur l’or­gan­i­sa­tion du parti
anarchiste.

Dans ce cas, aussi,
l’or­gan­i­sa­tion nous sem­ble utile et néces­saire. Si parti
sig­ni­fie l’ensem­ble des indi­vidus qui ont un but com­mun et
s’ef­for­cent d’at­tein­dre ce but, il est naturel qu’ils s’entendent,
qu’ils unis­sent leurs forces, qu’ils se parta­gent le tra­vail et
qu’ils pren­nent toutes les mesures néces­saires pour atteindre
ce but. Rester isolé, en agis­sant ou en voulant agir chacun
pour son pro­pre compte sans s’en­ten­dre avec les autres, sans se
pré­par­er, sans unir dans un fais­ceau puis­sant les faibles
forces des indi­vidus, c’est se con­damn­er à l’impuissance,
gaspiller l’én­ergie en petits actes sans effi­cac­ité et
bien vite per­dre sa foi dans la cause et tomber dans la complète
inaction.

Mais même ici la
chose nous sem­ble telle­ment évi­dente que, au lieu d’insister
dans la démon­stra­tion directe, nous essaierons de répandre
aux argu­ments des adver­saires de l’organisation.

Et tout d’abord on nous
fait l’ob­jec­tion, pour ain­si dire, préju­di­cielle : « Mais
de quel par­ti nous par­lez-vous ? »
dis­ent-ils « nous
ne sonnes pas un par­ti, nous n’avons pas de programme. »
Et avec cette demande para­doxale ils veu­lent dire que les idées
pro­gressent et changent con­tin­uelle­ment et qu’ils ne veu­lent pas
accepter un pro­gramme fixe, qui peut être bon aujour­d’hui mais
qui sera cer­taine­ment sur­passé demain.

Cela pour­rait être
par­faite­ment exact s’il s’agis­sait de studieux savants qui
recherchent le vrai sans se préoc­cu­per des applications
pra­tiques. Un math­é­mati­cien, un chimiste, un psy­cho­logue, un
soci­o­logue peu­vent dire n’avoir aucun pro­gramme, sauf celui de
rechercher la vérité : ils veu­lent con­naître ;
ils ne veu­lent pas faire quelque chose. Mais l’a­n­ar­chie et le
social­isme ne sont pas des sci­ences ; ce sont des pro­pos, des
pro­jets que les anar­chistes et les social­istes veu­lent met­tre en
pra­tique (réalis­er) et qui pour cela ont besoin d’être
for­mulés en pro­grammes déter­minés. La sci­ence et
l’art des con­struc­tions pro­gressent tous les jours ; mais un
ingénieur qui veut con­stru­ire, ou même détruire
quelque chose, doit faire son plan, ramass­er ses out­ils, et agir
comme si la sci­ence et l’art s’é­taient arrêtés au
moment où il com­mença son tra­vail. Il se peut très
bien qu’il lui arrive de pou­voir utilis­er de nou­velles acquisitions
faites au cours du tra­vail sans renon­cer à la part principale
de son plan ; et il se peut aus­si que les nou­velles découvertes
et les nou­veaux moyens créés par l’in­dus­trie soient
tels qu’il voit la néces­sité d’a­ban­don­ner tout et de
tout recom­mencer. Mais s’il recom­mence, il aura besoin de faire un
nou­veau plan basé sur ce que l’on con­naît et possède
jusqu’à ce moment-là et il ne pour­ra con­cevoir ni
exé­cuter une con­struc­tion amor­phe, avec des matériaux
non-com­posés, sous pré­texte que demain la science
pour­rait sug­gér­er des formes meilleures et l’in­dus­trie fournir
des matéri­aux mieux composés.

Par par­ti anarchiste
nous enten­dons l’ensem­ble de ceux qui veu­lent col­la­bor­er pour
réalis­er l’a­n­ar­chie et qui ont besoin, pour cela, d’un but à
fix­er et d’un chemin à par­courir ; et nous laissons
volon­tiers à leurs élu­cubra­tions tran­scen­dan­tales les
ama­teurs de la vérité absolue et du progrès
con­tin­uel, et qui, d’ailleurs, ne pou­vant jus­ti­fi­er leurs idées
avec la preuve des faits, finis­sent par ne rien faire et découvrir
encore moins.

L’autre objec­tion est
que l’or­gan­i­sa­tion crée des chefs, des autorités. Si
cela est vrai, c’est-à-dire s’il est vrai que les anarchistes
sont inca­pables de se réu­nir et s’ac­corder entre eux sans se
soumet­tre à une autorité, cela sig­ni­fie qu’ils sont
encore trop peu anar­chistes et qu’a­vant de penser à établir
l’a­n­ar­chie dans le monde, ils doivent penser à se rendre
capa­bles eux-mêmes de vivres en anar­chistes. Le remède
ne serait donc pas la non-organ­i­sa­tion mais la prise de conscience
des mem­bres individuels.

Évidem­ment, si
dans une organ­i­sa­tion on charge quelques-uns de tout le tra­vail et
toutes les respon­s­abil­ités, si on subit ce que font quelques
per­son­nes sans don­ner un coup de main et sans essay­er de faire mieux,
ces quelques per­son­nes finiront, même sans le vouloir, par
sub­stituer leur pro­pre volon­té à celle de la
col­lec­tiv­ité. Si dans une organ­i­sa­tion tous les mem­bres ne se
soucient pas de penser, de vouloir com­pren­dre, de se faire expliquer
ce qu’ils ne com­pren­nent pas, d’ex­ercer sur tout et sur tous leurs
fac­ultés cri­tiques, et lais­sent quelques per­son­nes penser pour
tous, ces quelques per­son­nes seront les chefs, les têtes qui
pensent et qui dirigent.

Mais, nous le répétons,
le remède n’est pas dans la non-organ­i­sa­tion. Au contraire,
dans les petites aus­si bien que dans les grandes sociétés,
à part la force bru­tale, cette ques­tion ne se pose même
pas dans notre cas, l’o­rig­ine et la jus­ti­fi­ca­tion de l’autorité
réside dans la désor­gan­i­sa­tion sociale. Quand une
col­lec­tiv­ité a besoin de quelque chose et que ses mem­bres ne
savent pas s’or­gan­is­er spon­tané­ment pour s’en pro­cur­er, surgit
quelqu’un, une autorité, qui pour­voit à ce besoin en se
ser­vant de la force de tous et en dirigeant selon sa volonté.
Si les routes sont peu sûres et si le peu­ple ne sait pas y
pour­voir, appa­raît la police qui, en échange de son
ser­vice, se fait sup­port­er et pay­er, s’im­pose et tyrannise ;
s’il y a besoin d’un pro­duit et que la col­lec­tiv­ité ne sache
pas s’en­ten­dre avec les pro­duc­teurs loin­tains pour se faire envoyer
en échange des pro­duits du pays, appa­raît le commerçant
qui prof­ite du besoin qu’ont les uns de ven­dre et les autres
d’a­cheter et impose les prix qu’il veut aux pro­duc­teurs et aux
consommateurs.

Voyez ce qu’il arrivait
tou­jours par­mi nous : moins nous étions organisés
et plus nous nous trou­vions à la dis­cré­tion (à
la mer­ci) de quelque indi­vidu. Et il est naturel qu’il en soit ainsi.

Nous avons besoin d’être
en con­tact avec les cama­rades des autres local­ités, de
recevoir et de don­ner des nou­velles, mais cha­cun de nous ne peut pas
cor­re­spon­dre per­son­nelle­ment avec tous les cama­rades. Si nous sommes
organ­isés, nous char­geons des cama­rades de tenir la
cor­re­spon­dance pour notre compte, nous les changeons s’ils ne nous
sat­is­font pas et nous pou­vons être au courant sans dépendre
de la bonne volon­té de quelqu’un pour avoir une nouvelle ;
si, au con­traire, nous sommes désor­gan­isés, il y aura
quelqu’un qui aura les moyens et la volon­té de cor­re­spon­dre et
qui con­cen­tr­era dans ses mains toutes les rela­tions, com­mu­ni­quera les
nou­velles qui lui plaisent, à qui il

voudra, et s’il est assez
act­if et assez intel­li­gent, réus­sira à don­ner, à
notre insu, au mou­ve­ment la direc­tion qu’il veut sans qu’il ne nous
reste aucun moyen de con­trôle ; et per­son­ne n’au­ra le
droit de se plain­dre puisque cet indi­vidu agi­ra pour son propre
compte sans aucun man­dat et sans être obligé de rendre
compte de son action à qui que ce soit.

Nous éprou­vons le
besoin d’avoir un jour­nal. Si nous sommes organ­isés, nous
pour­rons réu­nir les moyens pour le lancer et le faire vivre,
nous charg­erons quelques cama­rades de le rédi­ger et de
con­trôler sa direc­tion. Les rédac­teurs lui donneront
cer­taine­ment l’empreinte de leur per­son­nal­ité mais ce seront
tou­jours des gens que nous avons choi­sis et que nous pour­rons changér
s’ils ne nous con­tentent pas. Si au con­traire, nous sommes
désor­gan­isés, quelqu’un qui a assez d’esprit
d’en­tre­prise fera le jour­nal pour son pro­pre compte : il
trou­vera par­mi nous des cor­re­spon­dants, des dis­trib­u­teurs, des
souscrip­teurs et il nous fera coopér­er à ses buts, sans
que nous le sachions ou le voulions ; et, comme il est souvent
arrivé, nous accepterons et sou­tien­drons ce jour­nal même
s’il ne nous plaît pas, même s’il nous sem­ble nuis­i­ble à
la cause, parce que nous serons inca­pables d’en faire un autre qui
représente mieux nos idées.

Si bien que
l’or­gan­i­sa­tion, loin de créer l’au­torité, est le seul
remède à cela et le seul moyen pour que cha­cun de nous
s’habitue à pren­dre une part active et con­sciente dans le
tra­vail col­lec­tif et cesse d’être un instru­ment pas­sif dans les
mains des chefs.

Mais si on ne fait rien
de rien et si tout le monde reste dans l’i­n­ac­tiv­ité complète,
alors cer­taine­ment, il n’y aura ni chefs ni trou­peau, ni commandants
ni com­mandés, mais alors finiront la pro­pa­gande, le par­ti et
même les dis­cus­sions autour de l’or­gan­i­sa­tion et cela, nous
l’e­spérons, n’est l’idéal de personne.

Mais, dit-on,
l’or­gan­i­sa­tion sup­pose l’oblig­a­tion de coor­don­ner sa pro­pre action
avec celle des autres, donc elle vio­le la lib­erté, entrave
l’ini­tia­tive. Il nous paraît cepen­dant, que ce qui gêne
la lib­erté et rend l’ini­tia­tive impos­si­ble, c’est justement
l’isole­ment qui rend impuis­sant. La lib­erté n’est pas un droit
abstrait, mais la pos­si­bil­ité de faire une chose ; cela
est vrai entre nous comme c’est vrai dans la société en
général. C’est dans la coopéra­tion avec les
autres hommes que l’homme trou­ve les moyens pour développer
son activ­ité, sa puis­sance d’initiative.

Certainement,
organ­i­sa­tion sig­ni­fie coor­di­na­tion de forces pour un but com­mun et
oblig­a­tion des organ­isés à ne pas faire de choses
con­traires à ce but. Mais quand il s’ag­it d’organisations
volon­taires, quand ceux qui se trou­vent dans la même
organ­i­sa­tion ont vrai­ment le même but et sont par­ti­sans des
mêmes moyens, les oblig­a­tions récipro­ques, qui les
enga­gent tous, devi­en­nent avan­tageuses pour tous ; et si
quelqu’un renonce à quelque idée particulière,
en hom­mage à l’u­nion, cela veut dire qu’il trou­ve plus
avan­tageux de renon­cer à une idée, que d’ailleurs, tout
seul il ne pour­rait pas réalis­er, que de se priv­er de la
coopéra­tion des autres dans les choses qu’il considère
plus importantes.

Si, d’autre part, un
indi­vidu con­sid­ère qu’au­cune des organ­i­sa­tions existantes
n’ac­cepte ses idées et ses méth­odes dans ce qu’elles
ont d’essen­tiel et que dans aucune il ne pour­rait développer
son indi­vid­u­al­ité de la façon qu’il entend, alors il
fera mieux de rester dehors ; mais alors, s’il ne veut pas
rester inac­t­if et impuis­sant, il devra chercher d’autres individus
qui pensent comme lui et se faire l’ini­ti­a­teur d’une nouvelle
organisation.

Une autre objec­tion, et
c’est la dernière dont nous nous entre­tien­drons, c’est
qu’é­tant organ­isés nous sommes plus exposés aux
per­sé­cu­tions du gouvernement.

Il nous sem­ble plutôt
qu’on peut se défendre plus effi­cace­ment dans la mesure où
on est mieux organ­isé. Et en effet, chaque fois que les
per­sé­cu­tions nous ont sur­pris désor­gan­isés, on
nous a dis­per­sés et on a réduit à zéro
notre tra­vail précé­dent ; tan­dis que lorsque nous
étions organ­isés, elles nous fai­saient plus de bien que
de mal. Et c’est la même chose en ce qui con­cerne l’intérêt
per­son­nel des indi­vidus isolés : l’ex­em­ple des dernières
per­sé­cu­tions qui ont frap­pé les isolés autant
que les organ­isés et peut-être plus grave­ment en est
suff­isant. Ceci est val­able pour ceux qui, isolés ou non, font
au moins de la pro­pa­gande indi­vidu­elle ; pour ceux qui ne font
rien et cachent bien leurs opin­ions, le dan­ger est, bien entendu,
moin­dre mais ils ne sont d’au­cune util­ité pour la cause.

Le seul résultat
qu’on obtient, du point de vue des per­sé­cu­tions, en restant
désor­gan­isés, c’est d’au­toris­er les gou­verne­ments à
nous nier le droit d’as­so­ci­a­tion et à ren­dre pos­si­ble ces
mon­strueux procès pour asso­ci­a­tion de délit, ce qu’ils
n’oseraient pas faire con­tre des gens qui affir­ment à haute
voix et publique­ment le droit et le fait d’être associés
car s’ils osaient, le résul­tat serait à l’a­van­tage de
la propagande.

Du reste, il est naturel
que l’or­gan­i­sa­tion prenne les formes que les circonstances
con­seil­lent et imposent. L’im­por­tant n’est pas l’organisation
formelle mais l’e­sprit de l’or­gan­i­sa­tion. Il peut y avoir des cas où,
à cause des attaques déchaînées de la
réac­tion, il sera utile de sus­pendre toute cor­re­spon­dance, de
cess­er toute réu­nion ; ce sera tou­jours un dom­mage, mais
si la volon­té d’être organ­isés sub­siste, si
l’e­sprit d’as­so­ci­a­tion reste vivant, si la péri­ode précédente
d’ac­tiv­ités coor­don­nées avait mul­ti­plié les
rela­tions per­son­nelles, pro­duit de solides ami­tiés et créé
un vrai accord d’idées et de con­duite entre les camarades,
alors le tra­vail des indi­vidus même isolés contribuera
au but com­mun et on trou­vera vite une façon de se réunir
de nou­veau et de répar­er le dom­mage subi.

[…] Tout ce que nous
avons dit ici est pour ces cama­rades qui sont réellement
adver­saires du principe de l’or­gan­i­sa­tion. D’autre part, à
ceux qui com­bat­tent l’or­gan­i­sa­tion unique­ment parce qu’ils ne
sym­pa­thisent pas avec les indi­vidus qui en font par­tie, nous leur
dis­ons : faites vous-mêmes, avec ceux qui sont d’accord
avec vous, une autre organ­i­sa­tion. Nous aime­ri­ons qu’on soit tous
d’ac­cord et qu’on réu­nisse en un fais­ceau puis­sant toutes les
forces de l’a­n­ar­chisme ; mais nous ne croyons pas à la
solid­ité des organ­i­sa­tions faites à force de
con­ces­sions et de sous-enten­dus et où il n’y a pas d’accords
et de sym­pa­thie réelle entre les mem­bres. Il vaut mieux être
désunie que mal unis. Pour­tant nous voudri­ons que chacun
s’u­nisse avec ses amis qu’il n’y ait pas de forces isolées, de
forces perdues.

(« L’Ag­i­tazione »
d’An­cona, nº 14 du 11 juin 1897)

III

Le 3e article
est dédié à « l’or­gan­i­sa­tion des
mass­es des tra­vailleurs pour la résis­tance con­tre le
gou­verne­ment et les patrons ».

E. Malat­es­ta


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