Faute d’avoir su empêcher la répression en Algérie, les ouvriers sont contraints de se battre pour ne pas la payer.
La
guerre d’Algérie, dans sa 4e année, restera
l’une des plus graves responsabilités de la classe ouvrière
française, qui, seule, avait le pouvoir ―
et le devoir de classe ― de la
rendre impossible. Mais depuis 10 ans, si l’État français
vit, à crédit, au-dessus de ses moyens, le prolétariat
de ce pays au lieu de reprendre, par la lutte collective, ce
que le capital et l’État lui volent, préfère le
leur racheter, à crédit. Entrant, par le jeu de
l’endettement dans une plus grande dépendance à l’égard
de ceux-ci et perdant par là même une partie de ses
possibilités d’auto-émancipation en tant que classe.
Les
ouvriers de France se sont installés dans la guerre d’Algérie
et, hormis les militants ouvriers et les familles des appelés
ou maintenus, croient même parfois, la propagande aidant, que
l’Algérie est comme la Bretagne ou l’Auvergne… que sa perte
engendrerait le chômage… que le pétrole saharien est à
« nous » (?
) et qu’il n’y a aucune raison de
l’abandonner aux Américains ou aux Russes (?
).
Les
gens du pouvoir, avec un entêtement sénile crachotent
dans tous les micros que « L’Algérie c’est la
France » sans tenir compte que 9 millions de ces Français
à la mode de Bretagne, affirment, au contraire qu’ils sont
Algériens. Bien sûr il y a des gens du Pouvoir, qui,
tenant compte des faits, sont beaucoup moins optimistes et commencent
à penser que la solution sera politique avant d’être
militaire, que la France s’essouffle dans une guerre qu’elle ne
pourra jamais gagner totalement… qu’il est temps de sauver ce qui
peut encore l’être…
Les
Algériens, eux aussi, s’installent dans la guerre, les
combattants avec la perspective d’un nouvel hiver au maquis ―
les civils, dans la terreur. Tout un peuple couchant tout habillé
dans l’attente des « paras » ―
Mais dans l’attente surtout de sa liberté ―
De ce qu’il croit être sa liberté, car l’indépendance
politique (l’indépendance économique étant
avant longtemps inconcevable) ne saurait être qu’un palier et
les plus graves problèmes se poseront aux Algériens
lorsque, « maîtres de leurs destinées comme
les Français le sont en France », ils devront
continuer la lutte « contre leurs propres généraux »
et cela tout en construisant leur pays.
Le
F.L.N., s’il semble ne pas se préoccuper beaucoup de cette
phase de l’avenir algérien (on ne lui connaît
pratiquement pas de programme économique, ni même
politique !), s’applique présentement à ne pas
être seulement l’état-major militaire d’un peuple en
lutte. Il a mis en place une administration assez poussée,
clandestine ou au grand jour selon qu’elle se trouve dans une région
contrôlée militairement ou non par lui. Notre souvenir
des Résistances européennes ne nous laisse pratiquement
pas ― mis à part
peut-être les partisans Yougoslaves ―
d’exemples de cette sorte de prise en charge des choses et des gens
parallèle à l’action militaire. Ni ces services
sociaux, ni ces pensions aux veuves et familles de maquisards que le
F.L.N. a instauré ―
d’après les enquêtes en Algérie de journalistes
étrangers. Ces responsabilités gestionnaires sont
intéressantes à enregistrer. La collecte de fonds,
véritable impôt proportionnel aux ressources de chaque
Algérien est le signe d’une puissance que nos résistances
n’avaient pas ― mais qu’avait
su acquérir la résistance Vietnamienne par exemple —.
Il est encore difficile de dire dans quelle mesure elle témoigne
plus d’une adhésion populaire que de pressions décelables
jusqu’en France même et jusque sur les plus riches colons en
Algérie. Les délégations extérieures du
Front dans toutes les capitales sont, elles aussi, l’expression de la
force et de l’organisation de ce qu’est un nouvel État en
formation avec son armée, son administration sociale, ses
impôts, ses consulats.
Le
pétrole découvert au Sahara vient considérablement
compliquer les choses en ce sens que l’État français
voit en lui le futur pétrole français lui
épargnant autant de débours en zone dollar. Ce qui le
renforce dans sa volonté de garder l’Algérie française,
point de vue parfaitement utopique, car pour garder les centaines de
kilomètres de pipe-lines acheminant le pétrole saharien
aux ports méditerranéens, dans une Algérie
française contre la volonté des Algériens il lui
faudrait en permanence plus de troupes que celles employées
présentement à la « pacification ».
Le pétrole saharien n’arrivera aux ports que si les Algériens
le veulent bien, c’est-à-dire selon les modalités que
l’Algérie indépendante adoptera par contrat (sur la
base de quel pourcentage ? 50 % Algérie — 50 %
France ou 75 % – 25 % ? Car déjà des
participations américaines ont été sollicitées
et offertes par la France. La fameuse part française dans le
pétrole saharien risque finalement d’être très
réduite.
Le
coût de la guerre d’Algérie (700 milliards par an)
entraîne, loin de ces rêves, une hausse des prix très
sensible depuis cet été. Et c’est la diminution du
pouvoir d’achat qui, seule, a secoué une certaine apathie
ouvrière. La grève du gaz et de l’électricité
du 16 octobre a frappé l’opinion ouvrière en faisant la
preuve de l’efficacité que donne l’unité d’action. Elle
a certainement rendu possible le succès de la grève de
24 heures du 25 octobre notamment dans les transports. Par contre la
métallurgie semble longue à s’éveiller. Mais le
facteur le plus important dans la lutte qui commence nous est donné
par les ouvriers de Loire-Atlantique.
L’action
directe à laquelle ils savent avoir recours, les succès
qu’ils ont obtenus par elle dans le passé, font des ouvriers
nazairiens et nantais l’avant-garde de la lutte en France. Ils nous
montrent, en même temps, qu’une grande combativité,
qu’ils savent, lorsque les nécessités de la lutte de
classe le justifie, aller au-delà des syndicats, forçant
par-là les responsables syndicaux généralement
accoutumés à la coexistence avec le patronat et aux
politesses du tapis vert paritaire, à faire face dans les
usines et dans les rues, au patronat et à ses chiens de garde.
Bien sûr, à l’échelon des confédérations
syndicales la lutte directe constitue un bouleversement du ronron
habituel de l’appareil et, à cet échelon, il n’est pas
douteux que l’on cherche à freiner ce renouveau ouvrier (on
note toutefois un durcissement de la CGT pour des motifs
particuliers, durcissement qu’elle veut exclusivement sur ses mots
d’ordre).
Le
problème pour nous devrait être, en premier, d’exiger de
nos syndicats, qu’ils organisent une solidarité ouvrière
envers ceux de Loire-Atlantique. Si nous drainions des fonds vers eux
― dont les conséquences
de la lutte seront déterminantes de l’accueil qui sera fait
aux cahiers de revendications des ouvriers de toute la France
― ils pourraient tenir
et ne plus être a la merci des lock-out patronaux.
De
toute façon c’est grâce à eux que le 25 octobre
les cheminots de Caen et de Calais n’ont pas hésité à
sortir de l’écrin constitutionnel où l’on enferme la
grève légale, pour défendre leur grève
contre leurs cadres jaunes et les CRS.
C’en
est donc fini de l’immobilisme. D’une part un État aux abois,
sur la pente savonnée de l’inflation, contraint à des
expédients au jour le jour (Emprunt de 100 millions de dollars
d’origine allemande de l’UEP ―
l’argent n’a pas d’odeur pour les « patriotes »
français. ― Aumône
probable de 150 ou 200 millions d’avance de la Banque de France donc
autant d’inflation, et cela pour « assainir »
seulement jusqu’au 1er janvier 1958, impôts et
tentative de blocage des salaires, etc.).
De
l’autre, s’additionnant, un peuple Algérien engagé à
fond dans une lutte rendue irréversible par la répression
même, et une classe ouvrière française contrainte
de se défendre pour protéger son pouvoir d’achat en
attendant qu’elle attaque pour l’accroître.
Désormais
il semble que des forces aussi disproportionnées cessent de
s’équilibrer et que, si l’État Français
s’obstine dans l’impasse, nous assistions avant peu à une
généralisation de la revendication en France, à
une situation de plus en plus ambiguë et contradictoire en
Algérie, avec, entre temps, des tentatives fascistes au nom du
« salut public ».
La
solution « idéale » que nous pourrions
esquisser, comme beaucoup d’autres, ne pourrait résider que
dans des mesures exceptionnelles. Politiquement, la négociation
en Algérie avec ceux qui combattent et avec les jeunes États
tunisien et marocain devrait aboutir à une fédération
maghrébine indépendante.
Économiquement,
seules des structures de caractère socialiste
pourraient, tant pour la France que l’union maghrébine,
permettre, à la première de poursuivre, mais au
profit du peuple, la paradoxale expansion industrielle dont elle est
actuellement l’objet ― à
la seconde : en bénéficiant d’investissements
français et étrangers au moins égaux aux fonds
mis en oeuvre pour la « pacification », de se
donner un équilibre dans lequel le pétrole saharien
serait un notable atout.
Quant
à la vraie solution, celle qui au lieu d’amoindrir les
craintes rend possible tous les espoirs, celle-là dépend
des peuples, tous opprimés. Mais on ne pourra
l’envisager que pour autant que les peuples auront acquis la
conscience d’être les éternelles victimes des menées
capitalistes et étatiques et la volonté de prendre en
main collectivement leur émancipation vers la société
sans classes et sans état.
Il
est fort possible que cette aspiration vers le communisme libertaire
ne soit pas le seul résultat de la propagande anarchiste, mais
qu’à un certain carrefour de l’histoire sociale les ouvriers
ne voient plus d’autres voie que LA LEUR,
comme nous le montre l’exemple des ouvriers hongrois insurgés
il y a un an et qui tentèrent, vainement hélas !
de confier à leurs conseils ouvriers l’organisation des
choses.
N.
et R.