La Presse Anarchiste

Trois années de guerre

Faute d’a­voir su empê­cher la répres­sion en Algé­rie, les ouvriers sont contraints de se battre pour ne pas la payer.

La
guerre d’Al­gé­rie, dans sa 4e année, restera
l’une des plus graves res­pon­sa­bi­li­tés de la classe ouvrière
fran­çaise, qui, seule, avait le pou­voir
et le devoir de classe de la
rendre impos­sible. Mais depuis 10 ans, si l’É­tat français
vit, à cré­dit, au-des­sus de ses moyens, le prolétariat
de ce pays au lieu de reprendre, par la lutte col­lec­tive, ce
que le capi­tal et l’É­tat lui volent, pré­fère le
leur rache­ter, à cré­dit. Entrant, par le jeu de
l’en­det­te­ment dans une plus grande dépen­dance à l’égard
de ceux-ci et per­dant par là même une par­tie de ses
pos­si­bi­li­tés d’au­to-éman­ci­pa­tion en tant que classe.

Les
ouvriers de France se sont ins­tal­lés dans la guerre d’Algérie
et, hor­mis les mili­tants ouvriers et les familles des appelés
ou main­te­nus, croient même par­fois, la pro­pa­gande aidant, que
l’Al­gé­rie est comme la Bre­tagne ou l’Au­vergne… que sa perte
engen­dre­rait le chô­mage… que le pétrole saha­rien est à
« nous » (?) et qu’il n’y a aucune rai­son de
l’a­ban­don­ner aux Amé­ri­cains ou aux Russes (?).

Les
gens du pou­voir, avec un entê­te­ment sénile crachotent
dans tous les micros que « L’Al­gé­rie c’est la
France » sans tenir compte que 9 mil­lions de ces Français
à la mode de Bre­tagne, affirment, au contraire qu’ils sont
Algé­riens. Bien sûr il y a des gens du Pou­voir, qui,
tenant compte des faits, sont beau­coup moins opti­mistes et commencent
à pen­ser que la solu­tion sera poli­tique avant d’être
mili­taire, que la France s’es­souffle dans une guerre qu’elle ne
pour­ra jamais gagner tota­le­ment… qu’il est temps de sau­ver ce qui
peut encore l’être…

Les
Algé­riens, eux aus­si, s’ins­tallent dans la guerre, les
com­bat­tants avec la pers­pec­tive d’un nou­vel hiver au maquis
les civils, dans la ter­reur. Tout un peuple cou­chant tout habillé
dans l’at­tente des « paras »
Mais dans l’at­tente sur­tout de sa liber­té
De ce qu’il croit être sa liber­té, car l’indépendance
poli­tique (l’in­dé­pen­dance éco­no­mique étant
avant long­temps incon­ce­vable) ne sau­rait être qu’un palier et
les plus graves pro­blèmes se pose­ront aux Algériens
lorsque, « maîtres de leurs des­ti­nées comme
les Fran­çais le sont en France », ils devront
conti­nuer la lutte « contre leurs propres généraux »
et cela tout en construi­sant leur pays.

Le
F.L.N., s’il semble ne pas se pré­oc­cu­per beau­coup de cette
phase de l’a­ve­nir algé­rien (on ne lui connaît
pra­ti­que­ment pas de pro­gramme éco­no­mique, ni même
poli­tique !), s’ap­plique pré­sen­te­ment à ne pas
être seule­ment l’é­tat-major mili­taire d’un peuple en
lutte. Il a mis en place une admi­nis­tra­tion assez poussée,
clan­des­tine ou au grand jour selon qu’elle se trouve dans une région
contrô­lée mili­tai­re­ment ou non par lui. Notre souvenir
des Résis­tances euro­péennes ne nous laisse pratiquement
pas mis à part
peut-être les par­ti­sans You­go­slaves
d’exemples de cette sorte de prise en charge des choses et des gens
paral­lèle à l’ac­tion mili­taire. Ni ces services
sociaux, ni ces pen­sions aux veuves et familles de maqui­sards que le
F.L.N. a ins­tau­ré
d’a­près les enquêtes en Algé­rie de journalistes
étran­gers. Ces res­pon­sa­bi­li­tés ges­tion­naires sont
inté­res­santes à enre­gis­trer. La col­lecte de fonds,
véri­table impôt pro­por­tion­nel aux res­sources de chaque
Algé­rien est le signe d’une puis­sance que nos résistances
n’a­vaient pas mais qu’a­vait
su acqué­rir la résis­tance Viet­na­mienne par exemple —.
Il est encore dif­fi­cile de dire dans quelle mesure elle témoigne
plus d’une adhé­sion popu­laire que de pres­sions décelables
jus­qu’en France même et jusque sur les plus riches colons en
Algé­rie. Les délé­ga­tions exté­rieures du
Front dans toutes les capi­tales sont, elles aus­si, l’ex­pres­sion de la
force et de l’or­ga­ni­sa­tion de ce qu’est un nou­vel État en
for­ma­tion avec son armée, son admi­nis­tra­tion sociale, ses
impôts, ses consulats.

Le
pétrole décou­vert au Saha­ra vient considérablement
com­pli­quer les choses en ce sens que l’É­tat français
voit en lui le futur pétrole fran­çais lui
épar­gnant autant de débours en zone dol­lar. Ce qui le
ren­force dans sa volon­té de gar­der l’Al­gé­rie fran­çaise,
point de vue par­fai­te­ment uto­pique, car pour gar­der les cen­taines de
kilo­mètres de pipe-lines ache­mi­nant le pétrole saharien
aux ports médi­ter­ra­néens, dans une Algérie
fran­çaise contre la volon­té des Algé­riens il lui
fau­drait en per­ma­nence plus de troupes que celles employées
pré­sen­te­ment à la « pacification ».
Le pétrole saha­rien n’ar­ri­ve­ra aux ports que si les Algériens
le veulent bien, c’est-à-dire selon les moda­li­tés que
l’Al­gé­rie indé­pen­dante adop­te­ra par contrat (sur la
base de quel pour­cen­tage ? 50 % Algé­rie — 50 %
France ou 75 % – 25 % ? Car déjà des
par­ti­ci­pa­tions amé­ri­caines ont été sollicitées
et offertes par la France. La fameuse part fran­çaise dans le
pétrole saha­rien risque fina­le­ment d’être très
réduite.

Le
coût de la guerre d’Al­gé­rie (700 mil­liards par an)
entraîne, loin de ces rêves, une hausse des prix très
sen­sible depuis cet été. Et c’est la dimi­nu­tion du
pou­voir d’a­chat qui, seule, a secoué une cer­taine apathie
ouvrière. La grève du gaz et de l’électricité
du 16 octobre a frap­pé l’o­pi­nion ouvrière en fai­sant la
preuve de l’ef­fi­ca­ci­té que donne l’u­ni­té d’ac­tion. Elle
a cer­tai­ne­ment ren­du pos­sible le suc­cès de la grève de
24 heures du 25 octobre notam­ment dans les trans­ports. Par contre la
métal­lur­gie semble longue à s’é­veiller. Mais le
fac­teur le plus impor­tant dans la lutte qui com­mence nous est donné
par les ouvriers de Loire-Atlantique.

L’action
directe à laquelle ils savent avoir recours, les succès
qu’ils ont obte­nus par elle dans le pas­sé, font des ouvriers
nazai­riens et nan­tais l’a­vant-garde de la lutte en France. Ils nous
montrent, en même temps, qu’une grande combativité,
qu’ils savent, lorsque les néces­si­tés de la lutte de
classe le jus­ti­fie, aller au-delà des syn­di­cats, forçant
par-là les res­pon­sables syn­di­caux généralement
accou­tu­més à la coexis­tence avec le patro­nat et aux
poli­tesses du tapis vert pari­taire, à faire face dans les
usines et dans les rues, au patro­nat et à ses chiens de garde.
Bien sûr, à l’é­che­lon des confédérations
syn­di­cales la lutte directe consti­tue un bou­le­ver­se­ment du ronron
habi­tuel de l’ap­pa­reil et, à cet éche­lon, il n’est pas
dou­teux que l’on cherche à frei­ner ce renou­veau ouvrier (on
note tou­te­fois un dur­cis­se­ment de la CGT pour des motifs
par­ti­cu­liers, dur­cis­se­ment qu’elle veut exclu­si­ve­ment sur ses mots
d’ordre).

Le
pro­blème pour nous devrait être, en pre­mier, d’exi­ger de
nos syn­di­cats, qu’ils orga­nisent une soli­da­ri­té ouvrière
envers ceux de Loire-Atlan­tique. Si nous drai­nions des fonds vers eux
dont les conséquences
de la lutte seront déter­mi­nantes de l’ac­cueil qui sera fait
aux cahiers de reven­di­ca­tions des ouvriers de toute la France
ils pour­raient tenir
et ne plus être a la mer­ci des lock-out patronaux.

De
toute façon c’est grâce à eux que le 25 octobre
les che­mi­nots de Caen et de Calais n’ont pas hési­té à
sor­tir de l’é­crin consti­tu­tion­nel où l’on enferme la
grève légale, pour défendre leur grève
contre leurs cadres jaunes et les CRS.

C’en
est donc fini de l’im­mo­bi­lisme. D’une part un État aux abois,
sur la pente savon­née de l’in­fla­tion, contraint à des
expé­dients au jour le jour (Emprunt de 100 mil­lions de dollars
d’o­ri­gine alle­mande de l’UEP
l’argent n’a pas d’o­deur pour les « patriotes »
fran­çais. Aumône
pro­bable de 150 ou 200 mil­lions d’a­vance de la Banque de France donc
autant d’in­fla­tion, et cela pour « assainir »
seule­ment jus­qu’au 1er jan­vier 1958, impôts et
ten­ta­tive de blo­cage des salaires, etc.).

De
l’autre, s’ad­di­tion­nant, un peuple Algé­rien enga­gé à
fond dans une lutte ren­due irré­ver­sible par la répression
même, et une classe ouvrière fran­çaise contrainte
de se défendre pour pro­té­ger son pou­voir d’a­chat en
atten­dant qu’elle attaque pour l’accroître.

Désormais
il semble que des forces aus­si dis­pro­por­tion­nées cessent de
s’é­qui­li­brer et que, si l’É­tat Français
s’obs­tine dans l’im­passe, nous assis­tions avant peu à une
géné­ra­li­sa­tion de la reven­di­ca­tion en France, à
une situa­tion de plus en plus ambi­guë et contra­dic­toire en
Algé­rie, avec, entre temps, des ten­ta­tives fas­cistes au nom du
« salut public ».

La
solu­tion « idéale » que nous pourrions
esquis­ser, comme beau­coup d’autres, ne pour­rait rési­der que
dans des mesures excep­tion­nelles. Poli­ti­que­ment, la négociation
en Algé­rie avec ceux qui com­battent et avec les jeunes États
tuni­sien et maro­cain devrait abou­tir à une fédération
magh­ré­bine indépendante.

Économiquement,
seules des struc­tures de carac­tère socia­liste
pour­raient, tant pour la France que l’u­nion maghrébine,
per­mettre, à la pre­mière  de pour­suivre, mais au
pro­fit du peuple, la para­doxale expan­sion indus­trielle dont elle est
actuel­le­ment l’ob­jet à
la seconde : en béné­fi­ciant d’investissements
fran­çais et étran­gers au moins égaux aux fonds
mis en oeuvre pour la « paci­fi­ca­tion », de se
don­ner un équi­libre dans lequel le pétrole saharien
serait un notable atout.

Quant
à la vraie solu­tion, celle qui au lieu d’a­moin­drir les
craintes rend pos­sible tous les espoirs, celle-là dépend
des peuples, tous oppri­més. Mais on ne pourra
l’en­vi­sa­ger que pour autant que les peuples auront acquis la
conscience d’être les éter­nelles vic­times des menées
capi­ta­listes et éta­tiques et la volon­té de prendre en
main col­lec­ti­ve­ment leur éman­ci­pa­tion vers la société
sans classes et sans état.

Il
est fort pos­sible que cette aspi­ra­tion vers le com­mu­nisme libertaire
ne soit pas le seul résul­tat de la pro­pa­gande anar­chiste, mais
qu’à un cer­tain car­re­four de l’his­toire sociale les ouvriers
ne voient plus d’autres voie que LA LEUR,
comme nous le montre l’exemple des ouvriers hon­grois insurgés
il y a un an et qui ten­tèrent, vai­ne­ment hélas !
de confier à leurs conseils ouvriers l’or­ga­ni­sa­tion des
choses.

N.
et R.

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