États
multinationaux
À
côté des États nationaux dont la devise pourrait
être celle qu’ont voulu se donner les Indonésiens :
« Une seule nation, Un seul peuple, Une seule langue »
a paru une autre catégorie d’États. Des États où
l’assimilation linguistique, culturelle, nationale des minorités
à la majorité n’était pas recherchée. Le
type en est la Suisse où chaque canton parle la langue qu’il
veut et où à l’intérieur de chaque canton,
chaque village, chaque famille peut librement se développer
dans son idiome d’origine. La parfaite harmonie qui règne en
Suisse en matière de plurilinguisme est la preuve que toutes
les craintes soulevées dans les États nationaux dès
que l’on parle de ce problème sont totalement dénuées
de fondement. La prétendue nécessité pour tout
le monde de parler la même langue est un exemple parfait du
faux problème et le spectre de Babel que l’on agite alors est
d’une navrante pauvreté. Le fait que plusieurs populations
cohabitent et se pénètrent en conservant leurs langues
propres, loin d’établir des barrières, permet à
chacune de s’enrichir et d’ouvrir un peu plus ses horizons. « Autant
on sait de langues autant de fois on est homme » disait
Goethe. Le côtoiement de parlers divers stimule l’aptitude à
comprendre la diversité du monde au lieu d’enfermer dans un
fallacieux et superbe isolement.
En
Suisse trois langues sont « officielles » bien
que parlées par des proportions très inégales de
la population : l’allemand (70 %), le français
(21 %) et l’italien (5 %) et la quatrième le
romanche (4 %) considérée depuis peu comme langue
« nationale » n’a jamais été
persécutée.
Au
tri ou quadrilinguisme de l’État suisse correspond le bi et
dans une très faible mesure le tri-linguisme de l’État
belge. Mais là, l’égalité des langues n’existe
depuis la fondation de l’État (1830) que théoriquement.
L’égalité réelle a dû être conquise
par la suite. Alors que 60 % de la population parle un dialecte
néerlandais, le flamand, la langue de la bourgeoisie, de
l’État, de la Capitale, des villes, du Parlement, de la
législation, des ministères, de l’administration, de
l’armée, des universités, de l’enseignement secondaire
et du haut clergé a longtemps été exclusivement
le français bien que langue maternelle de seulement 40 %
des Belges. Un fort mouvement national « flamingant »
est, par une incessante lutte, parvenu à promouvoir le flamand
« langue des pauvres » dans tous les secteurs
de la société belge. Et ce n’est qu’au XXe
siècle que les gens d’expression néerlandaise (et
accessoirement d’expression allemande dans quelques cantons de l’Est)
et gens d’expression française (Wallons) ont, au terme d’une
suite de réformes, vu leur langue occuper une place
correspondant à leur importance numérique respective.
Un
processus analogue en Finlande a conduit le mouvement national
« fennomane » à faire de la langue du
peuple finnois représentant plus de 90 % de la population
l’égale de la langue suédoise parlée par une
classe dirigeante descendant d’anciens colons et possédant la
haute main sur la propriété terrienne et industrielle
et sur l’État malgré sa faible importance numérique
(environ 9 %). Aujourd’hui les deux langues sont employées
librement par chacune des deux fractions, finnoise ou suédoise,
de la population finlandaise. Et cette égalité
linguistique n’a fait qu’accélérer l’émancipation
sociale des ouvriers, paysans, forestiers et marins finnois.
On
est arrivé à la même dualité linguistique
dans les anciens dominions britanniques de peuplement européen
conquis sur la France ou les Pays-Bas.
L’Anglais
est l’égal du français (30 % de la population) au
Canada et de l’Afrikaan (dialecte néerlandais parlé par
60 % des Européens) en Afrique du Sud.
L’Irlande
même a instauré l’égalité entre l’anglais
et l’irlandais (gaélique) qui n’est plus aujourd’hui que la
langue maternelle d’à peine 10 % des habitants de l’île.
Mais,
à côté de ces États bi, tri ou au maximum
quadri nationaux sont apparus d’autres où la diversité
reconnue et officielle est encore plus grande. L’URSS en est le type
où depuis la Révolution d’Octobre la politique des
nationalités a encouragé l’expression de chaque langue
nationale. 32 républiques « autonomes »,
23 régions « autonomes » ont été
successivement crées ayant chacune sa langue nationale. Mais
les autres minorités nationales trop dispersées ou trop
réduites pour recevoir une structure politique ont elles aussi
l’usage officiel de leur langue portant le nombre total de 60 à
180. Leur importance très inégale depuis les grandes
langues slaves, russes (plus de 50 %), ukrainien (15 %),
biélorusses (3 %) les langues turco-tartares (uzbek :
1,5 %, kazakh : 1 %, Azeri : 0,7 %, Tartar :
0,6 %, etc.) jusqu’à certaines langues caucasiennes
(géorgien) indo-européenne (roumain, letho-lituanien,
arménien…) ou finno-ougrienne (este…) encore plus faibles
numériquement. En quelque partie du territoire qu’il se trouve
tout groupe national suffisamment nombreux pour avoir une école
reçoit l’enseignement dans l’une des 180 langues.
Ce
régime de multinationalité a été
introduit dans toutes les démocraties populaires qui s’y
prêtaient. D’abord dans la Yougoslavie plurinationale par
vocation puisque composée de cinq peuples slaves parlant trois
langues officielles (serbo-croate 75 %, slovène 8 %,
macédonien 5 %) et de nombreuses minorités
(albanais 4 %, hongrois 3 %, etc.). 6 républiques
fédérées et 2 régions autonomes furent
crées et chaque minorité peut partout s’exprimer et
recevoir l’enseignement dans sa langue.
En
Tchécoslovaquie, après l’expulsion des minorités
« ennemies » allemande et hongroise, une
autonomie fut accordée au peuple slovaque. En Roumanie fut
constituée la « République Autonome
Magyare » pour la minorité hongroise de
Transylvanie, et, toutes les autres populations ont droit à
l’usage de leur langue nationale. Jusqu’en Allemagne de l’Est les
Sorabes de la « Domowina », ou Slaves de
Lusace, reçurent une autonomie culturelle inconnue depuis des
siècles d’assimilation forcée.
En
Chine la même politique fut appliquée aux peuples
victimes de la sinisation, du « Grand Hanisme »
et apparurent de nombreuses républiques autonomes sur les
confins : de Mongolie intérieure (1947), Coréenne
(en Mandchourie, 1952), Ohighoure (Sinkiang 1955) tandis que devant
l’opposition de la population et de la théocratie la libre
voie du Thibet devait être reconnue en 1957. De très
nombreuses autres républiques autonomes sont créées
à l’intérieur de la Chine pour les peuples jusque-là
repoussés dans les montagnes : Tchouangs, Houaïs,
Miaos, Au total les 40 millions de Chinois non « fils de
Hans » (7 % de la population) ont recouvré
l’usage de leur langue propre.
La
domination d’un État, d’un parti, d’une doctrine totalitaire
n’a plus besoin d’être celle d’une race, d’un peuple, d’une
langue.
Le
gouvernement de l’Inde a été contraint en 1956 à
laisser s’organiser le pays suivant les langues parlées.
Jusqu’à cette date il y avait bien une langue fédérale
et 14 langues régionales officielles mais à aucune
n’était reconnu de signification nationale. La création
d’« États » provinciaux ou princiers
légués par les Anglais a commencé par celui
d’Audrah (langue télégou) en 1955. Et deux ans plus
tard la réorganisation générale en 14 États
groupant chacun une nationalité linguistique et
exceptionnellement deux (Bombay) a provoqué l’apparition
d’unités nationales nouvelles comme le Kerala (malayalam).
Une
situation voisine peut apparaître au Pakistan et en Indonésie
où à côté de la langue nationale,
respectivement 3 et 6 langues régionales sont reconnues
officielles. De même en Afghanistan et à Ceylan et en
Érythrée avec deux langues officielles, et aux
philippines avec trois (dont une seule nationale et deux
européennes).
Dans
de nombreux pays se pose la question de la substitution progressive
de la langue administrative ancien dominateur par un parler local ―
question du remplacement dans la Norvège fraîchement
indépendante, du riksmål danois (langue royale) par le
landsmäl norvégien (langue populaire) ―
Question de la survivance de l’anglais en Inde, à Malte, à
Porto-Rico, aux Philippines (ici avec l’espagnol), du français
au Liban, en Tunisie, au Maroc, en Haïti.
Plus
souvent encore se pose la question de l’accession des langues locales
usuelles ou « vernaculaires » au rang de langue
nationale à la place ou à côté d’une
langue plus diffusée. La reconnaissance du droit à
l’enseignement et à l’administration dans la langue maternelle
des minorités fait des progrès dans le monde. Les
Anglais l’ont reconnu récemment aux Gallois (Celtes), les
Néerlandais aux Frisons, les Éats-Unis à
certains États à minorité française
(Louisiane) ou espagnole (Nouveau-Mexique), les Néo-zélandais
aux Maoris et les Birmanie à 5 minorités différentes.
En Italie Valdotains et Tyroliens organisés en régions
autonomes depuis la guerre, ont reçu le droit au français
et à l’allemand. En Espagne la République avait accordé
aux Catalans et aux Basques avec l’autonomie des droits similaires.
États fédéraux
Très
peu de confédérations d’États ont vécu.
La plupart comme les États-Unis (1788), la Suisse (1848) et
l’Allemagne (1870) se sont transformées en fédérations.
Quant
aux « Associations » ou « Communautés »
d’États, résultant pour la plupart d’une transformation
du pacte colonial, elles tournent soit à un club de nations
(Commonwealth) soit en société provisoire de
liquidation de faillite (Union française).
Les
structures fédérales existantes ont-elles plus
d’avenir ?
Il
faut distinguer celles ayant une base purement régionale et
non multinationale : Allemagne, Autriche, États-unis,
Mexique, Vénézuela, Brésil, Australie, Canada,
Afrique du Sud, Suisse. États où le découpage
fédéral ne vise pas à épouser les limites
linguistiques. Dans tous ces États le fédéralisme
n’est qu’un artifice constitutionnel permettant à une plus
grande décentralisation de limiter le pouvoir exécutif.
Les
structures fédérales fondées sur la
multinationalité sont bien plus rares : Yougoslavie,
Tchécoslovaquie, Inde. Ces États peuvent prétendre
résulter d’une union de peuples divers. Union réellement
voulue ou maintenue par la pression de l’État ou de
l’extérieur ?
Enfin
on peut noter l’existence au sein d’États centralisés
pour l’ensemble de leur territoire de régions à statut
spécial d’autonomie : Irlande du Nord, île de Man
pour le Royaume-Uni. Îles Feroe pour le Danemark. Îles
d’Aland pour la Finlande. Vallée d’Aoste, Haut Adige, Sicile,
Sardaigne pour l’Italie. Érythrée pour l’Éthiopie.
États Chans, Karène, pour la Birmanie. Hier généralité
de Catalogne et Euzkadi (Pays basque) pour l’Espagne. Ces structures
fédérales sont d’autant plus inégales en
signification que certaines ont été imposées par
des occupants à un État vaincu ou fraîchement
émancipé. Le fédéralisme actuel de
l’Allemagne, celui théorique de l’Italie, celui éphémère
de l’Indonésie et celui plus réel de la Lybie sont de
ce nombre. Le fédéralisme infligé est
certainement le plus mauvais.
Les nationalités en France
L’État
français qu’il soit monarchiste ou républicain, jacobin
ou bonapartiste, bourgeois ou fasciste a une inébranlable
tradition de centralisation, d’uniformisation et de non
reconnaissance des particularités linguistiques et nationales.
Ce que la monarchie malgré un patient effort séculaire
n’avait pu rogner en matière de droit des collectivités
régionales, la Révolution l’a balayé d’un trait
à partir de la nuit du 4 août. Et le concept d’une
république « une et indivisible »,
négateur de toute minorité, est resté
antinomique de tout particularisme local comme de toute autonomie et
de tout fédéralisme. Ce concept très exactement
totalitaire est sur la voie d’être abandonné dans
l’évolution actuelle concédée aux territoires
d’outre-mer par les dernières tentatives juridiques de
sauvegarde des possessions africaines (Loi-cadre Deferre promulguée
pour l’Afrique Noire, projets de Lois-cadre pour l’Algérie).
Dans
la métropole elle-même tout mouvement autonomiste ou
séparatiste est systématiquement poursuivi et mit
« hors-la-loi ». Les lois « scélérates »
frappant les anarchistes ont leur pendant avec les « lois
d’exceptions » votées contre les autonomistes
Bretons et autres. La propagande officielle par la voix des lois du
gouvernement, de l’école, de la presse, de la radio, des
hommes de lettres est parvenue à faire croire qu’une seule
langue est parlée en France et que tout le reste n’est que
patois informe destiné à disparaître et à
être extirpé. Malgré une politique séculaire
de francisation, on n’est pourtant pas arrivé à effacer
le fait que plus de 10 % de la population parle encore des
dialectes appartenant à des langues réputées
étrangères. Les plus importants sont les dialectes
alsacien et lorrain dont l’expression écrite (journaux,
livres, films, etc.) est l’allemand, utilisé par plus d’un
million et demi de personnes. À peine moins de Bretons parlent
les dialectes celtes. Enfin les dialectes basque, catalan, corse (de
langue italienne) et flamand (néerlandais) sont employés
par 200 000 personnes chacun. Sans compter les dialectes
occitans (langue d’oc) comme le provençal.
Depuis
des siècles on annonce l’assimilation définitive de ces
populations allogènes et la disparition de leurs dialectes. La
création de l’école d’État et du service
militaire obligatoire est apparue comme instrument idéal pour
les leur faire abandonner. Et pourtant ils sont toujours vivants,
dans les mêmes aires géographiques. Le français
langue de l’État et de la bourgeoisie est seul reconnu, seul
propagé, seul enseigné aux Alsaciens-Lorrains, Bretons,
Basques, Catalans, Corses, Flamands comme aux Algériens, aux
Africains, aux Malgaches… et les langues locales ne sont étudiées
qu’au niveau du secondaire et comme langues étrangères
alors qu’elles demeurent d’un emploi familial et populaire constant.
Devons-nous, anarchistes, chausser aussi les bottes du
« civilisateur » qui s’exclame indigné :
« Pouvez pas parler français comme tout le
monde ? »
Peuples intérieurs
Nous
avons vu comment le découpage du monde en nations n’est, en
fait, qu’un découpage entre États. Les frontières
politiques ne coïncident qu’exceptionnellement avec une limite
linguistique ou ethnique. Ça et là des minorités
restent, fragments de « nations » étrangères
ou bien originales, sans appui extérieur. Leurs statuts va de
la tolérance à la persécution et à la
proscription de leur langue suivant les États et à
l’intérieur de chaque suivant le régime ou le
gouvernement.
Mais
il est toute une autre catégorie de peuples sous le boisseau,
peuples demeurés à des stades différents
d’évolution, « inférieurs ».
Peuples coloniaux bien sur mais aussi peuples victimes d’une
colonisation intérieure qui a fait d’eux des groupes ethniques
ou raciaux à part. Populations tribales, souvent nomades,
errantes, non intégrées à un État moderne
qui ne vise en aucune manière à exprimer leur
personnalité ou à s’appuyer sur eux.
Les
derniers d’Europe sont les Lapons au Nord de la Scandinavie et les
Tsiganes (Gitans, Bohémiens…). Au Moyen Orient nomadisent de
nombreuses tribus turques ou iraniennes ―
notamment les Kurdes ― pour
lesquelles les États actuels ne peuvent avoir aucune
signification, de même les populations des « zones
tribales » difficilement assimilables à cette
société de peuples qu’est pourtant l’Inde.
En
Amérique, signalons pour mémoire, les difficultés
rencontrées par l’intégration des noirs, collectivité
purement raciale, sans aucun caractère linguistique ou
national distinct. Le sort des premiers habitants du continent est
moins connu. Au Nord les Esquimaux et Aléoutes sont partagés
entres empires danois (Groenland), canadien et les États-Unis
(Alaska). Aux États-Unis et en Alaska subsistent 400 000
Indiens dont la plupart vivent dans des « réserves ».
Ils ont un statut juridique tribal remplaçant les institutions
ordinaires (États, municipalités) et les plaçant
plus directement sous la tutelle du gouvernement. La nationalité
américaine ne leur a été étendue qu’en
1924 et la dernière des guerres indiennes qui les chassa de
leur territoire ne date que de 1892.
En
Amérique latine leur nombre et leur avenir sont bien plus
importants. Bien qu’une grande partie ait été assimilée
par métissage il reste des masses compactes de population
indienne pour qui le passage à la culture hispanique n’a plus
le temps de se faire avant leur éveil politique.
En
Amérique centrale les deux plus importants noyaux ayant gardé
leur langue sont ceux du Mexique (2 500 000, 18 % de
la population) et les Mayas du Guatemala (60 % de la
population). En Amérique du Sud trois grands peuples surtout
s’éveillent à l’histoire les Quechuas les Aymaras et
les Guaranis respectivement centrés sur le Pérou, la
Bolivie et le Paraguay dont ils composent la majorité de la
population. Nations de demain ressurgis des ruines des empires
aztèques, maya et inca ?