La Presse Anarchiste

Avenir des Nations

Solidité des structures étatiques
nationales

Le
nom­bre des États-nations ne fait que se mul­ti­pli­er depuis les
temps mod­ernes de façon évi­dente. Pou­vons-nous déceler
dès à présent des signes indi­quant des
regroupe­ments futurs ? Nous avons vu que ce n’est pas toujours
de leur pro­pre mou­ve­ment que les nations se sépar­ent car les
impéri­al­ismes ten­dent à mul­ti­pli­er leur nom­bre quand
ils ne peu­vent plus éviter leur exis­tence. Nous avons vu
dis­paraître de nom­breux États princiers en Italie
(1860), en Alle­magne (1918), en Inde (à par­tir de 1947) pour
se fon­dre dans une unité nationale, mais nous ne voyons jamais
d’É­tats mod­ernes s’u­nir, se fédér­er ou même
se con­fédér­er. Les struc­tures éta­tiques sont
dev­enues à ce point rigides qu’elles peu­vent ce bris­er et non
se lier les unes aux autres.

Les
dif­fi­cultés, voire l’im­pos­si­bil­ité, d’États
aus­si voisins. que la Bel­gique et les Pays-Bas à se réunifier
(« Bénélux ») en est la preuve.
Ain­si que l’échec d’autres unions régionales
(Scan­di­navie, France-Ital­ie…) et l’in­finie lenteur mise à
réalis­er toute union européenne, économique et
politique.

Si
l’ab­sur­dité des marchés cap­i­tal­istes est invoquée
pour expli­quer cela, que penser des dif­fi­cultés aus­si grandes
ren­con­trées par les États marx­istes à s’unir ?

Les
démoc­ra­ties pop­u­laires balka­niques et danu­bi­ennes se
mon­trèrent aus­si inca­pables de se fédér­er que
les États bour­geois qui les avaient précédés.
Même le pro­jet d’u­nion entre deux pays aus­si proches sur tous
les plans que la Yougoslavie et la Bul­gar­ie ne peut être mené
à bien. La coex­is­tence de pays soi-dis­ant « socialistes »
mais séparés est main­tenant admise bien que ce soit un
non-sens ; cela prou­ve sim­ple­ment qu’au lieu de social­isme nous
avons la sim­ple sub­sti­tu­tion d’une bureau­cratie nationale à
une autre. C’est « le social­isme dans un seul pays dans
chaque pays à la fois. »

Dans
le Tiers Monde libéré du colo­nial­isme européen
les dif­fi­cultés ne sont pas moin­dres d’u­nir entre eux les
anciens pays dépen­dants. Les pays de la Ligue arabe en sont un
exem­ple où les pro­jets, d’u­nion restreintes (Crois­sant
fer­tile…) ont échoué tant pour des raisons
extérieures (rival­ités voisines, jeu des impérialismes)
qu’in­térieures (auto-défense des bureau­crates au
pou­voir). Les pays d’Afrique du Nord réus­siront-ils plus à
pro­mou­voir une union maghrébine ?

Partout
l’É­tat se défend énergique­ment pour ne pas être
englobé dans une entité plus vaste. Les bureaucrates
qui vivent de lui défend­ent âpre­ment leurs privilèges,
leur droit absolu à dis­pos­er de leur peu­ple. Enfin
l’u­ni­fi­ca­tion d’un marché nation­al sem­ble un but suff­isant à
la plu­part des indus­tries cap­i­tal­istes déjà à
bout de souf­fle. Rares sont les cap­i­tal­ismes en expan­sion (à
l’alle­mande ou à la japon­aise) cher­chant un débouché
réelle­ment élar­gi. La plu­part des pays industriels
voient tant bien que mal leur marché économique se
rétracter devant l’ap­pari­tion de nou­veaux pays indus­triels et
la fin des empires colo­ni­aux (Espagne, France…). Quelques autres
ont déjà trou­vé un espace économique
suff­isam­ment grand pour une expan­sion du XXe siècle
(États-Unis, Russie, Brésil, Inde, Chine) lim­i­tant les
échanges extérieurs à l’inévitable
impor­ta­tion de matières pre­mières man­quantes (pét­role
ou min­erais) et aux expor­ta­tions correspondantes.

Tout
le reste viv­ote dans un cadre nation­al admis une fois pour toutes et
qui ne fait le bon­heur que d’une bureau­cratie d’É­tat et d’une
classe indus­trielle jalouse­ment protectionnistes.

La solution fédéraliste

Les
lib­er­taires en pré­con­isant le fédéral­isme ne
peu­vent envis­ager par là celui des États-nations tels
qu’ils exis­tent actuellement.

D’une
part ils ne peu­vent souscrire à une sim­ple con­jonc­tion, à
une addi­tion des États : remède pire encore que le
mal qui abouti­rait à syn­chro­nis­er et mul­ti­pli­er leurs forces
de répres­sion judi­ci­aire, poli­cière et mil­i­taire sur
tous les ter­ri­toires unis et à ren­dre vain le recours à
l’ex­il. Par là les lib­er­taires se sépar­ent des
mon­di­al­istes à la Gar­ry Davis, comme des mouvements
« Européens ».

D’autre
part la con­cep­tion lib­er­taire d’o­rig­ine proud­honi­enne du fédéralisme
est celle d’un fédéral­isme général à
tous les éch­e­lons : inter­con­ti­nen­tale, interrégionale,
inter­na­tion­al, libre­ment réal­isé et non interétatique
imposé. Un fédéral­isme inter­na­tion­al qui ne
s’ap­puie pas sur un fédéral­isme d’u­nités plus
petites est un faux fédéral­isme. Une fédération
de struc­tures poli­tiques exis­tantes et non d’in­sti­tu­tions crées
par les peu­ples est une fausse fédération.

Le
vrai fédéral­isme est révo­lu­tion­naire. Il
con­stru­it un monde nou­veau sans rapiécer ou rac­com­mod­er les
débris de l’an­cien. Chaque grande révo­lu­tion, celle de
1789 comme celle de 1871, celles de Russie (1905–1917), d’Espagne
(1936), de Hon­grie (1956) se sont faites par fédération
libre du peu­ple en armes.

Ce
fédéral­isme passe à côté de l’État
et non à tra­vers lui. Il émancipe les peu­ples et leur
lais­sant la lib­erté créa­trice. Il ne peut invoquer
aucune rai­son pour opprimer un peu­ple, une minorité, car sa
jus­ti­fi­ca­tion est dans l’ad­hé­sion tou­jours révis­able de
toutes les populations.

Chaque
fois qu’un peu­ple tourne le dos au fédéral­isme pour
écras­er sous quelque
pré­texte que ce soit
un autre peu­ple, la révo­lu­tion est finie. Et ain­si se
déjugèrent successivement : 

La
Révo­lu­tion française annex­ant les pays voisins
(Républiques soeurs ou pas)

La
Révo­lu­tion alle­mande de 1848 voulant même par la voix de
ces élé­ments les plus libéraux (Marx Engels)
rétablir la dom­i­na­tion alle­mande sur les peu­ples slaves
(Tchèques…)

La
Révo­lu­tion hon­groise de 1848 en voulant main­tenir l’oppression
sur les Croates, les Serbes, les Roumains… et celle de 1918 prenant
les mêmes voies avec Bela Kun.

La
Révo­lu­tion russe en sup­p­ri­mant la libre détermination
des peu­ples : Ukrainien (écrase­ment de l’armée
révo­lu­tion­naire insur­rec­tion­nelle ukraini­enne de Makhno en
1920–21), Géorgien (inva­sion de l’Ar­mée Rouge en 1921),
etc.

La
Révo­lu­tion espag­nole en inter­venant con­tre la Catalogne
lib­er­taire (putsch de mai 1937 à Barcelone)

Et
pour­tant toutes ces révo­lu­tions n’avaient soulevé tant
d’en­t­hou­si­asme et réus­si un moment que parce qu’elles avaient
promis la lib­erté aux peu­ples
intérieurs et extérieurs
et que ceux-ci avaient pu com­mencer à l’acquérir.

Le
pré­texte que la révo­lu­tion est uni­verselle et qu’elle
ne saurait recon­naître de fron­tière est aus­si hypocrite
que celui du cap­i­tal­iste pré­ten­dant que son système
apporte la civil­i­sa­tion au monde. Il y a un impéri­al­isme aussi
dan­gereux que le colo­nial­isme C’est celui du pou­voir qui se dit
« révo­lu­tion­naire » et veut forcer les
peu­ples à faire la révo­lu­tion selon sa conception.

Le
fédéral­isme de demain groupera les peu­ples selon des
modal­ités que nous ne pou­vons décrire car les peuples
peu­vent seuls en pren­dre l’ini­tia­tive et décider des cadres
régionaux et nationaux qui leur conviennent. 

Cependant
il est cer­tain car toute
l’ex­péri­ence des révo­lu­tions le prou­ve
que de nom­breux peu­ples qui ne sem­blent aujour­d’hui encore ne prendre
aucune part à la vie inter­na­tionale met­tront à profit
les événe­ments pour affirmer une personnalité
qu’on leur a niée jusqu’i­ci. La chute d’un État est
l’oc­ca­sion pour des peu­ples minori­taires ou opprimés de
chercher leur voie. Le tort de beau­coup de révo­lu­tion­naires a
été de se met­tre en tra­vers de leur chemin pour éviter
de laiss­er se rompre une grande unité poli­tique et économique.

Pourquoi
don­ner l’indépen­dance à de nou­veaux peu­ples ? Ne
vaut-il pas mieux qu’ils restent ou entrent dans le giron d’une
grande nation révolutionnaire ?

Pourquoi
mul­ti­pli­er encore le nom­bre des peu­ples ? Et quels peuples !
Ils finis­sent par être ridicule­ment petits, trop petits. Tous
ces gens n’ont qu’à accepter d’être des citoyens comme
les autres du grand État qui les a réu­nis et de lutter
con­tre cet État avec les autres révolutionnaires.

Cette
atti­tude qui fut celle de Dan­ton comme de Bela Kun, de Marx comme de
Lénine est celle d’hommes d’É­tat en puis­sance, ou déjà
arrivés, qui veu­lent main­tenir entier l’héritage
d’autres hommes d’É­tat. Et par cela même elle rejoint
celle de tous les réformistes Otto Bauer ou Mol­let, de tous
les con­ser­va­teurs aussi.

Ce
n’est pas la révo­lu­tion qui peut être imposée ou
exportée mais la dom­i­na­tion d’une armée, d’un parti,
d’un État.

Ce
n’est ni aux chefs d’É­tat, ni aux idéo­logues à
délim­iter les peu­ples et à les dénom­br­er, mais
aux peu­ples eux-mêmes à se compter.

Un
peu­ple n’a pas besoin de grouper un cer­tain nom­bre de millions
d’hommes pour avoir le droit à l’ex­is­tence. Et l’indépendance
a déjà été recon­nue à des peuples
d’im­por­tance numérique infime mais pour­tant bien
indi­vid­u­al­isés (Islande, Alban­ie, Pays Baltes).

Comme
c’est finale­ment sur la base des peu­ples et non celle des États
que le fédéral­isme doit repos­er, il faut voir les
peu­ples tels qu’ils sont et aus­si nom­breux qu’ils sont et non pas
con­tin­uer à vouloir observ­er les réalités
humaines à tra­vers le cadre des struc­tures étatiques.

Nous
n’avons pas à crain­dre le spec­tre de Babel. Les langues sont
for­mées et se for­ment encore devant nous. Nous n’avons pas
plus à nier le phénomène qu’à prétendre
extir­p­er telle ou telle au prof­it de telle autre et à venir de
façon détournée à la rescousse de
quelques grandes nations aux dépens mul­ti­ples petits peuples.
Car les pre­mières n’ont pas plus le mono­pole de la révolution
que celui de la culture.

L’apparition
en France de syn­di­cats ouvri­ers ou étu­di­ants, d’associations
et de for­ma­tions divers­es sur la base de l’o­rig­ine géographique
de leurs mem­bres : aujour­d’hui Algériens, Martiniquais,
Africains, Mal­gach­es, etc., comme hier Viet­namiens, Cambodgiens,
Tunisiens, Maro­cains, Camer­ounais, est le signe d’une redistribution
en cours des pop­u­la­tions com­posant l’empire colo­nial. Comme il y a
cinquante ans la con­sti­tu­tion de syn­di­cats et d’organisations
sim­i­laires Tchèques, Polon­ais, Let­tons, Slovènes etc.,
présageait l’é­clate­ment des empires autrichien et
russe.

Offrir
à ces peu­ples le fédéral­isme avant de leur
laiss­er la lib­erté est aus­si vain que de parler
d’in­ter­dépen­dance avant l’indépen­dance (comme le
fai­sait par exem­ple le Général rési­dant Juin aux
Marocains).

L’indépendance
la plus rapi­de reste la con­di­tion néces­saire pour rendre
pos­si­ble tout fédéral­isme ultérieur.

On
ne parvien­dra à une con­science mon­di­ale, à une économie
vrai­ment inter­na­tionale et à une organ­i­sa­tion planétaire
de la vie qu’en se débar­ras­sant de part et d’autre de tous ces
préjuges de supéri­or­ité ou d’infériorité
poli­tique, économique ou cul­turel qui ont fait jusqu’ici
repos­er les des­tinées de l’hu­man­ité sur quelques
nations ou races supérieures et qui ont légitimé
la plus mon­strueuse iné­gal­ité et la plus vaste
exploita­tion des masses.

Ce
n’est qu’en dis­parais­sant que les empires et États à
apparence nationale pour­ront faire place aux peu­ples fédérés.

L’égalité
plané­taire des peu­ples et leur expan­sion paci­fique reste la
prin­ci­pale tâche poli­tique des décen­nies à venir
et la grande énigme, comme l’or­gan­i­sa­tion lib­er­taire et
col­lec­tive de l’é­conomie est la grande tâche sociale.

J.P


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