La Presse Anarchiste

Fondements de la nation

Formation de l’État
national

Partie
d’une ville l’u­ni­té poli­tique de base s’est, à travers
les siècles, agran­die aux mesures de l’É­tat régional
à l’aube des temps modernes (Bour­gogne, Mila­nais, Toscane,
Deux-Siciles, Bavière, Bran­de­bourg, Mos­co­vie, Aoudh, etc.)
puis, inéga­le­ment vite sui­vant les pays, à celles de
l’É­tat natio­nal (France, Angle­terre, Espagne, etc.). Depuis un
siècle et demi il est admis en géné­ral et en
par­ti­cu­lier en France qu’il faut consi­dé­rer l’État
natio­nal comme une forme pré­des­ti­née, correspondant
sim­ple­ment aux don­nées natu­relles, terme de l’évolution
humaine en chaque pays libre­ment recher­ché par les peuples
eux-mêmes qui s’y réa­lisent enfin pleinement.

Et,
en effet, en maintes cir­cons­tances les peuples les plus divers ont
lut­té avec achar­ne­ment pour leur indé­pen­dance ou leur
uni­té natio­nale. Mais ses révo­lu­tions his­to­riques ne
suf­fisent plus à expli­quer l’exis­tence des États
natio­naux de nos jours. La créa­tion et le main­tien d’une telle
forme poli­tique doivent s’ex­pli­quer par d’autres facteurs :
sociaux (État), éco­no­miques (Mar­ché) et
psy­cho­lo­giques (Mythes).

L’État

L’État
est à l’o­ri­gine de la nation. C’est la conti­nui­té du
pou­voir poli­tique qui le plus sou­vent réunit mor­ceau par
mor­ceau, pro­vince par pro­vince, la nation et lui fixe ses limites au
hasard des trai­tés de paix. Ce sont les succès
mili­taires ou diplo­ma­tiques d’une dynas­tie, d’une caste mili­taire ou
d’une classe com­mer­çante qui ont, à l’o­ri­gine, décidé
de la fixa­tion d’une nation sur un ter­ri­toire don­né. Et l’on
pour­rait appli­quer à de nom­breuses nations
en le modi­fiant légè­re­ment
le juge­ment de Mira­beau : « La Prusse n’est pas un
pays qui a une armée, c’est une armée qui a un pays. »
Car dans la plu­part des pays c’est en réa­li­té l’État
qui a conquis une nation et non la nation qui s’est don­né un
État. Rares sont les pays où la nation résulte
réel­le­ment d’un sou­lè­ve­ment popu­laire spontané
(Suisse, Pays-Bas, États-Unis, Irlande, etc.), mais même
dans ceux-ci, l’É­tat s’est rapi­de­ment sub­sti­tué au
peuple dans la pour­suite ou l’a­chè­ve­ment de l’unité
natio­nale, intro­dui­sant ses visées propres. L’É­tat crée
sa nation sui­vant ses besoins
géné­ra­le­ment très grands. Der­rière le
masque de l’É­tat se cache la réa­li­té vivante :
la classe diri­geante qui veut des ter­ri­toires et des popu­la­tions à
faire siens, à orga­ni­ser à son avan­tage. Et la présence
de la nation jus­ti­fie­ra à son tour l’exis­tence de l’État
gérant nécessaire.

Le Marché

Le
mar­ché est l’u­ti­li­té de la nation, c’est l’espace
éco­no­mique à la dis­po­si­tion d’une classe possédante,
c’est la chasse gar­dée qui lui per­met­tra de créer son
propre appa­reil de pro­duc­tion indus­triel. Ce sont les consommateurs
tout trou­vés que l’on pro­té­ge­ra des industriels
exté­rieurs et que l’on réser­ve­ra à ses propres
fabri­ca­tions. Natio­na­lisme éco­no­mique et protectionnisme
doua­nier sont insé­pa­rables, Col­bert en France et Frédéric
List, pro­mo­teur du Zoll­ve­rein alle­mand l’ont démontré
depuis long­temps. L’as­pect éco­no­mique des États
natio­naux est deve­nu pri­mor­dial depuis la grande crise de 1929 et
l’é­lé­va­tion consé­cu­tive des tarifs et
contin­gen­te­ments doua­niers. L’é­co­no­mie mon­diale restée
jusque-là libé­rale et gra­vi­tant autour de l’Angleterre
s’est, à par­tir de ce moment, frac­tion­né en entités
sépa­rées et pro­dui­sant cha­cune pour son marché
inté­rieur le plus de den­rées pos­sible. Cette
com­par­ti­men­ta­tion n’a fait que s’ac­cen­tuer avec les guerres mondiales
cha­cun se repliant sur lui-même, chaque économie
natio­nale ten­dant autant que faire se peut à l’au­tar­cie, à
la réduc­tion des impor­ta­tions que ne viennent plus compenser
l’ex­por­ta­tion des biens (appa­ri­tion de nou­veaux pays producteurs
indus­triels) des capi­taux (pénu­rie interne et risques externes
de natio­na­li­sa­tion) et des hommes (arrêt de l’émigration
de masse après la guerre de 14 – 18).

Ce
qui frappe au pas­sage d’une fron­tière c’est avant tout la
dif­fé­rence totale d’un vil­lage à l’autre, des produits
consom­més, leur nom, leur publi­ci­té, leur emploi
changent brus­que­ment. De nou­velles marques sur­gissent, de nouveaux
modèles, ce peut être toute une édu­ca­tion à
refaire car non seule­ment la pro­duc­tion indus­trielle mais la
pro­duc­tion intel­lec­tuelle (jour­naux, lit­té­ra­ture, académies,
uni­ver­si­tés) ou légis­la­tive se déve­loppe dans un
tout autre cir­cuit. Les goûts, les cou­tumes jus­qu’aux opinions
sont peu à peu façon­nées par la vie en vase
clos. Les tech­niques de pro­duc­tion, de vente, de cré­dit, de
trans­ports, de construc­tion, d’en­sei­gne­ment, de pro­pa­gande religieuse
ou poli­tique sont modi­fies en l’es­pace de quelques kilomètres
car à l’in­té­rieur des fron­tières le capitalisme
natio­nal a uni­fié le mode de vie, a stan­dar­di­sé les
biens maté­riels et les com­por­te­ments humains. Chaque nation
devient micro­cosme iso­lé vivant sur son propre échantillonnage
de l’é­ven­tail uni­ver­sel, des richesses des valeurs et des
passions

Les Mythes

Les
mythes natio­naux sont l’une des consé­quences de l’isolement
intel­lec­tuel entre­te­nu par les États nations. La culture
natio­nale, inté­res­sante en soi et sou­vent préexistante
à la nation moderne devient rapi­de­ment exclu­sive de toute
autre culture. Une bar­rière intel­lec­tuelle est élevée
entre le mar­ché inté­rieur des idées et les
mar­chés étran­gers et mon­diaux, barrière
qu’en­tre­tient d’au­tant mieux l’exis­tence d’une langue nationale
ori­gi­nale. La plus ou moins grande dif­fu­sion exté­rieure de la
langue natio­nale a des inci­dences impor­tantes. Un pays possédant
une langue à grande dif­fu­sion pour­ra être ouvert aux
influences exté­rieures si cette langue est aus­si celle
d’autres nations impor­tantes (tels l’an­glais, l’es­pa­gnol et le
por­tu­gais), mais au contraire si cette langue est partagée
entre un grand pays et des petits (tels l’al­le­mand ou le français)
les échanges auront ten­dance à se faire à sens
unique : la grande nation igno­rant les « provinces »
exté­rieures qui s’ef­forcent de la suivre. Autre sens unique
pour les pays pos­sé­dant une langue à petite diffusion :
ils se tiennent au cou­rant par un grand effort de tra­duc­tion de
l’ac­ti­vi­té intel­lec­tuelle des langues très répandues,
sans qu’en celles-ci se fasse un effort com­pa­rable. Ces obs­tacles aux
échanges et confron­ta­tions cultu­relles entre nations
faci­litent la ten­dance au mono­pole intel­lec­tuel de toutes les élites
locales. La dis­pa­ri­tion d’une véri­table culture européenne
médié­vale (liée à l’u­sage d’une langue
savante : le latin, incom­prise des peuples), n’a pas permis
encore la nais­sance d’une culture mon­diale. Res­tent seule­ment un fond
com­mun ancien. (gré­co-lati­no hébraïque pour les
peuples d’o­ri­gine euro­péenne
per­san ou arabe, indien ou chi­nois ailleurs) auquel se superpose,
sui­vant les langues, une culture natio­nale moderne. Le développement
de ces cultures natio­nales a été très souvent
lié au pro­grès des mou­ve­ments natio­naux ou
natio­na­listes les uns et les autres s’é­pau­lant mutuellement.
Par­ti­cu­liè­re­ment depuis le XIXe siècle avec
le roman­tisme les renais­sances natio­nales ont cher­ché leur
jus­ti­fi­ca­tion et leur ins­pi­ra­tion dans l’his­toire natio­nale de chaque
peuple, dans son pas­sé, dans ses légendes, dans son
folk­lore. L’exal­ta­tion de la tra­di­tion natio­nale s’est alors donné
libre cours. D’a­bord dans un réflexe de défense contre
le clas­si­cisme uni­ver­sel trop fré­quem­ment paravent d’une
domi­na­tion étran­gère. Puis l’af­fir­ma­tion de soi crée
les condi­tions natu­relles à une atti­tude de supériorité
et d’a­gres­si­vi­té per­ma­nente à l’é­gard des
valeurs étran­gères vouées au mépris et à
l’ou­bli. L’his­toire natio­nale sera peu à peu seule connue,
seule étu­diée, seule expli­quée, celle des autres
pays ne le sera qu’à tra­vers les guerres
ce qui reste le plus mau­vais moyen d’en­trer en contact. Les légendes
et héros natio­naux seront l’ob­jet d’un culte soigneusement
entre­te­nu, ceux de l’é­tran­ger systématiquement
mécon­nus. Les Fran­çais ne connaissent que
Ver­cin­gé­to­rix, les Alle­mands ne connaissent qu’Arminius
(Her­mann), les Espa­gnols que Sagonte. Encore cet exemple
concerne-t-il pour les trois nations un com­bat com­mun contre le même
impé­ria­lisme. On sait ce qu’il en fut quand ces nations furent
aux prises entre elles. À plus forte rai­son pour ne voir de
son côté que bra­voure, loyau­té, bon droit, juste
force et chez l’ad­ver­saire que pleu­tre­rie, bas­sesse, bar­ba­rie ou
ani­ma­li­té. Chaque nation a ses « Barbares »
à sa porte : « Bar­bares » que les
Espa­gnols et les Fran­çais aux yeux des Ita­liens, qui, au XVIe
siècle encore, se voyaient comme les Latins face à la
sub­mer­sion gothique
« Bar­bares » les Alle­mands pour les Français
à la Bar­rès.
« Bar­bares » les Slaves pour les Alle­mands qui
voient en eux des pri­mi­tifs, les « Asiates »
« Bar­bares » à leur tour pour les
Russes, les Mon­gols « Tar­tares » qui les
domi­naient. Quant à ces der­niers ils devaient bien leur rendre
eux qui avaient aus­si leur pou­voir sur toute l’Eurasie.

Toute
nation se rat­trape idéa­le­ment de l’op­pres­sion qu’elle subit ou
de l’exi­guï­té de son ter­ri­toire sur le sou­ve­nir de ses
conquêtes pas­sées. Quand le sen­ti­ment de sa supériorité
fon­cière ne suf­fit plus on y mêle la peur (récit
de mas­sacres, d’a­tro­ci­tés…) et les récits les plus
extra­va­gants. Pen­dant la guerre de 100 ans une chan­son populaire
fran­çaise décri­vait les Anglais comme por­tant une
longue queue. De tout ce fumier pousse le patrio­tisme, religion
nou­velle ayant ses contes fabu­leux, ses lieux saints (champs de
bataille…), ses édi­fices (monu­ments aux morts), ses rites
(céré­mo­nies, prises d’armes, rani­mer la flamme, etc.),
ses reliques et ses sym­boles sur­na­tu­rels (dra­peaux…). Elle fait
appel aux mêmes sen­ti­ments que toutes les religions :
dévoue­ment total, sacri­fice de soi, aban­don de l’examen
cri­tique et ral­lie­ment aux mani­fes­ta­tions de l’es­prit grégaire.
Non seule­ment pour la guerre mais dans la vie inté­rieure de la
nation est uti­li­sé tout un arse­nal d’exemples de mots
magiques : « Patrie en dan­ger », « Salut
public » en France, et, ailleurs : « Allemagne
réveille toi », « Croisade »,
« Renais­sance », « Unité ».
L’emploi de vocables au conte­nu si équi­voque peut, dans tel
pays sou­le­ver une émo­tion interne tan­dis que transplanté
dans tel autre il n’é­veille aucun écho.

La
plu­part de ces concepts ont été une fois pour toutes
impri­més dans la tendre pâte de l’in­tel­li­gence enfantine
et ne sont plus jamais remis en ques­tion. À l’âge où
il acquiert le plus, à l’âge de l’é­cole l’esprit
a reçu l’empreinte de tout un sys­tème de pensée
en fonc­tion de coor­don­nées natio­nales. Au sor­tir de l’école
l’homme ne fera plus que meu­bler au hasard ce que l’É­tat a
ins­tal­lé dans son cer­veau : le cadre d’une pensée
col­lec­tive créé par coer­ci­tion et ampu­ta­tion. À
part l’ex­pé­rience quo­ti­dienne le peuple n’au­ra que l’outillage
men­tal de l’é­cole sur lequel se bran­che­ra une information
stan­dar­di­sée et limi­tée à un niveau natio­nal par
la presse. Même l’« intel­li­gent­sia » ne
rai­son­ne­ra qu’en fonc­tion d’é­vé­ne­ments et d’écrits
natio­naux : ses exemples, ses réfé­rences, ses
cita­tions, ses auteurs seront en qua­si-tota­li­té de chez elle,
de son cru. L’u­ni­vers se res­treint à ce qu’a pro­duit la
nation.

Diversité nationale et unité
humaine

L’existence
d’une forte struc­ture natio­nale dans les trois domaines politique,
éco­no­mique et men­tal peut dans son ensemble être
déplo­rée par les anar­chistes, inter­na­tio­na­listes de
prin­cipe, ana­tio­na­listes de voca­tion. Le désir d’établir
au plus vite une com­mu­nau­té humaine véritablement
mon­diale est un des leit­mo­tiv de notre action qui vise à
sup­pri­mer les obs­tacles entre chaque homme et tous les autres, et à
accroître la com­pré­hen­sion mutuelle et l’en­traide. Mais
com­pré­hen­sion et entraide ne veulent pas dire identité,
simi­li­tude ou toute uni­for­mi­sa­tion, inter­chan­gea­bi­li­té absolue
et néga­tion de ce qui EST dif­fé­rent. Or l’humanité
que nous voyons comme celle que nous dési­rons EST diverse,
varie à l’in­fi­ni. Notre but doit être d’a­bo­lir les
inéga­li­tés, les divi­sions arti­fi­cielles dégradantes
nées de l’op­pres­sion et de l’ex­ploi­ta­tion. Quant aux
dif­fé­rences dues à la nature, il serait aus­si sot de
les nier que de vou­loir les main­te­nir. Les dif­fé­rences de
capa­ci­tés phy­siques et d’ap­ti­tudes men­tales d’ordre somatique
nous ne pou­vons qu’es­sayer d’en limi­ter les effets dans la mesure où
elles mutilent des hommes et dimi­nuent la société ;
dans tous les autres cas nous pou­vons les culti­ver au contraire comme
une source d’en­ri­chis­se­ment pour la col­lec­ti­vi­té. Toutes les
races nous semblent devoir appor­ter une contri­bu­tion intéressante
à l’ex­pé­rience humaine. De même les différences
entre les peuples ajou­tées à la nature par l’histoire,
telles que la mul­ti­pli­ci­té des langues, des cultures, des
expé­riences pas­sées ne doivent pas être
consi­dé­rées comme sim­ple­ment une gêne passagère,
mais comme une source de confron­ta­tions fruc­tueuses. Il nous est
aus­si dif­fi­cile de pré­voir l’é­vo­lu­tion de l’humanité
vers un type phy­sique unique ou nou­veau que vers une langue également
unique ou nou­velle. Pou­vons-nous même le souhaiter ?
Pour­quoi pas aus­si une pen­sée unique et totale ?

Regretter
l’ap­pa­ri­tion des nations est vain. Quant à la nos­tal­gie d’un
monde uni­fié elle est fausse, c’est celle que la bourgeoisie
euro­péenne qui avait uni­fié le monde, mais à son
pro­fit. Les peuples ne se révoltent pas pour rien ou parce
qu’on les a enivrés.

L’existence
d’un État natio­nal au moins sup­prime une dépendance
poli­tique, éco­no­mique et cultu­relle : celle d’un peuple à
l’é­gard de l’É­tat impé­ria­liste, même si
elle éta­blit une autre dépen­dance vis-à-vis de
l’É­tat natio­nal
« Simple sub­sti­tu­tion » dira le colonisateur
incons­cient, satis­fait de l’an­cien ordre des choses.
« Peut-être » répon­dra l’ancien
colo­ni­sé mais alors il aura conscience de la nécessité
de l’a­nar­chie. Si l’in­dé­pen­dance était nécessaire
pour en arri­ver là, elle n’au­ra pas été inutile.
Et la faible péné­tra­tion de nos idées dans les
pays colo­niaux com­pa­rée au plus grand reten­tis­se­ment reçu
dans les pays déjà indé­pen­dants (Japon et même
Chine, Amé­rique latine) le lais­se­rait croire.

La Presse Anarchiste