La Presse Anarchiste

La multiplication des nations au XXe siècle

Ce
sont les deux guerres mon­diales, qui, son­nant le glas, la première
des empires conti­nen­taux et la seconde des empires colo­niaux, ont
mul­ti­plié le nombre des nations indépendantes.

Première Guerre mondiale et wilsonisme

Chaque
bel­li­gé­rant a vou­lu pro­mettre la liber­té aux peuples
asser­vis par ses enne­mis et a même été contraint
par­fois de ména­ger ceux qu’il oppri­mait lui-même. La
pro­pa­gande est la plus intense de la part des alliés :
Angle­terre, France, États-Unis vieux États de forme
natio­nale comp­tant tou­cher au point faible les empires centraux
mosaïques de peuples. De nom­breux mou­ve­ments de résistance
natio­nale sont, aidés de l’ex­té­rieur : Polonais,
Tchèques, Arabes. Le droit des peuples dis­po­ser d’eux-mêmes
est solen­nel­le­ment pro­cla­mé par Wil­son et la Conférence
de la Paix ne pour­ra pas com­plè­te­ment en éviter
l’application.

La
guerre entraîne la chute des 4 monar­chies impériales
euro­péennes : russe, alle­mande, autri­chienne et turque.
De jeunes nations sont créées ou ressuscitées :
Fin­lande, Pologne, Tché­co­slo­va­quie, Hon­grie, Yougoslavie.
Cer­taines de façon éphé­mère comme les
Pays baltent ou sur­tout l’U­kraine, la Bié­lo­rus­sie, la Géorgie,
l’Ar­mé­nie qui seront reprises par l’im­pé­ria­lisme russe,
comme l’im­pé­ria­lisme de la Révo­lu­tion française
avait annexé les répu­bliques soeurs. Néanmoins
toute l’Eu­rope de l’Est se trans­forme, c’est la revanche des peuples
pay­sans, des peuples slaves qui échappent à la
ger­ma­ni­sa­tion. Envers de la médaille : quelques États
de plus. Des jeunes natio­na­lismes qui élèvent des
bar­rières nou­velles entre les peuples sou­vent plus élevées
que les anciennes et tou­jours plus nom­breuses. Compartimentage,
Bal­ka­ni­sa­tion des « grands espaces »
Est-européens

Deuxième Guerre mondiale et résistances
nationales

Beaucoup
plus impor­tants seront encore les contre­coups de la Deuxième
Guerre mon­diale car le champ d’o­pé­ra­tion a été
beau­coup plus vaste, la lutte idéo­lo­gique encore plus intense,
les sacri­fices deman­dés encore plus profonds.

D’un
côté les alliés entre­te­naient la résistance
des peuples occu­pés ou annexés par l’Axe :
Autriche, Alba­nie, Éthio­pie, Tché­co­slo­va­quie, Pologne,
You­go­sla­vie, France, Bel­gique, Luxem­bourg, Pays-Bas, Danemark,
Nor­vège, Corée, Chine, Grèce et y encourageaient
les mou­ve­ments de par­ti­sans ; de l’autre côté
l’a­vance japo­naise répan­dait le slo­gan l’« Asie aux
Asia­tiques » et prou­vait qu’il était réalisable
en ins­tal­lant des gou­ver­ne­ments natio­naux en Indo­chine, aux
Phi­lip­pines, en Indo­né­sie, en Malai­sie, en Bir­ma­nie et presque
en Inde (Chan­drah Bose). À la même époque les
troupes alle­mandes enta­maient un pro­ces­sus de dis­lo­ca­tion de
l’U.R.S.S., fei­gnant un moment de se conduire en libératrices
des natio­na­li­tés oppri­mées par les Grands Russes :
Baltes, Ukrai­niens, Cau­ca­siens, Tur­co-Tar­tares, etc. ; des
peuples entiers sem­blèrent se ral­lier à ceux qui
appa­rurent plus tard comme de nou­veaux oppres­seurs : Tar­tares de
Cri­mée, Kal­moucks, Karat­chaèves, Bal­kares, Ingouches,
Tchet­chènes. Au retour des Russes leurs républiques
seront sup­pri­mées et les popu­la­tions entières
dépor­tées. Au Moyen-Orient l’a­vance de l’Afrika-Korps
appa­rut comme le glas de l’empire anglo-fran­çais et sus­ci­ta de
grands espoirs et des concours actifs ; toutes les terres
d’Is­lam furent per­tur­bées : Tuni­sie, (Bour­gui­ba revient
d’I­ta­lie, dépo­si­tion de Mon­cef-bey), Égypte (pre­mier
com­plot des jeunes offi­ciers : Nas­ser…), Pales­tine (voyage du
Grand Muf­ti), Syrie (escale d’a­vions alle­mands, guerre du général
Dentz), Irak (coup d’É­tat de Rachid Ali), Iran (dépo­si­tion
et exil de Rezah Chah). Fait signi­fi­ca­tif dans un seul pays musulman
un mou­ve­ment éclate contre l’Axe c’est la Libye qui lui
appar­te­nait et où les Bri­tan­niques arrivent à soulever
les Senous­sis contre l’I­ta­lie. À son tour l’ar­ri­vée des
troupes amé­ri­caines en Asie et en Afrique du Nord amènera
un nou­vel espoir de liber­té aux peuples dépen­dants. Les
alliés se voyaient contraints de pro­mettre une amélioration,
sinon un chan­ge­ment radi­cal, du sort des peuples colonisés.
Ain­si de la France et des pro­messes qu’elle fit à Brazzaville.
Mais les mêmes conces­sions de prin­cipe furent faites par
l’An­gle­terre, les États-Unis et même la Rus­sie à
« leurs » peuples. Ces pro­messes per­mirent de
gagner du temps, de pour­suivre la guerre tran­quille­ment en remettant
à plus tard les solu­tions tout en deman­dant aux colonisés
un sur­croît d’ef­forts pour com­battre en masse du côté
des « peuples libres ».

Sitôt
la guerre finie le réveil fut par­fois brutal :
L’Al­le­magne abat­tue on pou­vait à nou­veau bâillon­ner les
colo­nies. Ain­si en Algé­rie, à Sétif le jour même
de la Vic­toire à l’oc­ca­sion des mani­fes­ta­tions de joie,
com­men­ça la san­glante répres­sion qui fit 45 000
morts. Répres­sion menée par le gou­ver­ne­ment de gauche
et spé­cia­le­ment par cer­tains ministres communistes.

L’émancipation des « peuples de
couleur »

Le
conflit mon­dial cepen­dant hâta l’é­vo­lu­tion de nombreux
pays qui reçurent défi­ni­ti­ve­ment l’indépendance :
l’I­rak et l’É­gypte (théo­ri­que­ment depuis 1930 et 1936),
l’Is­lande en 1944, la Syrie et le Liban en 1945, les Phi­lip­pines en
1946, la Bir­ma­nie, l’Inde et le Pakis­tan en 1947, l’Indonésie
en 1948, la Jor­da­nie en 1949, Cey­lan en 1950, la Libye en 1952,
l’É­ry­thrée en 1953, le Viet­nam, le Cam­bodge et le Laos
en 1954, le Sou­dan, la Tuni­sie et le Maroc on 1956, le Gha­na et la
Malai­sie en 1957.

Ces
nations forment dans leur ensemble la majo­ri­té du groupe
afro-asia­tique consti­tué à Ban­dumg et qui préconise
avec le plus de véhé­mence l’é­man­ci­pa­tion des
der­niers pays demeu­rant sous la domi­na­tion euro­péenne. Leur
nombre s’ac­croît avec une sûre len­teur. L’indépendance
du Nige­ria, de la Caraïbe et de Sin­ga­pour se pré­pare sous
nos yeux. Celle de la Sier­ra Leone, de la Soma­lie, de l’U­gan­da et de
la Guyane et du Soma­li­land est d’ores et déjà prévue
pour demain.

Le
colo­nia­lisme a admis que ses jours sont comp­tés dans cha­cun de
ces pays déjà auto­nomes. L’au­to­no­mie a encore été
concé­dée à Malte, aux Mal­dives, à la
Gam­bie et au Hon­du­ras bri­tan­niques, etc. Les États-Unis ont dû
en faire autant avec Por­to-Rico et les Pays-Bas avec le Suri­nam. La
France a admis l’au­to­no­mie du Togo et du Came­roun et la
« semi-auto­no­mie » de l’A­frique noire et de
Madagascar.

L’impérialisme
colo­nial recule par­tout, même s’il s’ac­croche encore en
quelques com­bats d’ar­rière-garde : Algérie,
Chypre.

La fin des empires coloniaux

Rappelons
à titre d’exemple ce que l’im­pé­ria­lisme français
a dû céder depuis la guerre : la Syrie et le Liban,
Kouang-Tcheou-Wan et les conces­sions de Chine en 1946, Chandernagor
et les « loges » de l’Inde en 1947, le Vietnam,
le Cam­bodge, le Laos, les der­niers Comp­toirs de l’Inde et
l’oc­cu­pa­tion du Fez­zan en 1954, la Tuni­sie, le Maroc et la Sarre en
1956.

Comme
le XIXe siècle a vu l’é­vic­tion des
puis­sances euro­péennes d’A­mé­rique, ces dernières
années ont vu leur départ de toute l’A­sie continentale.
Et déjà l’A­frique est presque à demi entamée.

Situation
impres­sion­nante si l’on se sou­vient qu’il y a une génération
à peine ont appar­te­nu à 9 puis­sances européennes
(Por­tu­gal, Espagne, Pays-bas, Angle­terre, France, Ita­lie, Allemagne,
Rus­sie, Bel­gique) TOUTE l’O­céa­nie, PRESQUE TOUTE l’A­sie, y
com­pris la Chine, la Perse et le Siam divi­sés en zones
d’in­fluences, à l’ex­cep­tion du Japon, TOUTE l’A­frique, à
l’ex­cep­tion du Libé­ria, et qu’il y a moins de deux siècles
TOUTE l’A­mé­rique leur appar­te­nait aussi.

Chose
curieuse les empires colo­niaux en se rétrac­tant reviennent sur
leurs posi­tions ini­tiales des XVe et XVIe
siècles : comp­toirs côtiers et îles. Leur
domi­na­tion se limite de plus en plus aux bords des océans.
Quelques rares points d’A­sie res­tés aux Anglais :
Hong-kong, Sin­ga­pour, Aden et Prin­ci­pau­tés du Golfe Persique
(Mas­cate Oman, Qatar, Bah­rein, Koweit) ou aux Por­tu­gais : Macao,
Goa. L’O­céa­nie demeure vic­time de son épar­pille­ment et
Bri­tan­niques (Bor­néo, Ton­ga, Fid­ji, Samoa), Américains
(Hawaï), Fran­çais (Nou­velle Calé­do­nie), Portugais
(Timor) et Néer­lan­dais (Irian) s’en par­tagent encore une
grande par­tie. Situa­tion iden­tique pour toutes les îles de
l’O­céan Indien (Réunion, Mau­rice, Sey­chelles) ou
Atlan­tique (Ber­mudes, Baha­mas, etc.), mais déjà
beau­coup plus évo­luée pour l’ar­chi­pel caraïbe bien
que divi­sé en Antilles bri­tan­niques (main­te­nant fédérées),
amé­ri­caines (Por­to-Rico), néer­lan­daises (Cura­çao)
et françaises.

L’entrée en scène des Noirs

La
presque tota­li­té de ces der­niers points d’ap­pui du
colo­nia­lisme, de même que l’A­frique
son der­nier domaine pro­fond
sont de popu­la­tion noire : Indienne, Océanienne,
Afri­caine ou d’o­ri­gine afri­caine (Antillaise). L’en­trée en
scène des popu­la­tions noires est l’as­pect mar­quant de la lutte
anti­co­lo­niale actuelle.

Sans
comp­ter l’op­po­si­tion à la ségré­ga­tion aux
États-Unis, l’é­veil poli­tique noir domine déjà
la vie de l’A­frique du Sud. Au Kenya la lutte du peuple Kikouyou est
célèbre dans le monde entier depuis 1952 (mou­ve­ment
Mau-Mau). En Ugan­da et en Nige­ria depuis les grèves et
mani­fes­ta­tions de 1949 l’é­vo­lu­tion de ces pays s’accélère.
Celle du Gha­na a déjà été vic­to­rieuse à
tra­vers le boy­cott de 1948 et la déso­béis­sance civile
de 1950 bien qu’ayant ser­vi de pré­texte à des incidents
san­glants. D’autres, non moins san­glants, ont déjà
mar­qué l’his­toire des pos­ses­sions fran­çaises en Côte
d’I­voire (1950) et au Came­roun (1954). La ter­rible répression
de Mada­gas­car en 1947 bien qu’ayant fait 100 000 vic­times n’a
pas réus­si à déca­pi­ter son peuple. Même au
Congo les Belges ont dû déjà recou­rir aux
mas­sacres en 1924 et en 1944.

Faut-il toujours applaudir à
l’indépendance ?

S’il
ne peut être ques­tion pour nous de repro­cher leur lutte aux
peuples colo­ni­sés, nous devons néan­moins exa­mi­ner si
cette lutte n’est pas cri­ti­quable dans ses moyens et dans ces buts.

Quant
aux moyens nous en exa­mi­ne­rons ailleurs la valeur éducative,
libé­ra­trice et leur effi­ca­ci­té. C’est-à-dire
quelle forme d’or­ga­ni­sa­tion contient le moins, en germe, une
exploi­ta­tion future, et quelles méthodes vio­lentes ou non
vio­lentes sont com­pa­tibles, en géné­ral et dans chaque
cas, avec une éman­ci­pa­tion sin­cère et totale de
l’homme.

De
toute façon, la créa­tion d’une armée, d’un
ser­vice mili­taire et d’un impôt obli­ga­toires, de chefs nouveaux
comme d’une mys­tique ou d’un orgueil natio­nal sont contraires à
notre éthique comme à nos concep­tions morales. À
plus forte rai­son, celle d’un État, d’une police ou d’une
ambi­tion natio­nale. Et sou­vent l’un des pre­miers soins des jeunes
États est-il de se don­ner une armée et de gre­ver ses
finances déjà dif­fi­ciles d’un bud­get militaire
(Tuni­sie) signe de puis­sance nationale…

Mais
nous tou­chons là aux buts et il est cer­tain qu’au­cun État
nou­veau ou ancien ne peut recueillir nos suf­frages, aucun
natio­na­lisme rodé, nais­sant ou en ges­ta­tion ne peut recevoir
notre adhé­sion. La ques­tion change d’as­pect si ces­sant de voir
chaque fois un État de plus nous consi­dé­rons qu’il
s’a­git en fait chaque fois d’un État qui se sépare d’un
autre, qui hérite d’une par­tie de la popu­la­tion du territoire
des biens d’un autre État.

À
la place d’un grand État, deux États, trois, quatre,
etc. Mais plus petits. Y a‑t-il là pro­grès ou recul,
faut-il saluer cela avec espoir ou indif­fé­rence ? Il va
sans dire que seul le sort des popu­la­tions concer­nées entre
pour nous en ligne de compte. Or il est très difficile
d’ap­pré­cier le béné­fice maté­riel ou moral
réel qu’elles peuvent tirer de l’indépendance.

Des nations nouvelles innombrables ?

Mais
de toute façon, la mul­ti­pli­ca­tion en soi du nombre des États
n’est pas un phé­no­mène alarmant.

Il
y a actuel­le­ment envi­ron 80 États à l’O.N.U. plus une
dizaine qui n’y sont pas pour des rai­sons diverses ; le plus
sou­vent parce que se par­ta­geant une même nation. Cela fait
moins d’une cen­taine d’« États souverains ».

Sur
le nombre, à peine plus d’une dizaine (Chine, Perse, Japon,
Dane­mark, Angle­terre, France, Espagne, Tur­quie…) ont une existence
qui remonte au moyen-âge. Moins d’une dizaine d’autres (Rus­sie,
Suède, Suisse, Pays-Bas, Por­tu­gal, États-unis, Haïti)
acquirent l’in­dé­pen­dance jus­qu’au XVIIIe siècle.
Une tren­taine (Amé­rique latine prin­ci­pa­le­ment et Bal­kans) au
XIXe siècle. Moins de dix dans l’entre-deux-guerres
(Europe de l’Est…). Enfin, 25 envi­ron (Pays Afro-Asia­tiques) depuis
la der­nière guerre. Ce der­nier nombre est d’ores et déjà
plus impor­tant que celui des ter­ri­toires res­tés non
indé­pen­dants : une ving­taine presque tous en Afrique.

Le
mou­ve­ment de pro­li­fé­ra­tion est donc à cet égard
près de sa fin. Au lieu des 100 États actuels ils
seront dans quelques années 130, au grand maxi­mum. Cela ne
fait plus une grande dif­fé­rence même pour ceux qui,
comme nous, haïssent les fron­tières. De ce point de vue
de l’in­fla­tion des « sou­ve­rai­ne­tés nationales »
la révo­lu­tion est déjà faite.

Vers l’égalité des nations ou vers
de nouvelles dominations ?

Ce
mou­ve­ment si pro­fond, si géné­ral et qui fut si
irré­sis­tible, s’il n’a rien d’a­lar­mant dans ses conséquences
néga­tives pour des inter­na­tio­na­listes, offre par contre
quelque chose de posi­tif : l’af­fai­blis­se­ment des grands États
impé­ria­listes, le rava­le­ment des nations domi­na­trices au rang
des nations ordi­naires, l’é­ga­li­té gran­dis­sante des
peuples, la pos­si­bi­li­té de plus en plus large de trai­ter les
uns avec les autres en termes d’en­tr’aide et de compréhension
et non plus d’in­ti­mi­da­tion et de mépris.

Ce
bou­le­ver­se­ment des rap­ports de force poli­tique, sociaux, économiques,
s’ac­com­pagne aus­si d’une lente évo­lu­tion de la conscience des
colo­ni­sa­teurs. En France alors qu’a­vant la guerre on glorifiait
par­tout et que l’on ensei­gnait dans les écoles le terme
d’« Empire Colo­nial Français »,
aujourd’­hui on ne parle que d’« Union française » ;
le Minis­tère des Colo­nies est deve­nu celui de la France
d’Outre-Mer, puis des Ter­ri­toires d’Ou­tre­mer. Pudeur bien hypocrite,
bien sûr, et qui n’a pour but que de pro­lon­ger la chose en
chan­geant de nom. Néan­moins le pas­sage de l’Em­pire à
l’U­nion est un évè­ne­ment géné­ral qui
tra­duit le désir de voir des peuples dif­fé­rents s’unir
et non plus être domi­nés par l’un d’entre eux.
L’An­gle­terre est allé plus loin, elle a abo­li l’Empire
bri­tan­nique pour la Com­mu­nau­té bri­tan­nique puis la communauté
tout court « Com­mon­wealth ». De même
l’Em­pire néer­lan­dais a‑t-il ten­té sans y par­ve­nir de se
trans­for­mer en Union Néer­lan­do-Indo­né­sienne, et les
États-Unis ont-ils bap­ti­sé « Communauté »
leurs liens avec Por­to-Rico. Ces clauses de style ne peuvent empêcher
long­temps les anciennes colo­nies de pas­ser de l’au­to­no­mie interne
(« self-gou­ver­ne­ment ») à l’indépendance
hors de l’U­nion (« Domi­nions » comme le Canada,
l’Inde, etc. « États Associés »)
puis à l’in­dé­pen­dance hors de l’U­nion (Irlande,
Bir­ma­nie, Indo­né­sie, etc.), voire même en sau­tant les
étapes. Le terme. de « Domi­nion » n’est
plus employé offi­ciel­le­ment. Quant à celui d’« État
Asso­cié » aucun de ceux à qui il était
des­ti­né ne l’a accep­té : le Maroc et la Tunisie
jamais, le Cam­bodge, le Laos ou le Viet­nam-Sud de façon
tran­si­toire et confi­den­tielle. Un seul l’a récla­mé et
reven­di­qué : le Viet­nam-Nord de Ho Chi Minh ! et là,
oh iro­nie, sans succès.

Bien
plus impor­tantes que toutes ces abs­traites construc­tions politiques,
les rela­tions éco­no­miques jouent encore un rôle
véri­table. C’est par leur main­tien entre pays complémentaires
que sur­vit encore le « Com­mon­wealth » au sein
duquel les clauses éco­no­miques (« préférence
impé­riale »…) gardent seules une utilité
aux liens poli­tiques ou dynas­tiques. Mais même à cet
égard les pro­lon­ge­ments des vieux impé­ria­lismes sont
caducs. La notion pri­mor­diale de zone moné­taire ne recouvre
plus celle d’u­nion ou de Com­mu­nau­té : le Cana­da comme le
Sud-Viet­nam font par­tie de la zone dol­lar et non des ex-empires
res­pec­tifs ; l’Ir­lande, l’É­gypte ou la Bir­ma­nie sont
res­tés dans la zone ster­ling après avoir quitté
le Com­mon­wealth, etc.

Les impérialismes d’un type nouveau

L’extinction
de l’im­pé­ria­lisme conti­nen­tal de type ger­ma­nique ou turc puis
de l’im­pé­ria­lisme océa­nique colo­nial de type portugais,
espa­gnol, néer­lan­dais, anglais et fran­çais serait enfin
un signal de paix et d’u­ni­té pour la pla­nète si un
impé­ria­lisme d’un autre type n’é­tait apparu.

Cet
impé­ria­lisme non moins exploi­teur des petites nations que
l’an­cien et non moins dan­ge­reux pour la paix c’est celui dont les
États-Unis et l’U.R.S.S. sont les modèles et que
l’An­gle­terre essaie en vain d’i­mi­ter actuel­le­ment alors que la France
se rac­croche déses­pé­ré­ment aux formes dépassées.

Cet
impé­ria­lisme moderne a com­pris, assi­mi­lé l’évolution
du monde vers des formes natio­nales. Il contre­carre le moins possible
l’ex­pres­sion de ces formes natio­nales, il l’u­ti­lise même. Au
lieu de vou­loir impo­ser par­tout son occu­pa­tion et son administration
directe, il pro­cède plus sub­ti­le­ment mais plus efficacement
aus­si. Par exemples toute l’his­toire de chaque colo­nie française
est un essai de pas­sage du sys­tème de pro­tec­to­rat, où
colo­ni­sa­teurs et colo­ni­sés sont égaux, à celui
de l’as­si­mi­la­tion théo­rique des colo­ni­sés, et de
l’ad­mi­nis­tra­tion directe par le colo­ni­sa­teur. Au contraire
l’im­pé­ria­lisme moderne res­pecte l’exis­tence de l’état
dépen­dant. Il se sert des struc­tures locales comme cour­roie de
trans­mis­sion, se débar­rasse des res­pon­sa­bi­li­tés et des
impo­pu­la­ri­tés du gou­ver­ne­ment sur les cadres locaux. Il est
une domi­na­tion plus occulte qui ménage les susceptibilités
et se débar­rasse de ce qui n’est pas ren­table pour gar­der le
meilleur et l’in­dis­pen­sable. Le meilleur c’est la sujétion
éco­no­mique résul­tant de sa supériorité
finan­cière, tech­nique, des accords de com­merce extérieur,
des taux de change. Ce sont les trai­tés de com­merce, les prêts
d’argent, les prises de par­ti­ci­pa­tions dans les sociétés
et entre­prises indi­gènes qui lui per­mettent d’ex­por­ter les
pro­duits de son indus­trie en orien­tant l’in­dus­trie du protégé
vers les voies de garage ou selon les besoins du pro­tec­teur. Ce sont
les conces­sions minières ou pétro­lières qui lui
per­mettent d’im­por­ter à bon mar­ché les matières
pre­mières indis­pen­sables. D’AILLEURS TOUS CES ASPECTS DE
L’IMPÉRIALISME MODERNE FURENT MIS EN PLEINE LUMIÈRE PAR
LA RÉVOLUTION HONGROISE DE 1956.

Le
vieux pacte colo­nial reste. Il est plus souple et sur­tout il n’est
plus impo­sé mais appa­rem­ment adop­té de plein gré
d’é­gal à égal.

L’impérialisme
moderne conserve aus­si l’in­dis­pen­sable : la sujétion
mili­taire. Là aus­si il pro­cède par alliance entre le
pro­té­gé et le pro­tec­teur et entre les protégés
entre eux. Les pro­té­gés se règlent sur
l’ar­me­ment du pro­tec­teur, sur sa stra­té­gie, c’est normal
puisque c’est lui qui a le plus de moyens et de capa­ci­tés. Les
armées seront indi­gènes troupe et cadres, l’état-major
seul est « com­mun ». Le « Grand
Ami » étant seul à fabri­quer les armements
les plus coû­teux il se char­ge­ra de leur sto­ckage et de leur
mise en place logis­tique. Il aura pour cela tout un réseau de
bases aéro­na­vales d’é­ten­due res­treinte et peu
visibles, peu cho­quantes pour les sen­ti­ments natio­naux de l’indigène,
en limi­tant au mini­mum les indis­pen­sables voies de ravi­taille­ment et
de com­mu­ni­ca­tions entre elles.

Mais
si l’im­pé­ria­lisme de type nou­veau est aus­si oppres­sif et plus
occulte que l’an­cien il est peut-être mal­gré tout plus
vul­né­rable car ses alliés ne sont plus de simples
sujets. Ils ont quand même des pos­si­bi­li­tés plus grandes
de réagir, de mani­fes­ter leur mécon­ten­te­ment. Ne
serait-ce que par iner­tie. Si les états-majors sont fidèles
et si dans chaque pays on trouve des Quis­lings et des fantoches :
des Syng­man Rhee et des Kadar, il faut quand même comp­ter avec
l’o­pi­nion. Sur ce plan on pou­vait croire les Russes à l’abri
des mésa­ven­tures des Amé­ri­cains ou des Anglais dont le
main­tien des bases mili­taires est sujet à un ren­ver­se­ment de
majo­ri­té comme hier en Islande, en Jor­da­nie ou à
Cey­lan ; demain peut-être aux Phi­lip­pines, au Japon, en
Libye ou en Irak. Mais les évé­ne­ments de Hon­grie et de
Pologne montrent qu’ils sont à éga­li­té et qu’ils
peuvent main­te­nir par la force ou l’in­ti­mi­da­tion ce que les
Amé­ri­cains obtiennent par d’autres pres­sions, d’autres
chan­tages, d’autres corruptions.

D’ailleurs
le déve­lop­pe­ment des moyens de com­bat à très
grande dis­tance rend de plus en plus rela­tif l’intérêt
de nom­breuses bases à l’ex­té­rieur ; seul compte le
« gla­cis » dont il importe d’in­ter­dire l’accès
à l’ad­ver­saire. Les Russes aban­donnent les bases de Porkalla
en Fin­lande ou de Port-Arthur en Chine, les Anglais celles de Fayed
en Égypte, de Trin­co­ma­lee à Ceylan.

Le
nou­vel impé­ria­lisme pour­ra donc ména­ger un peu plus les
natio­na­lismes. L’a­ve­nir dira s’il en sera plus durable et s’il finira
lui aus­si par céder devant la prise de conscience et le
sou­lè­ve­ment des peuples.

T.
et J. Presley

La Presse Anarchiste