La Presse Anarchiste

La révolution française aux origines du nationalisme


Rudolf
Rocker né en 1873 en Alle­magne, fut mêlé à
l’his­toire du mou­ve­ment anar­chiste dans de nom­breux pays à tel
point que ses volu­mi­neuses mémoires sont une véritable
chro­nique de l’a­nar­chisme international.

Il
quit­ta défi­ni­ti­ve­ment l’Al­le­magne quand Hit­ler prit le pouvoir
et il vit actuel­le­ment aux États-Unis

Son
livre « Natio­na­lisme et Culture » était
écrit avant son exil et fut publié à Barcelone
pen­dant la Révo­lu­tion, d’autres édi­tions suivirent
notam­ment en anglais, néer­lan­dais, espa­gnol, yiddish,
por­tu­gais et sué­dois. Aucune édi­tion française
n’a encore pu voir le jour. Pour­tant cette oeuvre fon­da­men­tale occupe
une place émi­nente par­mi les écrits anar­chistes et dans
la pen­sée contemporaine.

Des
hommes aus­si. divers que Ber­trand Rus­sel, Lewis Munn­ford, Herbert
Read ou Ein­stein en ont fait un éloge marquant.

[…]
Après l’es­sai infruc­tueux de la famille royale pour fuir, la
situa­tion inté­rieure devint de plus en plus ten­due jusqu’à
ce que la prise des Tui­le­ries mit une fin à toutes les
demi-mesures, et les repré­sen­tants du peuple ouvrirent
sérieu­se­ment le débat sur l’a­bo­li­tion de la royauté.
Manuel résu­ma tout le pro­blème en une phrase :
« Ce n’est pas assez d’a­voir décla­ré la
domi­na­tion du seul et unique sou­ve­rain, la nation. Nous devons aussi
la libé­rer du faux sou­ve­rain le roi. » Et l’abbé
Gré­goire le sou­tint, décri­vant la dynas­tie comme « des
géné­ra­tions vivant de chair humaine » et
décla­rant : « Les amis de la liberté
doivent fina­le­ment rece­voir pleine sécu­ri­té. Nous
devons détruire ce talis­man dont le pou­voir magique peut
encore obs­cur­cir l’es­prit de beau­coup d’hommes. Je demande
l’a­bo­li­tion de la royau­té par une loi solennelle. »

Le
triste abbé n’a­vait pas tort ; en tant que théologien
il savait com­bien inti­me­ment la reli­gion et la poli­tique sont unies.
Bien sûr le vieux talis­man devait être cas­sé pour
que les simples d’es­prit ne soient plus conduits à la
ten­ta­tion. Mais ceci ne pou­vait être fait qu’en transférant
son influence magique sur une autre idole mieux appro­priée au
« besoin de foi » des hommes et capable de
mon­trer plus de force en pra­tique que l’a­go­ni­sant « droit
divin » des rois.

Dans
le com­bat contre l’ab­so­lu­tisme la doc­trine de la « volonté
com­mune » qui trou­va son expres­sion dans la « souveraineté
popu­laire » se révé­la une arme d’une valeur
révo­lu­tion­naire puis­sante. Pour cette rai­son précise
nous oublions tous trop sou­vent que la grande Révo­lu­tion a
inau­gu­ré une nou­velle phase de la servitude
poli­ti­co-reli­gieuse, dont les racines spi­ri­tuelles ne furent en
aucune façon extir­pées. En entou­rant le concept
abs­trait de « Patrie » et de « Nation »
d’une auréole mys­tique, une nou­velle foi fut créée
qui pour­rait à nou­veau faire mer­veille. L’an­cien régime
n’é­tait plus capable de miracles, car l’at­mo­sphère de
volon­té divine qui l’a­vait entou­ré avait per­du son
pou­voir d’at­trac­tion et ne pou­vait plus com­bler le coeur de ferveur
religieuse.

La
nation poli­ti­que­ment orga­ni­sée était au contraire un
nou­veau dieu dont le pou­voir magique n’é­tait pas encore
épui­sé. Sur ses temples brillaient les mots pleins de
pro­messes « Liber­té, Égalité,
Fra­ter­ni­té », sus­ci­tant chez les hommes la croyance
que l’ordre nou­veau appor­te­rait le salut. À cette divinité
la France sacri­fia le sang de ses fils, ses intérêts
éco­no­miques, et elle-même entiè­re­ment. Cette
nou­velle foi réson­nant dans l’âme de ses citoyens les
emplit d’un enthou­siasme qui fit plus de mer­veilles que la meilleure
stra­té­gie de ses généraux.

L’absolutisme
de la royau­té était tom­bé ; mais seulement
pour don­ner lieu à un nou­vel abso­lu­tisme encore plus
impla­cable que le « droit divin » de la
monar­chie. Le prin­cipe abso­lu de la monar­chie s’é­ten­dait hors
de la sphère d’ac­ti­vi­té du citoyen et ne s’ap­puyait que
sur la seule « grâce de Dieu » dont il
pré­ten­dait être l’ex­pres­sion, la volon­té. Le
prin­cipe abso­lu de la nation, au contraire fait du moindre des
mor­tels un co-por­teur de la volon­té com­mune, même quand
il lui est dénié le droit d’in­ter­pré­ter cela en
fonc­tion de sa propre intel­li­gence. Imbu de cette pensée
chaque citoyen, à par­tir de là, forge son propre
maillon dans la chaîne de dépen­dance qu’un autre a
d’a­bord for­gée pour lui. La sou­ve­rai­ne­té de la nation
conduit cha­cun dans le même che­min, absorbe chaque
consi­dé­ra­tion indi­vi­duelle et rem­place la liberté
per­son­nelle par l’é­ga­li­té devant la loi.

Ce
n’est pas sans rai­son que les tables de la loi de Moïse furent
dres­sées dans la conven­tion comme un sym­bole de la volonté
natio­nale. Non sans rai­son furent pen­dus aux murs de l’Assemblée
les fais­ceaux et les haches des lic­teurs comme emblème de la
Répu­blique Une et Indi­vi­sible. Aus­si l’homme fut sacrifié
au citoyen et la rai­son indi­vi­duelle à la prétendue
volon­té natio­nale. Quand les conduc­teurs de la révolution,
ani­més par l’es­prit de Rous­seau s’ef­for­cèrent de
détruire toute asso­cia­tion natu­relle dans laquelle les besoins
et les impul­sions des hommes cherchent leur expres­sion ils
détrui­sirent la racine de toute véri­table association,
trans­for­mèrent le peuple en la foule et inau­gu­rèrent ce
pro­ces­sus fatal de déra­ci­ne­ment social qui fut plus tard
accé­lé­ré et aigui­sé par la crois­sance de
l’é­co­no­mie capi­ta­liste. Exac­te­ment de la même façon
que la « volon­té de Dieu » avait
tou­jours été la volon­té des prêtres qui la
trans­met­taient et l’in­ter­pré­taient pour le peuple, la
« volon­té de la Nation » ne pou­vait être
que la volon­té de ceux à qui il arri­vait d’a­voir les
rennes du Pou­voir public dans les mains et qui étaient, en
consé­quence, en posi­tion de trans­mettre et d’interpréter
la « volon­té com­mune » à leur
manière. L’o­ri­gine de ce phé­no­mène ne doit pas
néces­sai­re­ment être recher­ché dans une hypocrisie
inhé­rente. Beau­coup plus rai­son­na­ble­ment pou­vons-nous en ce
cas par­ler d’« abu­seurs abusés » ;
plus pro­fon­dé­ment les porte-paroles de la volonté
natio­nale sont convain­cus du sacré de leur mis­sion, plus
désas­treux sont les résul­tats venant de leur inhérente
hon­nê­te­té. Il y a une pro­fonde signi­fi­ca­tion dans la
remarque de Sorel « Robes­pierre prit son rôle au
sérieux, mais son rôle était un rôle
artificiel ».

Au
nom de la nation la conven­tion mit hors la loi les Giron­dins et
envoya leurs chefs à l’é­cha­faud ; au nom de la
nation Robes­pierre, avec l’aide de Dan­ton, liqui­da les Herbertistes
et les « Enra­gés » ; au nom de la
nation Robes­pierre et St-Just firent mordre la pous­sière à
Dan­ton ; au nom de la nation les hommes de ther­mi­dor liquidèrent
Robes­pierre et ses par­ti­sans ; au nom de la nation, Bona­parte se
fit lui-même Empe­reur des Français.

Vergniaud
assu­rait que la révo­lu­tion était « un
Saturne qui avale ses propres enfants ». Ceci pourrait
être dit avec bien plus de rai­son du prin­cipe mys­tique de la
sou­ve­rai­ne­té de la nation, auquel ses prêtres offrent
constam­ment de nou­veaux sacri­fices. En fait la nation devint un
Moloch qui ne pour­rait jamais être satis­fait. Exac­te­ment comme
avec tous les dieux, ici aus­si, la vénération
reli­gieuse condui­sit à son résul­tat inévitable :
la nation est tout, l’homme rien !

Tout
ce qui appar­te­nait à la nation prit un carac­tère sacré.
Dans les plus petits vil­lages des autels furent érigés
à la patrie et des sacri­fices furent offerts. Les jours fériés
des patriotes en vinrent à avoir le carac­tère de fêtes
reli­gieuses. Il y avait des hymnes, des prières, des symboles
sacrés, des pro­ces­sions solen­nelles, des reliques
patrio­tiques, des objets de pèle­ri­nage
tout cela pour pro­cla­mer la gloire de la patrie. À par­tir de
main­te­nant on par­lait de la « gloire de la nation »
comme aupa­ra­vant de la « gloire de Dieu ». Un
dépu­té appe­la solen­nel­le­ment la Décla­ra­tion des
Droits de l’Homme le « Caté­chisme de la Nation ».
Le « Contrat Social » de Rous­seau devint « la
Bible de la Liber­té ». D’en­thou­siastes fidèles
com­pa­rèrent la Mon­tagne de la Conven­tion au mont Sinaï où
Moïse reçut les Tables sacrées de la loi. « La
Mar­seillaise » devint le Te Deum de la nou­velle religion.
Une intoxi­ca­tion de croyance s’é­tait répan­due sur le
pays. Chaque consi­dé­ra­tion cri­tique était submergée
sous le flot des sentiments.

Le
5 novembre 1793, Marie Joseph Chê­nier frère du
mal­heu­reux André Chê­nier, dit à la convention
assemblée :

« Si
vous vous êtes libé­rés vous-mêmes de tous
pré­ju­gés pour prou­ver que vous êtes le plus grand
hon­neur de la nation fran­çaise, dont vous êtes les
repré­sen­tants, alors vous savez com­ment sur les ruines des
super­sti­tions détrô­nées peut être fondée
la seule reli­gion natu­relle n’ayant ni sectes, ni mystères.
Ses pré­di­ca­teurs sont nos légis­la­teurs, ses prêtres
nos fonc­tion­naires exé­cu­tifs de l’É­tat. Dans le temple
de cette reli­gion l’hu­ma­ni­té offri­ra l’en­cens seule­ment sur
l’au­tel de notre pays, notre mère à tous et notre
divinité ».

Dans
l’at­mo­sphère suf­fo­cante de cette foi nou­velle le nationalisme
moderne naquit et devint la reli­gion de l’É­tat démocratique.
Et plus pro­fon­dé­ment le citoyen véné­rait sa
propre nation plus large deve­nait l’a­bîme qui le séparait
de toutes les autres nations, avec plus de mépris regardait-il
tous ceux qui n’a­vaient pas la chance d’être par­mi les élus.
Il y a seule­ment un pas de la « Nation » à
la « grande Nation »
et cela pas seule­ment en France.

La
nou­velle reli­gion avait non seule­ment ses propres rites, ses dogmes
invio­lables, sa mis­sion sainte, mais aus­si la ter­rible orthodoxie
carac­té­ris­tique de tout dog­ma­tisme qui ne laisse sa voix à
aucune opi­nion autre que l’o­pi­nion unique ; parce que la volonté
de la nation est la révé­la­tion de Dieu ne tolérant
aucun doute. Celui qui ose dou­ter de tout cela, et avan­cer des
consi­dé­ra­tions contraires à l’ex­pres­sion de la volonté
natio­nale est un lépreux social et doit être expulsé
de la com­mu­nion des fidèles…

Rocker,
« Natio­na­lisme et culture », cha­pitre 10,
tra­duit de la seconde édi­tion amé­ri­caine (pp.175 – 179)

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