La Presse Anarchiste

Psychose nationale

Kropotkine
il y a 50 ans consi­dé­rait que la dis­cus­sion Bakounine-Mazzini
(1868) mar­quait : « La fin des conspirations
révo­lu­tion­naires pure­ment poli­tiques avec le but d’une liberté
natio­nale, et le com­men­ce­ment des révo­lu­tions sociales, au
même titre que la fin de ce socia­lisme sen­ti­men­tal et chrétien
et le début du com­mu­nisme athéiste et réaliste ».
Force nous est de consta­ter que nous sommes encore loin de cela. Le
natio­na­lisme et le chris­tia­nisme sont encore plus universellement
pré­sents autour de nous que le réalisme.

« Tout
homme pour vivre a besoin d’un sen­ti­ment de valeur, de la conscience
d’une valeur et si lui-même ne l’a pas, il s’as­so­cie a un
groupe ou une col­lec­ti­vi­té (Reli­gion, Par­ti, Nation, Tribu,
Race) ; ain­si, la valeur du groupe lui donne cette valeur qui
lui manque ».

Ces
paroles de Kri­sh­na­mur­ti aident com­prendre la pro­fon­deur du
natio­na­lisme qui est sans doute un phénomène
éco­no­mique, mais aus­si, et sou­vent plus encore, psychologique.

Habitués
à cher­cher les causes maté­rielles des événements
his­to­riques nous ne devons plus négli­ger l’ir­ra­tion­nel de
cer­taines pas­sions humaines.

Georges
Sorel, influen­cé par le syn­di­ca­lisme révolutionnaire,
décri­vit le rôle gran­dis­sant des « mythes »
dans la psy­cho­lo­gie des masses. Pare­to, qui lui non plus n’était
pas anar­chiste, étu­dia l’ap­pui que trou­vaient l’État,
les élites diri­geantes, dans la mys­ti­fi­ca­tion des gouvernés.
Depuis, les régimes fas­cistes ont fait un usage abon­dant et
sys­té­ma­tique de toutes les méthodes de propagande
appli­quées à la psy­cho­lo­gie col­lec­tive. C’est ce qu’à
décrit le pro­fes­seur Tcha­kot­sine dans son impo­sant livre :
« Le viol des foules » tout en conseillant aux
démo­crates de s’ins­pi­rer un peu de ces méthodes. Ces
pro­grès (?) au XXe siècle des pra­tiques de
la psy­cho­lo­gie appli­quée aux masses vont de pair avec
l’a­van­ce­ment de l’ex­plo­ra­tion intime des phénomènes
psy­chiques. Freud notait lui-même dès son « Introduction
à la psy­cha­na­lyse » la place qu’il faudrait
ména­ger, à l’a­ve­nir, à la psy­cho­lo­gie à
côté de l’é­co­no­mie dans les fac­teurs de
l’his­toire. Ses dis­ciples comme Wil­helm Reich (« La
fonc­tion de l’or­gasme ») ont appro­fon­di l’é­tude de
tous les res­sorts indi­vi­duels qui font jouer aux masses un rôle
par­fois si aber­rant pour les simples éco­no­mistes que veulent
être par exemple les marxistes.

Nous
ne vou­drions. chan­ger en rien l’af­fir­ma­tion que « les
pro­lé­taires n’ont pas de patrie ». Cela ne nous
empêche pas d’es­sayer d’a­na­ly­ser le fait qu’ils se font hélas !
trop sou­vent tuer et pas
tou­jours de si mau­vais grés qu’on le dit
pour une patrie quel­conque : ancienne à défendre,
ou nou­velle à créer.

Nous
voyons com­bien il est dif­fi­cile d’a­me­ner les hommes à
tra­vailler, à s’é­du­quer, à se pri­ver pour la
réa­li­sa­tion d’un monde meilleur, alors que l’État
obtient d’eux tout ce qu’il veut pour le mas­sacre et la destruction.

O

Il
n’y a pas à être pes­si­miste, mais réa­liste. Nous
avons trop vou­lu faire cadrer l’hu­ma­ni­té avec nos perspectives
idéales et ration­nelles. Au lieu d’a­voir les yeux fixés
sur ce que l’homme pour­ra être
et nous sommes cer­tains qu’il sera supé­rieur parce que nous
savons qu’il peut l’être
nous devrions aus­si regar­der un peu en arrière : la
psy­cho­lo­gie indi­vi­duelle n’est pas la logique
la psy­cho­lo­gie col­lec­tive encore moins.

Les
pro­grès que nous fai­sons dans la connais­sance de l’homme nous
les devons non à l’ob­ser­va­tion des indi­vi­dus les plus évolués,
mais à celle des groupes, des pri­mi­tifs, des ani­maux. Et c’est
à nous, maté­ria­listes, à nous scan­da­li­ser le
moins de cela.

Les
États émo­tifs intenses, leur pro­pa­ga­tion comme celle de
la peur entraî­nant panique ou para­ly­sie sont de grands
révé­la­teurs du com­por­te­ment social. Les différentes
étapes de la ner­vo­si­té, de la fré­né­sie et
de l’hys­té­rie col­lec­tive peuvent être des moteurs
beau­coup plus puis­sants que le simple inté­rêt. Il est
des besoins psy­chiques plus impé­rieux, plus per­ma­nents, plus
diri­geants que des besoins matériels.

O

Le
sen­ti­ment d’ap­par­te­nir à une com­mu­nau­té est souvent
beau­coup plus recher­ché que la liberté.

La
socié­té contem­po­raine n’est pas seulement
l’an­non­cia­trice de celle de demain elle est aus­si la conti­nua­trice de
celle d’hier. Or le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme, de
l’in­dus­trie, des Éats-nations a été aus­si un
phé­no­mène révo­lu­tion­naire : il a
défi­ni­ti­ve­ment bri­sé le cadre médiéval,
féo­dal ou pré­féo­dal d’une société
hié­rar­chi­sée mais com­mu­nau­taire où chaque
indi­vi­du s’ins­cri­vait dans le cadre d’une famille, d’une tri­bu, d’un
clan dont il était for­te­ment soli­daire. La vie moderne apporte
brus­que­ment une rup­ture qui libère l’in­di­vi­du mais le laisse
désem­pa­ré hors de la tutelle, mais aus­si de la
pro­tec­tion maté­rielle et morale de sa cel­lule. (Cette rupture
se fait sous nos yeux aujourd’­hui dans les socié­tés de
type africaine.)

L’homme
se trouve iso­lé. Se sent-il assez fort pour s’enthousiasmer
cette liber­té ? rare­ment hélas ! Des livres
comme ceux du P.Drucker, « la fin de l’homme économique »
(1939), ou de l’é­mi­gré alle­mand Erich Fromm, « la
crainte de la liber­té », ont tenté
d’ex­pli­quer l’a­vè­ne­ment du fas­cisme dans le désespoir
des masses, leur besoin freu­dien d’in­té­gra­tion à un
sys­tème d’autorité.

O

L’homme
est iso­lé et une ins­ti­tu­tion, l’É­tat, rem­place à
elle seule toutes celles du pas­sé. L’É­tat qui non
seule­ment hérite de toutes les fonc­tions de ses prédécesseurs
mais s’en crée chaque jour d’autres. L’É­tat national.
Les nations sont récentes comme l’É­tat, le nationalisme
l’est encore plus.

L’origine
en est, gros­so modo, la Révo­lu­tion fran­çaise dont la
tra­di­tion n’est, si l’on regarde de près, pas du tout
liber­taire. L’é­man­ci­pa­tion des sujets du roi en fait des
citoyens beau­coup plus liés à l’É­tat nation 

Nous
avons consta­té depuis long­temps que tout État est
tota­li­taire par voca­tion ; la Nation ne l’est pas moins.

La
Nation nie toute mino­ri­té, elle gal­va­nise ce qui doit être
la tota­li­té et ne peut avouer être autre chose. La
Nation étant tout, a tous les droits, elle exige toutes les
res­sources, toutes les volon­tés. L’É­tat qui l’exprime
est néces­sai­re­ment au-des­sus de tout à l’intérieur
comme à l’ex­té­rieur. Il engen­dre­ra donc l’op­pres­sion et
la guerre. Et le fas­ciste Mar­cel Déat ne fera qu’énoncer
une véri­té pre­mière en pro­cla­mant le
natio­nal-socia­lise fils de la Révo­lu­tion française.

O

La
sou­ve­rai­ne­té natio­nale doit être entière
voir le cha­hut fait en France, par tous les par­tis de l’extrême
gauche (catho­liques et, autres uni­ver­sa­listes exclus) quand il s’est
agi de confier un mini­mum d’au­to­ri­té à une institution
supra­na­tio­nale, la C.E.D. — . L’in­té­gri­té nationale
est un prin­cipe abso­lu : le ter­ri­toire est une unité
sacrée qui ne sau­rait être divi­sée ou amoindrie.
Ce prin­cipe n’a pas à être véri­fié dans
les faits par plé­bis­cite ou consul­ta­tion locale :
l’hé­ri­tage est indi­vis. De par la volon­té commune
diront en France tous les par­tis, toutes les écoles, des
clé­ri­caux aux com­mu­nistes. En fait de la volon­té unique
d’une série de monarques propriétaires.

La
grande astuce, inven­tée par la Révo­lu­tion française
des temps modernes est de trans­fé­rer le mécontentement
social sur le plan natio­nal. Si ça ne va pas ici c’est la
faute de l’é­tran­ger. Sus à l’é­tran­ger ! et
on oublie­ra l’en­ne­mi inté­rieur : le bour­geois, le
bureau­crate, l’É­tat. Chaque révo­lu­tion natio­nale vers
l’in­dé­pen­dance, des pays afro-asia­tiques est la répétition
de ce même scé­na­rio avec des jus­ti­fi­ca­tions de départ
par­fai­te­ment valables.

Le
mécon­ten­te­ment social a tou­jours été détourné
par l’É­tat vers l’é­tran­ger ou les minorités
étran­gères comme les Juifs. « L’antisémitisme
est le socia­lisme des imbé­ciles » disait J. Guesde.
Les pogroms de la Rus­sie tsa­riste ou de l’Al­le­magne hitlérienne
avait cette fonc­tion de déri­ver sur les Juifs l’hostilité
des masses envers le com­merce, l’ex­ploi­ta­tion, l’argent, la finance,
le capi­tal. Notons au pas­sage l’as­pect sexuel de toute discrimination
raciale ou natio­nale. Dès qu’une contrainte sociale s’exerce à
l’é­gard d’une mino­ri­té on voit appa­raître dans la
majo­ri­té un res­sen­ti­ment sexuel créé de toutes
pièces qui a pour résul­tat de la mettre en état
d’in­sé­cu­ri­té et de défense spon­ta­née, de
haine et d’a­gres­si­vi­té vio­lente jus­ti­fiant sa domi­na­tion. Les
his­toires de viol four­nissent l’élé­ment psychique
coa­gu­la­teur, soli­da­ri­sant les popu­la­tions européennes
vis-à-vis des Juifs, des Noirs ou des Nords afri­cains qu’elles
côtoient. La lubri­ci­té fon­cière des races
infé­rieures est aus­si connue qu’en cas de guerre le sadisme
effroyable de l’ennemi.

On
n’a pas tou­jours ni longtemps
sous la main une minorité
bouc-émis­saire, alors il faut diri­ger car­ré­ment l’amour
propre natio­nal contre l’extérieur.

O

Cela
est d’au­tant plus facile que pour la qua­si-tota­li­té des gens
l’é­tran­ger c’est ce que l’on ne connaît pas. La vieille
méfiance du pri­mi­tif pour tout incon­nu, son hostilité
pour ce qui se dif­fé­ren­cie du com­mun de son trou­peau font que,
l’é­tran­ger, où qu’il soit, est avant tout sus­pect
par sa pré­sence même, par le moindre détail de
son comportement.

Le
fait d’être étrange, dif­fé­rent, est une insulte
au com­por­te­ment géné­ral, à la collectivité
dont on fait par­tie : celui qui se dif­fé­ren­cie est un
traître volon­taire, celui qui est né différent
est un enne­mi en puissance.

Partant
de là il est d’au­tant plus facile de créer un
amour-propre natio­nal que, pre­miè­re­ment, on ignore l’étranger,
et que, deuxiè­me­ment, on ne peut remar­quer de lui
dans le but de le démar­quer de soi
que des détails insi­gni­fiants, mais nécessairement
enta­chés de ridi­cule puis­qu’on ignore leur signification.
L’é­tran­ger c’est le non-confor­miste né mais c’est aussi
l’homme qui a mau­vais goût, le pauvre type.

Observons
ce que sait le Fran­çais moyen des peuples
les seuls qu’il connaisse
et ce qu’il pense d’eux : Belges, Ita­liens, Alle­mands. Il n’aura
que sou­rire mépri­sant, appuyé par quelque anec­dote ou
cli­ché sté­réo­ty­pé. Il est impen­sable que
l’on puisse s’é­car­ter du mode de vie fran­çais autrement
que par per­ver­si­té ou incapacité.

O

Un
com­plexe de supé­rio­ri­té aus­si profondément
enra­ci­né s’ap­pelle sen­ti­ment natio­nal, mais on peut l’observer
sous une autre forme chez tous ceux qui ont le sen­ti­ment de faire
par­tie d’une race (blancs) d’une église (juifs), d’une armée,
d’un Par­ti (sta­li­niens), d’une asso­cia­tion (maçons)…

Tous
cherchent à com­pen­ser leurs limites indi­vi­duelles par
l’adhé­sion à des groupes par les­quels s’in­verse leur
com­plexe natu­rel d’in­fé­rio­ri­té dû à leur
situa­tion sociale, raciale (noirs, juifs…) ou natio­nale (peuples
colo­niaux…) méprisée.

L’infériorité
sociale a été trans­po­sée en supériorité
natio­nale, tour à tour par la Révo­lu­tion française,
les régimes fas­cistes, et les mou­ve­ments coloniaux.

Chaque
nation trouve sui­vant ses besoins une plus faible à protéger
ou aider (ces der­nières années les États-Unis
four­nis­saient des prêts à la France « appauvrie »
qui à son tour prê­tait à la Yougoslavie
« retar­dée » et celle-ci aidait la Syrie
« sous-déve­lop­pée ». Mais, ce
fai­sant, chaque nation a aus­si, sui­vant d’autres besoins d’amour
propre, une autre nation qui pro­fite d’elle ou jouit d’un sort
injus­te­ment clément.

L’emploi
par l’ex-socia­liste Mus­so­li­ni du terme « nation-prolétaire »
pour dési­gner l’I­ta­lie face aux nations nan­ties (France,
Angle­terre) cadrait par­fai­te­ment avec les visées impériales
qui ten­daient à rendre pro­prié­taire de l’Éthiopie,
de L’Al­ba­nie, et de toute la Médi­ter­ra­née. De la même
façon Hit­ler par­vint à attri­buer la cause de la misère
sociale au « Dik­tat » du Trai­té de
Ver­sailles contre le peuple allemand.

O

Le
chef-d’oeuvre de la mys­ti­fi­ca­tion natio­nale est de faire dire aux
plus exploi­tés, aux plus misé­rables : « Nous »
Fran­çais, par exemple, dès que l’É­tat français
est mena­cé. « Nous » c’est l’État,
tout le pays et moi sou­dés comme un bloc.

Devons-« nous »
perdre l’Al­gé­rie, disant la majo­ri­té des Français.
Pour­tant ils ignorent tout de l’Al­gé­rie. Ils n’y ont jamais
mis les pieds et ne les y met­tront jamais. Ils n’en tirent aucune
source de reve­nu ou de pro­fit quel­conque en tant que particulier
pri­vé. Ils n’en tirent non plus aucun avan­tage matériel
en tant que citoyens, au contraire. (Le bud­get de l’Algérie
est pris en charge par l’É­tat fran­çais donc par les
contri­buables, tan­dis que les, béné­fices de
l’ex­ploi­ta­tion de l’Al­gé­rie vont à quelques sociétés
et colons). Leurs seul « intérêt »
est en der­nière ana­lyse, pure­ment psy­cho­lo­gique. Ils « ont »
l’Al­gé­rie quelque part dans leur esprit, obscurément,
et cette pos­ses­sion fic­tive les ren­force dans l’es­time qu’ils ont
d’eux-mêmes, dans leur orgueil d’être membre d’une grande
nation, d’une nation qui en domine, qui en « civilise »
d’autres. Ils sont, tout pouilleux qu’ils se sentent ici, membres
néan­moins d’une col­lec­ti­vi­té supé­rieure qui en
impose à d’autres. Ils ne consen­ti­ront à trai­ter que
lors­qu’ils s’a­per­ce­vront, comme en Indo­chine, qu’en face d’eux les
gens sont aus­si forts, aus­si dis­ci­pli­nés, aus­si modernes
qu’eux. Ils négo­cie­ront, non entiè­re­ment par couardise
ou décou­ra­ge­ment, mais aus­si par satis­fac­tion. On peut parler
avec des égaux, il n’y a aucune honte à cela. Mais les
infé­rieurs, ceux qu’on appelle encore les bicots, les
bou­gnoules, les viets, on les mate, un point c’est tout. Il y a plus
tard un cer­tain orgueil à ren­con­trer une armée, un État
capable de vous battre. « Quand même ils sont
drô­le­ment forts puis­qu’ils nous ont eus ! »
disait-on des Viet­na­miens en 1954, tout on pen­sant « au
fond on est écra­sé, soit, mais par des gens pareils
c’est glo­rieux ». On assiste, après les défaites,
à une reva­lo­ri­sa­tion de l’en­ne­mi vain­queur. Rappelons-nous
l’ad­mi­ra­tion des Fran­çais pour les Alle­mands après 1870
et même après 1940.

O

Il
y eut une époque où l’on croyait que contre le
natio­na­lisme des bour­geois il exis­tait un internationalisme
pro­lé­ta­rien dans le cadre de la lutte des classes. On
s’i­ma­gi­nait même plus : que cet anta­go­nisme prît
comme un fait (don­né, inné, abso­lu) était
suf­fi­sant pour empê­cher même les guerres. La réalité
est très dif­fé­rente, que ça nous plaise ou non.
Il a fal­lu des années de guerre mon­diale pour assis­ter aux
muti­ne­ries de 1917 en France, à la déser­tion mas­sive du
front par les pay­sans russes la même année, aux
muti­ne­ries de l’A­dria­tique, à celle des sol­dats bul­gares, des
marins alle­mands de 1918, à la désa­gré­ga­tion des
forces fran­çaises contre la révo­lu­tion russe. La
fatigue, la las­si­tude ont fait plus que le véri­table esprit
inter­na­tio­na­liste. De même, s’il y a eu de vifs mou­ve­ments dans
les métro­poles contre les guerres colo­niales, ce fut à
cause des pertes des colo­ni­sa­teurs plus que par solidarité
pour les colonisés.

Pourquoi ?
Pour­quoi les ouvriers qui n’ont pas de patrie, qui n’ont rien à
vendre sauf leurs muscles, meurent sur les fronts pour défendre
la richesse des autres ? Dans la théo­rie c’est clair :
leur édu­ca­tion et leur conscience de classe ne sont pas
suf­fi­sam­ment déve­lop­pées. Soit. Mais, les militants
conscients, comme les guides éclai­rés du prolétariat,
comme les plus beaux théo­ri­ciens mar­xistes tous sont imprégnés
jus­qu’à la moelle de la même édu­ca­tion nationale,
la même incons­cience de classe dès qu’il s’a­git de
l’é­tran­ger. Car tous s’ap­puient sur le même tuteur :
l’É­tat qu’ils veulent sim­ple­ment prendre en charge. Cet État,
dont ils veulent igno­rer la signi­fi­ca­tion, les a for­més dans
ses écoles natio­nales, les a bai­gnés dans sa culture
natio­nale, ses inté­rêts natio­naux, ses ambitions
natio­nales. Mol­let n’in­nove pas, il conti­nue la tra­di­tion qui, par
les « Néo-socia­listes » à la
Déat, les contre-révo­lu­tion­naires à la Noske et
à la Kérens­ky, les col­la­bo­ra­teurs à la J. Guesde
et à la Van­der­velde et à la Mus­so­li­ni vient des
meilleurs socia­listes de la meilleure époque. Que disait
Liebk­necht à ses cama­rades ? : « Personne,
aus­si enthou­siaste qu’il soit pour les idées
inter­na­tio­na­listes ne dira que nous n’a­vons pas de devoirs
natio­naux. » (‘Congrès de Halle 15 octobre 1890) et
aux dépu­tés du Reichs­tag : « Eh bien
moi, je déclare que quand il s’a­git de la défense de la
patrie tous les par­tis sont amis, que s’il s’a­git de se défendre
contre un enne­mi étran­ger, aucun par­ti ne res­te­ra en
arrière. » (séance du 16 mai 1891)

Il
n’é­tait pas besoin d’at­tendre les guerres mon­diales pour
savoir com­ment le socia­lisme adhé­re­rait à l’« Union
sacrée ». Les vaines ten­ta­tives de l’anarchiste
hol­lan­dais Nieu­wen­huis pour faire adop­ter, avant 1914, par les
congrès socia­listes inter­na­tio­naux, des mesures pratiques
simul­ta­nées contre la guerre (grève générale,
défai­tisme révo­lu­tion­naire…) auraient suf­fi à
éclai­rer ceux qui veulent bien voir.

O

L’État
engendre néces­sai­re­ment le natio­na­lisme, le tota­li­ta­risme et
la guerre qui sont les meilleurs sou­tiens de sa puissance. 

La
guerre, sur­tout, exal­tant le natio­na­lisme nour­rit le tota­li­ta­risme et
rend fas­ciste chaque État.

La
guerre moderne entraîne l’emprise de l’É­tat sur tous les
domaines, notam­ment éco­no­mique et social, accroît la
puis­sance de la bureau­cra­tie à tous les échelons,
mili­ta­rise les par­tis, le gou­ver­ne­ment, la popu­la­tion et donne à
toutes les acti­vi­tés, mêmes civiles, un caractère
obligatoire.

État,
Armée, Par­ti sont trois ins­ti­tu­tions homo­lo­guées et
fré­quem­ment inter­chan­geables dont le com­mun dénominateur
est le nationalisme.

Et,
le natio­na­liste c’est le plus brut, le plus gros­sier, le plus
élé­men­taire des socia­lismes, celui qui fait appel aux
idéaux les plus limi­tés aux sen­ti­ments les plus
pri­mi­tifs, aux vues les plus étroites et les plus égoïstes.

O

Si
la bour­geoi­sie, quand elle entend socia­lisme, voit une caserne c’est
parce que l’Ar­mée est bien la forme la plus cou­rante du
col­lec­ti­visme et la seule qu’elle conçoive et réalise.

Si
la bureau­cra­tie sta­li­nienne, quand elle fut mena­cée par
l’in­va­sion ne trou­va rien de mieux que de rem­pla­cer l’idéologie
pro­pre­ment socia­liste par la pro­pa­gande patrio­tique c’est parce que
l’Ar­mée, appuyée sur la mytho­lo­gie natio­nale, est aussi
la plus solide forme sociale qu’elle ait à sa disposition.

Si
de nos jours les « socia­listes », les libéraux,
la gauche en géné­ral compte sur l’Ar­mée pour
éta­blir un peu de jus­tice en Algé­rie, mal­gré et
contre les colons, c’est parce qu’ils voient en elle leur seul moyen
d’ac­tion à eux, par­tis étatistes.

L’armée
et son natio­na­lisme sont les meilleurs outils des réformistes
qui ne croient ni aux forces popu­laires, ni au socia­lisme et qui se
défient de l’un et de l’autre.

O

Le
natio­na­lisme est l’i­déo­lo­gie toute trou­vée, la religion
contem­po­raine ambiante au nom de laquelle chaque État utilise
l’Ar­mée et les for­ma­tions par­ti­sanes mili­ta­ri­sées pour
accroître son emprise sur le peuple.

Les
églises antiques et les reli­gions sécu­laires se sont
estom­pées, leur inuti­li­té et leur absurdité
ayant peu à peu été démontrées.
Les États modernes et les natio­na­lismes devront être
aus­si éclip­sés à leur tour. Le para­doxe ne
pour­ra se pro­lon­ger d’une vie poli­tique, sociale et cultu­relle qui se
frag­mente. et se natio­na­lise quand la vie éco­no­mique et
tech­nique devient de plus en plus mon­diale, planétaire.

Paul
Rolland

La Presse Anarchiste