La Presse Anarchiste

Question nationale

Socialistes,
com­mu­nistes et sou­vent anar­chistes sont à tel point obnubilés
par les pro­blèmes sociaux qu’a­gi­ter devant eux la question
natio­nale vous fait pas­ser pour légè­re­ment farfelu ;
les classes tra­vailleuses luttent contre le capi­ta­lisme ou l’État,
il n’y a pas à sor­tir de cela ; tout autre objec­tif ne
peut être qu’une diver­sion
d’ailleurs sus­pecte d’être inven­tée par le Capital.
Mol­let pro­cla­mant que « le droit des peuples à
dis­po­ser d’eux-mêmes est contraire au socialisme »
ne fait au fond qu’ex­pri­mer avec cynisme ce qu’ont tou­jours pensé
les par­tis ouvriers. Puisque ces par­tis luttent pour les
tra­vailleurs : tous les exploi­tés n’ont qu’à
entrer dedans, sans dis­tinc­tion de race, de langue ou de
natio­na­li­té… et puis tout s’ar­ran­ge­ra. Sans par­ler des
par­tis ou même des syn­di­cats qui ont éloigné
d’eux volon­tai­re­ment et sys­té­ma­ti­que­ment les travailleurs
appar­te­nant à des popu­la­tions infé­rieures, arriérées,
« indi­gènes »… En fait la
pré­pon­dé­rance de la métro­pole s’est exercée
non seule­ment dans le domaine capi­ta­liste, éco­no­mique et
poli­tique, mais aus­si dans les orga­ni­sa­tions ouvrières. Les
popu­la­tions oppri­mées natio­na­le­ment l’ont été
non seule­ment par l’É­tat domi­nant mais simultanément
par les par­tis d’op­po­si­tion ou les mou­ve­ments ouvriers et syndicaux
orga­ni­sés en fonc­tion de cet État contre lui mais à
son image. Il y a un impé­ria­lisme socia­liste et syn­di­cal comme
il y a un impé­ria­lisme capi­ta­liste mili­taire, religieux,
éco­no­mique et poli­tique. Cet impé­ria­lisme est fondé
sur le même pré­ju­gé que l’autre :
c’est-à-dire que les peuples retar­dés n’ont qu’à
suivre les plus évo­lués, se lais­ser gui­der par eux, et
les rat­tra­per pour s’as­si­mi­ler à eux, à leurs méthodes.
Même pré­ju­gé contre tout par­ti­cu­la­risme, tout
séparatisme.

Or
la réa­li­té est toute dif­fé­rence, et l’histoire
montre chaque peuple refai­sant l’ex­pé­rience de ses devanciers,
mais à sa manière, dans son propre cadre. La prise de
conscience de classe n’ef­face pas qu’on le veuille ou non, la
conscience d’ap­par­te­nir à une autre com­mu­nau­té de
langue, de ter­ri­toire, de cou­tumes que le prolétariat
métro­po­li­tain. C’est cette évi­dence que les théoriciens
et poli­ti­ciens mar­xistes ont mis si long­temps à comprendre.
C’est ce droit à s’or­ga­ni­ser, même pour la lutte de
classe, à l’in­té­rieur de chaque peuple, de chaque
col­lec­ti­vi­té lin­guis­tique et non pas sans dis­tinc­tion de
peuple, de langue, etc., qu’ils ont été si longs à
admettre.

Peuples soumis et religion d’esclaves.

La
sociale démo­cra­tie alle­mande a eu long­temps autant de mépris
pour les Polo­nais, peuple pay­san enca­dré par ses curés,
que le gou­ver­ne­ment de Bis­marck lui-même. Ici à
l’é­loi­gne­ment des bureau­crates alle­mands, les mieux organisés
du monde, vis-à-vis d’un peuple de condi­tion très
dif­fé­rente voire très infé­rieure s’a­joute le
mépris des héri­tiers d’une tra­di­tion pro­tes­tante et
phi­lo­so­phique « éclai­rée » pour
une masse res­tée sous l’emprise de l’é­glise catholique.
On peut mesu­rer le fos­sé qui sépa­rait les deux
com­mu­nau­tés polo­naise et alle­mande dans le même État
si l’on se sou­vient que la poli­tique de com­bat pour la culture
« Kul­tur­kampf » de Bis­marck
annon­cia­trice trente ans à l’a­vance de la sépa­ra­tion de
l’É­glise et de l’É­tat en France
avait son ori­gine dans la volon­té d’ébranler
l’op­po­si­tion de l’É­glise polonaise.

De
même que l’im­pé­ria­lisme alle­mand avait beau jeu de
dénon­cer dans la mino­ri­té polo­naise ce qu’on
appel­le­rait aujourd’­hui la « cin­quième colonne »
du Vati­can, l’im­pé­ria­lisme anglais dénonçait
chez les Irlan­dais un même asser­vis­se­ment à la politique
romaine. Paral­lè­le­ment au mot d’ordre du Kulturkampf :
« Loss von Rome ! » (Sépa­ra­tion
d’a­vec Rome) qui ne pou­vait que faire l’u­na­ni­mi­té de toute
l’Al­le­magne luthé­rienne, phi­lo­sophe ou pro­gres­siste, les
conser­va­teurs anglais pou­vaient objec­ter aux par­ti­sans de l’autonomie
irlan­daise : « Home Rule means Rome rule »
(Gou­ver­ne­ment auto­nome signi­fie gou­ver­ne­ment de Rome). Il est de fait
que Rome dans sa poli­tique de domi­na­tion mon­diale s’est, aux époques
les plus dif­fé­rentes, appuyée systématiquement,
d’une part sur des mino­ri­tés natio­nales contre les régimes
consi­dé­rés comme trop laïcs (Irlan­dais contre le
Royaume-Unis, Polo­nais contre le Reich, Bre­tons, Basques et
Alsa­ciens-Lor­rains contre la Répu­blique fran­çaise), et,
d’autre part sur les peuples « montants »
contre les civi­li­sa­tions déca­dentes. Elle a cher­ché et
trou­vé appui auprès des bar­bares Francs contre l’empire
Romain païen, des sau­vages Nor­mands contre l’empire Byzantin
schis­ma­tique, à nou­veau des Francs rudes et frustres contre
les Albi­geois héré­tiques, sans par­ler de l’épouvantable
recon­quête espa­gnole contre les Maures ou des sordides
croi­sades contre les « infi­dèles ». Dans
la seconde moi­tié du XXe siècle elle
appuie­ra de plus en plus les mou­ve­ments anti­co­lo­nia­listes asiatiques
et afri­cains dans la mesure où elle sen­ti­ra que le règne
des puis­sances impé­riales passe.

Partout
l’É­glise catho­lique sait s’a­dap­ter plus vite que les
idéo­lo­gies laïques aux condi­tions par­ti­cu­lières de
chaque peuple. Pour­tant les unes et les autres sont d’inspiration
uni­ver­sa­liste. Mais l’é­glise romaine sait mieux que quiconque
se mode­ler aux néces­si­tés de la psy­cho­lo­gie locale. Et,
en pre­mier lieu, à chaque peuple elle prêche en sa
langue et non en celle de l’É­tat domi­na­teur. Elle sait même
au besoin sacri­fier le latin comme langue litur­gique. Le fait que le
caté­chisme ait tou­jours été dit en polo­nais, en
bre­ton et main­te­nant dans cha­cune des langues afri­caines lui donne
une autre réso­nance popu­laire que les lois de l’État,
les com­man­de­ments de l’ar­mée ou même les leçons
de l’instituteur.

La
hié­rar­chie catho­lique est bien plus lar­ge­ment ouverte aux
« élites » indi­gènes que celle de
l’É­tat colo­ni­sa­teur. La prê­trise et épiscopat
chi­nois, viet­na­miens, indiens ou noirs, sont éta­blis de façon
plus durable que l’exis­tence de cadres mili­ta­ro-finan­ciers corrompus
et ven­dus à l’Oc­ci­dent comme à For­mose ou au Siam.
Plu­sieurs ency­cliques papales ont déjà affirmé
le droit des Afri­cains à l’é­man­ci­pa­tion poli­tique. Ceci
s’ap­plique éga­le­ment pour l’Al­gé­rie où l’appui
des chré­tiens aux insur­gés est sans doute plus
impor­tant que celui des mar­xistes et des gens de gauche, des
libé­raux. Le Séna­teur amé­ri­cain Ken­ne­dy dont
l’in­ter­ven­tion en faveur de l’in­dé­pen­dance algé­rienne a
fait tant de bruit, avant d’être un libé­ral est surtout
un catho­lique. À l’O.N.U. les voix latino-américaines
man­quant pour faire l’ap­point aux côtés des
impé­ria­listes euro­péens contre le groupe de Bandoung,
et pour les­quelles la France a tant dépen­sé sont celles
d’É­tats clé­ri­caux. Le pre­mier voyage d’un Président
fran­çais au Vati­can a été effec­tué en
1956 dans le but d’ob­te­nir la condam­na­tion de l’insurrection
algé­rienne comme l’An­gle­terre avait obte­nu celle du
natio­na­lisme irlan­dais. Mais cette fois la démarche semble
avoir été vaine mal­gré les conces­sions offertes
et les humi­lia­tions consenties.

Remarquons
cepen­dant qu’un peuple, même soli­de­ment catho­lique, peut
dépas­ser la poli­tique vati­cane et com­battre malgré
Rome. Ce fut le cas en une cer­taine mesure des Irlan­dais, mais
sur­tout des Basques parce que la Révo­lu­tion espa­gnole leur
avait don­né la liber­té en 1936.

Le laboratoire autrichien

Dans
l’empire d’Al­le­magne ou sur les îles bri­tan­niques la question
natio­nale ne s’est guère posée que comme celle d’une
grande mino­ri­té, qui, un jour ou l’autre, si elle se séparait
pour­rait cau­ser un grand dom­mage mais ne met­trait guère en jeu
l’exis­tence du pays. Il en allait tout autre­ment de l’empire
autri­chien au sein duquel tous les peuples étaient
mino­ri­taires y com­pris la popu­la­tion alle­mande domi­nante. Le dilemme
n’é­tait pas : perdre ou ne pas perdre quelques provinces,
mais : vivre ensemble ou écla­ter de tous côtés.
Tout bon Autri­chien devait alors se deman­der com­ment empêher
l’é­cla­te­ment de l’empire et les mar­xistes étaient aussi
de bons Autri­chiens. Aux sépa­ra­tistes (Tchèques,
Slo­vènes, etc.) consi­dé­rant l’empire comme une « prison
des peuples » qu’il fal­lait faire sau­ter, la
social-démo­cra­tie autri­chienne répon­dait qu’il valait
mieux l’a­mé­na­ger. Les recherches de l’aus­tro-mar­xisme sur ce
pro­blème (Sprin­ger : « Le Problème
natio­nal » Otto
Bauer : « La ques­tion natio­nale et la
social-démo­cra­tie », etc.) avaient déjà
posé tous les pro­blèmes juri­diques de la cohabitation
entre natio­na­li­tés diverses : sta­tut per­son­nel ou
décou­page ter­ri­to­rial, régio­na­lisme de petits
ter­ri­toires homo­gènes ou grandes uni­tés, pro­tec­tion des
mino­ri­tés et repré­sen­ta­tion de cha­cun sui­vant sa
natio­na­li­té etc., toutes ces ques­tions resurgissent
aujourd’­hui à pro­pos de l’Al­gé­rie comme chaque fois
qu’un empire est miné, mais la solu­tion a tou­jours été
trou­vée ailleurs. Soit que les peuples d’eux-mêmes
empor­tés par leur élan aient désintégré
les vieilles struc­tures, comme il arri­va de l’Au­triche où la
social-démo­cra­tie se divi­sa en par­tis : tchèque,
polo­nais, etc., soit que l’É­tat ayant été
anéan­ti un autre sys­tème d’ex­ploi­ta­tion d’un stade plus
avan­cé ait à nou­veau réuni les peuples par
d’autres liens, comme il en advint de la Russie.

La solution russe

L’empire
russe lui aus­si posait à ses diri­geants effec­tifs : les
tzars, comme à ses diri­geants poten­tiels : les
socia­listes, le pro­blème des nationalités.

Comme
la révo­lu­tion de 1848 pour l’Au­triche, la révo­lu­tion de
1905 pour la Rus­sie ébran­la tout le régime et les
peuples esquis­sèrent un net mou­ve­ment centrifuge :
Fin­lan­dais, Let­tons, Polo­nais, Geor­giens mani­fes­tèrent par les
armes et l’in­sur­rec­tion leur volon­té de se sépa­rer des
« Grands Russes ». Mal­gré la répression
des groupes de par­ti­sans les « boieviki »
sub­sis­tèrent par­mi les peuples allo­gènes pratiquant
l’« expro­pria­tion » des oppres­seurs et
accep­tant même l’argent japonais.

Ces
faits éclai­rèrent Lénine qui com­prit la
néces­si­té pour son par­ti de lier à la lutte
ouvrière non seule­ment la lutte agraire mais la lutte
natio­nale. Celui que Lénine appe­la alors à ce sujet
« un mer­veilleux Geor­gien » : Staline
char­gé de ras­sem­bler toutes les études et tous les
débats amas­sés en Autriche sur la ques­tion nationale.
La bro­chure inti­tu­lée « Mar­xisme et question
natio­nale » publiée à Vienne en 1913 résulta
de tous ces efforts et consa­cra depuis Sta­line comme le spécialiste
en la matière.

Voici
ce qu’il écrit dans ce petit ouvrage au cha­pitre « Question
natio­nale en Rus­sie » de cet inimi­table ton de séminariste
qui le ren­dra célèbre :

« Qu’est-ce
qui met par­ti­cu­liè­re­ment en émoi la minorité
natio­nale ? La mino­ri­té est mécon­tente, non de
l’ab­sence d’une union natio­nale, mais de l’ab­sence du droit de servir
de sa langue mater­nelle. Lais­sez-lui l’u­sage de sa langue maternelle,
et le mécon­ten­te­ment pas­se­ra tout seul.

La
mino­ri­té est mécon­tente non de l’ab­sence d’une union
arti­fi­cielle, mais de l’ab­sence chez elle d’une école en
langue mater­nelle. Don­nez-lui cette école et le mécontentement
per­dra tout terrain. »

Staline
sera le pre­mier à se sou­ve­nir de son prêche. Il sera
fon­da­teur en 1917 du Minis­tère des natio­na­li­tés par
lequel seront orga­ni­sés sur une base nou­velle les peuples de
l’Empire.

La
part du feu ayant été faite par le Trai­té de
Brest Lit­wosk cédant toutes les régions occidentales
mino­ri­taires, les peuples res­tant sous le contrôle bolchevik
reçurent effec­ti­ve­ment un régime nou­veau selon lequel
cha­cun put uti­li­ser sa langue. Au lieu. d’es­sayer de « russifier »
les Fin­nois, les Tur­co-tar­tares, les Cau­ca­siens on en fit des égaux
des Russes gar­dant avec ceux-ci leurs dif­fé­rences. Non
seule­ment plus aucun frein n’é­tait mis à l’u­sage des
langues natio­nales, mais elles étaient même encouragées,
ensei­gnées, par­fois il fal­lut les écrire pour la
pre­mière fois et leur don­ner un alpha­bet. Les fonctionnaires
furent obli­gés de les par­ler, les uni­ver­si­tés de les
propager.

Sur
le plan poli­tique ces peuples purent s’é­ri­ger en régions
ou répu­bliques auto­nomes fédé­rées avec
les Russes. Là aus­si, éga­li­té, dans ce sens que,
Russes ou non, tous furent éga­le­ment dépour­vus de
liber­té poli­tique et sociale réelle. Russes et
allo­gènes étant deve­nus égaux dans l’oppression
nou­velle le pou­voir bol­che­vik put se lan­cer dans la récupération
des débris de l’empire des tsars. La Fin­lande, cette « Suisse
du nord », étant res­pec­tée sur la
recom­man­da­tion expresse de Lénine, la Pologne fut attaquée
(1940) mais, s’é­tant défen­dus, les bolcheviks
s’a­per­çurent alors eux aus­si, comme Robes­pierre, qu’ils
n’é­taient plus des libé­ra­teurs dès les
fron­tières fran­chies. Ils se rabattent néan­moins sur
l’U­kraine puis la Géor­gie (1921), tout le Cau­case et le
Tur­kes­tan, comme plus tard les pays baltes (1940).

Toutes
les belles for­mules de Marx (« Un peuple qui en opprime un
autre ne sau­rait être un peuple libre ») furent vite
fou­lées aux pieds des armées d’in­va­sion chan­tants à
nou­veau des hymnes à la gloire du « grand peuple
russe ras­sem­bleur des terres », ou celle de Lénine
(« il ne faut pas confondre le natio­na­lise des peuples
oppri­més et celui de la nation impérialiste »).

« Le
droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes c’est trop
sou­vent le droit d’une bour­geoi­sie à dis­po­ser de son peuple »
recon­nais­sait Lénine. L’ex­pé­rience bol­che­vik prouve que
ce pour­ra aus­si être celui d’une bureaucratie.

Il
en a été des bol­che­viks comme de tous les
« pro­tec­teurs » ou « libérateurs »
de peuples : prô­nant la liber­té de tous ceux qui
pou­vaient leur être utiles au loin et rédui­sant en
ser­vage ceux qu’ils trou­vaient à leur por­tée. La
Révo­lu­tion fran­çaise au même moment où
elle matait les Belges, volait au secours des Irlan­dais, Napoléon
essayant de domi­ner l’Al­le­magne et l’Es­pagne vou­lait paraître
le libé­ra­teur de la Pologne, de l’Illy­rie ou même de la
Hon­grie presque de la Serbie.
Pal­mers­ton s’en­flam­mait pour les Grecs insur­gés tout en
lais­sant réduire les Irlan­dais par son gou­ver­ne­ment. Napoléon
III aidait l’u­ni­té ita­lienne ou alle­mande mais tentait
d’as­ser­vir le Mexique. Wil­son pou­vait s’é­mou­voir pour tous les
peuples oppri­més sauf les Phi­lip­pines. Hit­ler lui, ayant
essayé d’a­néan­tir des Tchèques et les Polonais
se fera pas­ser pour le libé­ra­teur des Slo­vaques ou des
Croates. Cha­cun sui­vant l’op­por­tu­ni­té se choi­sit tel ou tel
client tant que l’oc­ca­sion ne se pré­sente pas de le réduire
en esclavage.

Question coloniale

Le
champ d’ex­pan­sion des grands États étant trop étroit
en Europe c’est en outre­mer qu’ils vont pou­voir se livrer à
une com­pé­ti­tion effrénée.

La
colo­ni­sa­tion de la pla­nète par les Euro­péens est le
trait mar­quant des temps modernes, jusque-là chaque
civi­li­sa­tion, médi­ter­ra­néenne, indienne, chi­noise, ou
amé­ri­caine, vivait à peu près en vase clos et
sur un pied d’é­ga­li­té tech­nique et économique.
Au contraire depuis deux siècles envi­ron le monde entier s’est
pro­gres­si­ve­ment mis à tra­vailler pour les Européens.
Toutes les richesses de la terre, tous les reve­nus furent transportés
vers l’Eu­rope pour y être trans­for­més, consommés,
inves­tis ; l’An­gle­terre d’a­bord, puis les pays de l’Atlantique
Nord sont deve­nus l’u­sine et la banque de tous les autres.
L’ac­cu­mu­la­tion entre un petit nombre de nations des pro­fits de la
mise en coupe réglée de la pla­nète a créé
un type nou­veau de socié­té où prédominent
numé­ri­que­ment les classes ouvrières et moyennes. Malgré
les fortes inéga­li­tés sociales qui y sub­sistent leur
niveau de vie s’y est consi­dé­ra­ble­ment élevé,
tan­dis que par contre­coup, le reste du monde vivait dans une misère
accrue.

Ce
régime qui réserve à un pays le bénéfice
du pro­grès tech­nique et indus­triel c’est celui du « pacte
colo­nial ». Sui­vant le pacte, la colo­nie doit ache­ter tous
les pro­duits manu­fac­tu­rés dont elle a besoin à la
métro­pole et à elle seule. Elle ne doit abso­lu­ment rien
fabri­quer elle-même, pas le moindre clou. Elle ne peut vivre
que de la vente à la métro­pole de ses ressources
agri­coles et minières. La métro­pole a ain­si un monopole
facile sur un mar­ché de consom­ma­teurs et sur une source de
matières pre­mières. Elle va pou­voir se moderniser,
s’en­ri­chir, se don­ner un régime libé­ral. C’est pour le
main­tien inté­gral du pacte colo­nial que les Anglais
com­bat­tirent les colons amé­ri­cains et c’est pour l’a­bo­lir que
ceux-ci s’é­taient soulevés.

Bien
qu’il ait évo­lué, ce sys­tème a traversé
les siècles et encore de nos jours la qua­si-tota­li­té de
l’in­dus­trie mon­diale est concen­trée dans quelques pays
d’Eu­rope et d’A­mé­rique du Nord. L’in­dus­tria­li­sa­tion de
l’A­mé­rique latine, de l’A­sie (le Japon mis à part) et
de l’A­frique en est encore à ses tout pre­miers débuts.

L’évidence
de cet état de fait a eu peu d’in­fluence sur l’opinion
publique et sur­tout l’o­pi­nion ouvrière des pays colonisateurs.
La gauche ne s’est pré­oc­cu­pée que très
tar­di­ve­ment des ques­tions colo­niales et tou­jours plus pour des
rai­sons inté­rieures métro­po­li­taines que par sa
soli­da­ri­té avec les peuples colo­niaux, tant les cloi­sons sont
étanches entre les pays indus­triels et le monde d’outremer.

C’est
à pro­pos des expé­di­tions colo­niales que se manifestent
les pre­mières oppo­si­tions popu­laires à l’impérialisme
à cause des pertes en hommes des dépenses énormes
qu’elles occa­sionnent et en rai­son de leur extra­va­gante folie.

Anti­co­lo­nia­lisme et mou­ve­ment ouvrier

En
France, Jules Fer­ry l’a­pôtre décla­ré de
l’im­pé­ria­lisme colo­nial pour rai­sons éco­no­miques, Jules
Fer­ry le « Tuni­sien » puis le « Tonkinois »,
dut après l’é­chec de Lang­son (1885) renon­cer au
pouvoir.

En
Ita­lie, Cris­pi, l’im­pé­ria­liste déci­dé, fut
ren­ver­sé après le désastre d’A­do­na (1896) encore
de nos jours impu­té offi­ciel­le­ment au sabo­tage socialiste.

Sous
la pres­sion des mou­ve­ments socia­liste et ouvrier l’I­ta­lie dut faire
la paix et relen­cer à conqué­rir l’É­thio­pie. En
1911, quand l’I­ta­lie vou­lut recon­qué­rir un domaine colo­nial en
Libye aux dépens de la Tur­quie, l’op­po­si­tion fut si vive que
le par­ti socia­liste se scin­da, la majo­ri­té lut­tant contre la
guerre et une mino­ri­té se décla­rant pro-impérialiste.

En
Rus­sie, ce fut l’hé­ca­tombe de Mouk­den infli­gée en
Mand­chou­rie par les Japo­nais, qui pro­vo­qua la première
révo­lu­tion russe en 1905.

C’est
en Espagne qu’al­lait se mani­fes­ter le mou­ve­ment popu­laire le plus
caté­go­ri­que­ment anti­co­lo­nia­liste. 1909, l’an­née de la
défaite d’A­no­mial chez les Rif­fains, vit se déployer
dans toute la pénin­sule un mécon­ten­te­ment général
contre l’ex­pé­di­tion du Maroc. Devant le rap­pel d’un certain
nombre de classes de réser­vistes l’in­sou­mis­sion s’organise,
les hommes dis­pa­raissent, les femmes se couchent sur les rails pour
empê­cher des trains de par­tir. À Bar­ce­lone un véritable
sou­lè­ve­ment rend le peuple maître de la ville pendant
cinq jours. La révo­lu­tion com­men­çante est réprimée :
l’ar­mée, défaite à l’ex­té­rieur sur tous
les champs de bataille (Phi­lip­pines, Cuba, Maroc), à
l’in­té­rieur, contre le peuple fait mer­veille. C’est à
la suite de cette « Semaine san­glante » que
Fran­cis­co Fer­rer est arrê­té, et, inno­cent, fusillé
par ordre d’Al­phonse XIII (13 octobre 1909).

Contre
les mêmes Rif­fains (Répu­bliques des tri­bus confédérées
du Rif) com­man­dés par Abd El-Krim, l’of­fen­sive sera reprise
après la guerre de 14 – 18 conjoin­te­ment par la France et
l’Es­pagne avec les géné­raux profascistes :
Béren­ger et Fran­co, Lyau­tey et Pétain. Ces expéditions
seront l’ob­jet de cam­pagnes popu­laires pro­fonde occa­sion pour des
mou­ve­ments aus­si divers que le « communiste »
et le « sur­réa­liste » de découvrir
et de mani­fes­ter l’anticolonialisme.

Pendant
la guerre d’Es­pagne l’a­nar­chiste Ber­ne­ri deman­de­ra en vain au
gou­ver­ne­ment répu­bli­cain et aux par­tis de gauche d’accorder
l’in­dé­pen­dance au Maroc espa­gnol pour cou­per le fas­cisme de sa
base colo­niale en mer­ce­naires maures. Dès le 24 octobre 1936
Ber­ne­ri écri­vait dans un article inti­tu­lé « Que
faire ? », publié par le jour­nal « Guerre
de Classe » à Barcelone :

« La
base des opé­ra­tions de l’ar­mée fas­ciste est le Maroc.
Il faut inten­si­fier la pro­pa­gande en faveur de l’au­to­no­mie marocaine
sur tout le sec­teur de l’in­fluence pan­is­la­mique. Il faut impo­ser à
Madrid des décla­ra­tions sans équi­voque annonçant
l’a­ban­don du Maroc et la pro­tec­tion de l’au­to­no­mie maro­caine. La
France envi­sage avec anxié­té la pos­si­bi­li­té de
réper­cus­sions insur­rec­tion­nelles dans l’A­frique du Nord et en
Syrie ; l’An­gle­terre voit se ren­for­cer les agitations
auto­no­mistes égyp­tiennes et celles des Arabes en Pales­tine. Il
faut exploi­ter de pareils sou­cis grâce à une politique
mena­çant de déchaî­ner la révolte dans le
monde islamique.

« Pour
une pareille poli­tique il faut de l’argent et il faut d’urgence
envoyer des émis­saires agi­ta­teurs et orga­ni­sa­teurs dans tous
les centres de l’é­mi­gra­tion arabe dans toutes les zones
fron­tière du Maroc fran­çais. Sur les fronts d’Aragon,
du centre, des Astu­ries et d’An­da­lou­sie, quelques Maro­cains suffisent
pour faire fonc­tion de pro­pa­gan­distes (par Radio, tracts, etc.). »

Berneri
déve­lop­pa encore cette idée dans sa « lettre
ouverte à la cama­rade Fede­ri­ca Mont­se­ny » (ministre
anar­chiste !) publiée le 14 avril 1937 dans « Guerre
de classe ». En vain : une telle poli­tique aurait pu
faire de la peine au gou­ver­ne­ment frère, « gêner »
l’autre Front Popu­laire, celui qui gérait hon­nê­te­ment de
son côté l’im­pé­ria­lisme comme le capitalisme
fran­çais. On conserve donc les Maures en face de soi pour ne
pas ris­quer de perdre l’aide des pré­cieuses pleur­ni­che­ries de
Léon Blum et de sa poli­tique de non-inter­ven­tion. Une douzaine
d’an­nées plus tard le régime fran­quiste lui-même
devra tolé­rer au Maroc rela­ti­ve­ment plus de liberté
qu’en Espagne, lais­ser se consti­tuer un par­ti d’op­po­si­tion, un
mou­ve­ment sépa­ra­tiste pré­pa­rant l’indépendance,
et don­ne­ra ain­si à la IVe Répu­blique une
petite leçon de démo­cra­tie, d’op­por­tu­nisme ou
d’intelligence.

L’an­ti­co­lo­nia­lisme ver­bal du Par­ti Communiste

L’un
des pre­miers soins de la IIIe Inter­na­tio­nale avait été
de réunir un « Congrès des Peuples
Colo­niaux » qui se tint à Bakou en 1920 et
pré­fi­gure en quelque sorte la Confé­rence de Ban­doung de
1955 ; à la seule dif­fé­rence qu’au premier
pre­naient part des révo­lu­tion­naires de pays à libérer
et que la seconde ras­sem­blait des poli­ti­ciens d’États
sou­ve­rains créés dans ces mêmes pays.

Devant
l’é­chec de la révo­lu­tion en Europe l’état-major
bol­che­vik com­prit peu à peu que, selon le mot de Lénine,
« pour aller de Mos­cou à Paris le che­min de la
Révo­lu­tion passe par Shan­gaï et Cal­cut­ta ». La
IIIe Inter­na­tio­nale éla­bo­ra de nom­breuses thèses
théo­riques et contra­dic­toires sur le sou­tien à donner
aux peuples colo­niaux, sur les classes qu’il fal­lait appuyer, les
régimes de tran­si­tion à prô­ner, etc., etc. La
poli­tique colo­niale, comme la poli­tique natio­nale, de
l’in­ter­na­tio­nale com­mu­niste devint un des che­vaux de bataille favoris
des dif­fé­rents par­tis com­mu­nistes. Et l’on vit ain­si le P.C.
fran­çais de même qu’il cher­chait à l’intérieur
à s’al­lier et à s’ac­cro­cher aux mou­ve­ments autonomistes
bre­ton et alsa­cien, prô­ner à l’ex­té­rieur le
sou­tien aux Riffains.

Mais,
à mesure que la poli­tique russe per­dait son aspect
révo­lu­tion­naire et se muait, de conspi­ra­tion pour une
sub­ver­sion mon­diale, en rela­tions diplo­ma­tiques d’É­tat à
État, à mesure que la stra­té­gie stalinienne
tablait non sur les peuples mais sur les démo­cra­ties, l’accent
fut de moins en moins por­té sur ces ques­tions épineuses
qui ris­quaient de trop gêner et indis­po­ser ces nou­veaux alliés
(voyage à Mos­cou de Her­riot, de Laval).

Et
les P.C. occi­den­taux mirent d’au­tant plus faci­le­ment une sour­dine aux
reven­di­ca­tions natio­nales et colo­niales qu’eux-mêmes
s’as­si­mi­laient mora­le­ment à leurs États européens
réci­proques, et se bor­naient à suivre les partis
socia­listes sur la voie de la ges­tion loyale et de la défense
des inté­rêts nationaux.

Or
on ne peut défendre les inté­rêts de l’État
et du capi­ta­lisme fran­çais et en même temps les
mino­ri­tés et les peuples qu’ils oppriment et exploitent. Leur
choix mon­tra que, de même que les socia­listes, les communistes
étaient plus natu­rel­le­ment patriotes français
qu’in­ter­na­tio­na­listes sin­cères et consé­quents. Et le
Front Popu­laire put faire inter­dire comme « fasciste »
le Par­ti Popu­laire Algérien.

Le
divorce était si patent entre les paroles du Front Populaire
en France et ses actes dans les colo­nies que le P.C. mal­gache rompit
un moment avec le P.C. français.

« Fascistes »
encore les Algé­riens, qui, avec le P.P.A. clandestin,
contes­taient l’u­ti­li­té d’une aide en maté­riel humain à
la France contre l’Al­le­magne. « Fascistes »,
tou­jours, quand s’a­bat­tit sur eux la répres­sion du
gou­ver­ne­ment à par­ti­ci­pa­tion com­mu­niste en 1945. Les
com­mu­nistes pous­se­ront avec non moins d’en­train, au sein du même
gou­ver­ne­ment, à l’en­voi d’un corps expéditionnaire
inter­lope (avec par exemple l’ex-mili­cien deve­nu com­mu­niste pour se
dédoua­ner : Hen­ri Mar­tin) pour reconquérir
l’In­do­chine. Pré­texte ? : libé­rer l’Indochine
des Japo­nais alors que ceux-ci avaient capi­tu­lé depuis
plu­sieurs mois !

Le
P.C. au pou­voir aurait sup­por­té aus­si allè­gre­ment la
répres­sion de 1947 à Mada­gas­car quand des grèves
le for­cèrent à aban­don­ner le gouvernement.

Le
P.C. ten­ta plus tard une cer­taine action de lutte contre la guerre
d’In­do­chine, car celle-ci était menée par les
com­mu­nistes viet­na­miens (grèves, arrêt de trains, refus
de char­ge­ment du maté­riel mili­taire, tracts, affiches.…).
Mais il fut com­plè­te­ment dérou­té par
l’in­sur­rec­tion algé­rienne de 1954 qui échappait
com­plè­te­ment aux com­mu­nistes (le P.C. algé­rien est
presque uni­que­ment com­po­sé d’Eu­ro­péens) et ne fit rien
de sérieux à ce sujet.

Au
mee­ting du 1er mai 1955 à Vin­cennes, les
com­mu­nistes inter­di­saient la parole aux Algé­riens — bien que
ceux-ci aient alors for­mé la majo­ri­té de l’assistance.
Quelques jours après cette épreuve de force, le P.C.
fai­sait cir­cu­ler de nom­breux tracts dont cer­tains portaient :
« Allah est-il Américain ? »
insi­nuant que tout mou­ve­ment natio­nal lui échap­pant était
« made in U.S.A. » — rai­son­ne­ment iden­tique à
la grande presse La même
année le P.C. sabo­tait toute action uni­taire par manifestation
de masse (étu­diants, jeunes…) contre la guerre d’Algérie.
En 1956, il vote les « pou­voirs spéciaux »
au gou­ver­ne­ment Mol­let pour mener la répres­sion en Algérie ;
une poi­gnée de jeunes essaient en vain de consti­tuer un maquis
com­mu­niste en Algé­rie : com­plè­te­ment coupés
de la masse autoch­tone ils sont rapi­de­ment anni­hi­lés. Depuis
les com­mu­nistes semblent avoir essayé une poli­tique de
pré­sence et de noyau­tage des maquis natio­na­listes, tout en
pré­ser­vant leurs forces au maxi­mum pour jouer un rôle au
moment de la paix.

La
pas­si­vi­té du P.C. vis-à-vis de la guerre d’Algérie
com­pa­rée à l’ac­ti­vi­té qu’il déploya
contre la guerre d’In­do­chine, et sur­tout à l’agressivité
par­fois vio­lente qu’il mani­fes­ta contre l’ins­tal­la­tion des Américains
en France (Eisen­ho­wer, Ridg­way) ou même à la campagne
achar­née contre la C.E.D. indique, certes, que le P.C. ne
lance ses forces dans l’ac­tion que lorsque les intérêts
de la poli­tique sovié­tique l’exigent (Poli­tique jda­no­viste de
sou­lè­ve­ments colo­niaux, peur du « Pacte
atlan­tique » et du réar­me­ment alle­mand). Mais son
incom­pré­hen­sion et son indif­fé­rence vis-à-vis de
la lutte algé­rienne témoignent aus­si du fait que le
P.C. à son tour, comme les par­tis socia­listes, radi­caux, etc.
a une concep­tion avant tout fran­çaise de sa poli­tique et non
plus inter­na­tio­na­liste. On cherche en vain dans ses abondants
pro­grammes des années pas­sées une posi­tion nette
pré­co­ni­sant une poli­tique favo­rable à l’émancipation
des peuples colo­niaux hors du cadre fran­çais. Le P.C. a
tou­jours été en retard sur les événements
mena­çant l’im­pé­ria­lisme fran­çais, non seulement
parce que la Rus­sie a besoin d’une France rela­ti­ve­ment puissante,
capable d’é­qui­li­brer l’Al­le­magne ou les pays anglo-saxons,
mais parce que le P.C.F. ne peut congé­ni­ta­le­ment conce­voir une
poli­tique autre que ren­for­çant la puis­sance d’un État
dont il reven­dique l’hé­ri­tage. Il peut, au plus, déplorer
les mal­adresses ou les fautes de la bour­geoi­sie, la conseiller et
par­ta­ger ses crimes comme il l’a fait par le pas­sé. Position
com­mune à tous les par­tis de gauche.

Le bellicisme et le colonialisme de la gauche

En
France c’est la gauche qui a inven­té et uti­li­sé en
pre­mier l’es­prit patriote, chau­vin et cocar­dier. La gauche a une
solide tra­di­tion bel­li­ciste, c’est elle qui a pous­sé la
Révo­lu­tion fran­çaise à la guerre, contre
l’Eu­rope, qui a essayé de recom­men­cer cela sous la monarchie
de juillet (crise de 1840), c’est elle qui vou­dra pour­suivre la
guerre en 1870, c’est elle qui ensuite prô­ne­ra la Revanche
(Bou­lan­ger sera en grande par­tie son homme), c’est elle encore, qui,
mal­gré toute la phra­séo­lo­gie jau­res­siste (Jau­rès
fut un authen­tique mili­ta­riste en son genre avec son livre :
« L’Ar­mée Nou­velle »), accep­te­ra avec
enthou­siasme la guerre de 1914 (J. Guesde, Vivia­ni, Jou­haux) et,
quand en 1917 les pre­miers flé­chis­se­ments et un certain
paci­fisme auront appa­ru, c’est mal­gré tout à un homme
de gauche (Clé­men­ceau) que la bour­geoi­sie fera appel pour la
dis­ci­pline ; à par­tir du Front popu­laire c’est la gauche
qui vou­dra mon­trer contre Hit­ler le plus de fer­me­té ou
d’ar­ro­gance et qui pré­ten­dra s’être oppo­sée au
« muni­chisme » ; en effet, c’est à
la gauche et sur­tout au P.C. qu’il sera fait appel en 1944 pour créer
une armée et expé­dier les jeunes faire la guerre en
Alle­magne. Mol­let à, avec son expé­di­tion de Port-Saïd,
déci­dé­ment de qui tenir.

Si
c’est aux hommes de gauche que l’on fait appel pour res­sai­sir la
situa­tion exté­rieure et reprendre le peuple en main ;
c’est aus­si à eux que l’on doit confier les opérations
déli­cates et impopulaires.

Rappelons-nous
que c’est Men­dès-France seul, qui en 1954, menaça
sérieu­se­ment d’en­voyer le contin­gent en Indo­chine où
jusque là opé­rait l’ar­mée de métier, et
que sa qua­li­té d’homme de gauche réso­lu le met­tait seul
à même de réa­li­ser sa menace. C’est également
lui le pre­mier qui employa le contin­gent en Tuni­sie même si la
chose était illé­gale. Rap­pe­lons-nous aus­si que son
ministre Mit­te­rand, autre homme de gauche, for­mu­la le 5 novembre
1954, quatre jours après l’é­cla­te­ment du soulèvement
algé­rien, ce qui allait être le thème de tous les
successeurs :

« Il
ne peut y avoir de conver­sa­tion entre l’É­tat et les fractions
insur­rec­tion­nelles qui veulent se sub­sti­tuer à lui »
ce qui, vou­lait dire comme il l’af­fir­ma aus­si : « En
Algé­rie la seule négociation

pos­sible
c’est la guerre ».

Quelque
temps après : émo­tion à Paris. Sera nommé
Gou­ver­neur de l’Al­gé­rie un autre homme de gauche, ethnologue
aver­ti, spé­cia­liste des popu­la­tions indiennes d’Amérique,
et en cela, contemp­teur décla­ré de l’intervention
amé­ri­caine au Gua­te­ma­la : Sous­telle, qui devien­dra très
vite l’en­fant ché­ri du colonat.

En
1956, après la farce élec­to­rale qui porte au pouvoir
les adver­saires véhé­ments de la guerre (Mol­let)… pour
mieux l’ag­gra­ver, il sera rem­pla­cé à son tour par un
homme au pedi­gree gau­chiste bien plus clair : Lacoste, qui, lui
aus­si, se révé­le­ra un par­ti­san for­ce­né de la
répres­sion, avec son col­lègue socia­liste, ex-pacifiste,
anti­mi­li­ta­riste : Max Lejeune.

Ces
retour­ne­ments appa­rents, témoignent de l’incapacité
fon­cière des par­tis et des hommes poli­tiques (qu’ils soient de
gauche ou non) à résoudre les pro­blèmes humains.

Le
pou­voir confère à celui qui l’exerce, une conception
bureau­cra­tique des évé­ne­ments et des peuples,
l’illu­sion de tout régler par décrets, par voie
admi­nis­tra­tive ou mili­taire. En sclé­ro­sant son infor­ma­tion, en
le cou­pant de la vie, l’ap­pa­reil (Par­ti, État, Armée,
Police) fait de son homme un être arti­fi­ciel, faux et
dan­ge­reux, gri­sé d’au­to­ri­té et insen­sible à
l’in­jus­tice. Sa rai­son se confond avec la rai­son d’État ;
il a main­te­nant accès aux sphères supé­rieures où
pen­sée et déci­sion n’ont que faire d’une justification
publique. Le peuple entier n’est com­po­sé que d’enfants
igno­rants, de nains impuissants.

Cependant,
si tout diri­geant poli­tique, d’où qu’il vienne, est
natu­rel­le­ment appe­lé à deman­der à son par­ti, à
l’É­tat et aux masses l’ap­pli­ca­tion en sa faveur du « führer
prin­zip », de la « stalinisation »,
si tout Par­ti, si tout État est par des­ti­na­tion fait pour le
lui accor­der, il n’en est pas for­cé­ment de même des
masses.

Celles-ci
peuvent réagir contre les ber­gers qui les mènent à
l’a­bat­toir. Nous en avons encore eu récem­ment la preuve :

En
France, en octobre 1955, les jeunes gens ayant fini leur service
mili­taire sont « rap­pe­lés » pour la
guerre d’Al­gé­rie. Des mani­fes­ta­tions spon­ta­nées de
refus col­lec­tif éclatent un peu par­tout : à Paris
les rap­pe­lés empêchent de par­tir les trains qui doivent
les emme­ner vers l’A­frique du Nord. À Rouen ils se barricadent
dans leur caserne. Ceux qui sont embar­qués partent aux cris
de : « Le Maroc aux Maro­cains, l’Al­gé­rie aux
Algé­riens ». Dans tout le pays les trans­ports de
troupes sont arrê­tés avec par­fois la complicité
active de la popu­la­tion et des jeunes des mou­ve­ments ouvriers
(Gre­noble). À Paris, les étu­diants mani­festent en
masse, défiant le sabo­tage de leurs mani­fes­ta­tions par le
Par­ti communiste.

En
Angle­terre , exac­te­ment un an plus tard, l’o­pi­nion réagit avec
fougue contre l’ex­pé­di­tion de Port-Saïd. Devant l’ampleur
des mani­fes­ta­tions Eden doit quit­ter le pou­voir et l’in­ter­ven­tion en
Égypte sera abandonnée.

La Presse Anarchiste