La Presse Anarchiste

Une page mal connue de Marx et Engels, apôtres de l’impérialisme

L’ar­ticle
sui­vant de Marx et Engels publié dans le « Neue
Rhei­nische Zei­tung » de jan­vier et février 1848
traite la ques­tion slave en général.

« Toutes
ces petites nations impuis­santes et ché­tives doivent en somme
de la recon­nais­sance à ceux qui, selon les nécessités
his­to­riques, les rat­tachent à quelque grand empire, leur
per­met­tant ain­si de par­ti­ci­per à un développement
his­to­rique auquel, aban­don­nées à elles-mêmes,
elles seraient res­tées tout à fait étrangères.
C’est l’é­vi­dence même qu’un tel résul­tat ne
sau­rait être réa­li­sé sans écra­ser quelques
pousses tendres. Sans vio­lence, rien ne peut être mené à
bonne fin dans l’his­toire. Que serait deve­nue celle-ci, si Alexandre,
César et Napo­léon avaient été dotés
de la même émo­ti­vi­té à laquelle le
pan­sla­visme fait main­te­nant appel en faveur de ses clients ?

« Les
Tchèques, au nombre des­quels nous comp­tons les Moraves et les
Slo­vaques (quoi­qu’ils soient dif­fé­rents au point de vue
lin­guis­tique et his­to­rique) n’ont jamais eu d’his­toire. Depuis
Char­le­magne, la Bohême est rat­ta­chée à
l’Al­le­magne. Pen­dant un ins­tant la nation tchèque s’émancipa
pour for­mer l’empire grand-morave… Ensuite Bohême et Moravie
sont défi­ni­ti­ve­ment rat­ta­chées à l’Al­le­magne et
les régions slo­vaques res­tent à la Hon­grie. Et cette
« nation » inexis­tante au point de vue
his­to­rique exige l’in­dé­pen­dance ? … Il est inadmissible
de don­ner l’in­dé­pen­dance aux Tchèques, car alors l’Est
de l’Al­le­magne aurait l’ap­pa­rence d’une miche de pain rongée
par les rats.

« La
conquête par les Alle­mands des régions slaves entre
l’Elbe et la Warthe fut une néces­si­té géographique
et stra­té­gique résul­tant du par­tage de l’empire
caro­lin­gien. Ces régions ont été complètement
ger­ma­ni­sées. La cause est enten­due. Le résul­tat ne peut
être mis en ques­tion… Que cette conquête fût dans
l’in­té­rêt de la civi­li­sa­tion, cela ne souffre pas de
doute.

« C’est
une néces­si­té vitale pour les Alle­mands et les Hongrois
de ne pas être cou­pés de l’A­dria­tique. Les
consi­dé­ra­tions géo­gra­phiques et com­mer­ciales primant
toutes les autres… Est-ce un mal­heur si la magni­fique Californie
vient d’être arra­chée aux Mexi­cains pour­ris qui ne
savaient qu’en faire ? … « L’Indépendance »
de quelques Espa­gnols de Cali­for­nie et du Texas en souffrira
peut-être ; la « jus­tice » et
autres prin­cipes moraux pour­raient être enfreints par-ci
par-là
 ; mais qu’est-ce que cela peut faire en face
de tant d’autres faits de ce genre de l’his­toire universelle ?

« Nous
n’a­vons rien trou­vé jus­qu’i­ci dans le mani­feste panslaviste,
hor­mis ces caté­go­ries plus ou moins morales :
« jus­tice », « humanité »,
« liber­té », « égalité »,
« fra­ter­ni­té », « indépendance »,
qui sonnent bien mais ne sont pour rien dans le domaine poli­tique ou
his­to­rique. Nous le disons : à part les Polo­nais, les
Russes et peut-être les Slaves de Tur­quie, aucun peuple slave
n’a d’a­ve­nir pour la simple rai­son que tous les [pays] slaves
manquent des pre­mières bases his­to­riques, géographiques,
poli­tiques et indus­trielles. L’in­dé­pen­dance et la vitalité
leur font défaut… Ceux qui se sont sou­mis les différentes
nations slo­vaques avaient davan­tage d’éner­gie et de vitalité
que celles-là.

« Nous
répon­drons que la haine des Russes est la première
pas­sion révo­lu­tion­naire des Alle­mands et que, main­te­nant, la
haine des Tchèques et des Croates vient s’y ajou­ter. La
révo­lu­tion ne peut être sau­ve­gar­dée que par la
pra­tique d’une ter­reur réso­lue contre les peuples slaves

qui, pour les pers­pec­tives de leur misé­rable « indépendance
natio­nale », ont ven­du la démo­cra­tie et la
révo­lu­tion. De cette tra­hi­son infâme et lâche nous
pren­drons un jour sur les Slaves une san­glante revanche. »

— O —

Un
tel texte quelques mois après le « Manifeste
Com­mu­niste » est peu fait pour nous don­ner de l’estime
envers ce pré­ten­du fon­da­teur du socia­lisme. Il est en effet
dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner un plus extra­va­gant tis­su d’er­reurs historiques,
de juge­ments faux et d’in­com­pré­hen­sion humaine, assaisonné
de suf­fi­sance, de morgue et de hargne, de haine contre des peuples
entiers, sor­ti d’un esprit plus domi­na­teur et plus chauvin.

Bornons-nous
à rele­ver seule­ment, à titre d’exemple que le peuple
tchèque mis en salade avec ses voi­sins, et qui n’aurait
« jamais eu d’his­toire », est un de ceux
d’Eu­rope dont le pas­sé est le plus riche en culture :
Prague est une capi­tale de l’es­prit ; son uni­ver­si­té est
une des pre­mières, et, plus ancienne qu’au­cune en Allemagne.
Les Tchèques com­ptèrent non seule­ment des hommes de
tout pre­mier plan comme Jean Huss et son ami Chel­chi­ky dont Tolstoï
disait qu’il était son maître à pen­ser, ou
Vald­stï­jn (Wal­len­stein) per­son­nage sur lequel on a le plus
écrit. Napo­léon mis à part. Mais aus­si les
Tchèques accom­plirent le pre­mier grand mou­ve­ment de réforme
phi­lo­so­phique et de révo­lu­tion sociale des temps modernes :
le Hus­sisme et le Tabo­risme dont les pay­sans armés firent
trem­bler tous les pou­voirs féo­daux, poli­tiques et religieux
d’Eu­rope. (1419 – 1434). Enfin la résis­tance achar­née des
Tchèques à l’op­pres­sion catho­lique et alle­mande se
pro­lon­geant encore deux siècles se trou­va être l’origine
de la guerre de 30 ans, qui mar­qua pour tou­jours l’his­toire et la
pen­sée alle­mandes et dont l’a­néan­tis­se­ment du peuple
tchèque fut l’un des buts. Non plei­ne­ment atteint, puisque,
deux siècles encore plus tard, en 1848, en même temps
qu’à Franc­fort se réunit ce « Par­le­ment d’un
Pays ima­gi­naire » qu’est alors l’Al­le­magne, à
Prague se tient le congrès pan­slave. Tan­dis que Bakounine,
après s’être por­té à Prague, combattait
pour aider les peuples slaves, en Saxe au côté des
révo­lu­tion­naires alle­mands, Marx misant sur le Par­le­ment de
Franc­fort et la Grande Alle­magne refu­sait l’exis­tence à un
autre peuple ; en invo­quant des sou­cis d’esthétique
spa­tiale vrai­ment sur­réa­listes, pour jus­ti­fier la loi de la
force pure et du conser­va­tisme le plus pesant et le plus
réactionnaire.

Quand,
écrit Marx, les années de l’Ordre qui ont pris Prague,
dis­per­sé le congrès et jugu­lé les tchèques
four­bissent les armes qui leur ser­vi­ront à écra­ser les
révo­lu­tions alle­mandes à Vienne, à Ber­lin, en
Saxe et à Francfort.

En
1878, Mon­té­né­grins, Bos­niaques, Serbes, Bulgares,
Rou­mains dres­sés contre les Turcs font le pas décisif
vers leur indé­pen­dance défi­ni­tive grâce à
l’in­ter­ven­tion russe. Là encore Marx prend franchement
posi­tion, pour la Tur­quie contre la libé­ra­tion bulgare.
Kro­pot­kine, Step­niak et quelques autres anar­chistes russes
consi­dé­raient au contraire que, la libé­ra­tion de la
Bul­ga­rie était un pas en avant tan­dis que James Guillaume,
Cafie­ro, Per­on, Éli­sée Reclus et Nico­laï Joukovski
signent le mani­feste dans lequel on consi­dère la guerre
rus­so-turque comme une guerre impé­ria­liste et non pas
libertaire.

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