La Presse Anarchiste

Courrier

Cama­rades,

J’ai lu quelques uns des
numé­ros de votre revue, par­cou­ru plu­tôt car je dois
l’a­vouer, pro­lé­taire de deuxième classe, je n’y ai pas
com­pris grand chose. Vous me direz qu’il y a
eu erreur d’ai­guillage et vous m’in­di­que­rez sans doute très
obli­geam­ment quelques pério­diques plus acces­sibles a
l’en­ten­de­ment d’un primaire.

Mais
là, je vous arrête, car je connais un peu ;à
part
le monde liber­taire et
Espoir CNT, plus
ouverts à un public large (mais qui me font pen­ser qu’au bout
de quelques années, l’on doit avoir l’im­pres­sion de lire la
messe), je ne vois que des canards mili­tants qui s’étendent
beau­coup sur quelques luttes iso­lées, peut être
exem­plaires, mais qui, pour l’es­sen­tiel, res­tent tota­le­ment en dehors
des pro­blèmes réels de la vie quo­ti­dienne, des
tra­vailleurs en géné­ral, et qui du reste, ne doivent
inté­res­ser que les mili­tants de l’or­ga­ni­sa­tion eux mêmes.

Alors,vous
pen­sez, lors­qu’on repère une revue de cri­tique anarchiste,
d’une pré­sen­ta­tion soi­gnée, l’on se dit que l’on a
trou­vé l’ins­tru­ment idoine du savoir. Hélas, au départ
une belle envo­lée à laquelle je repro­che­rais un langage
éso­té­rique, qui doit d’ailleurs bien faire plai­sir à
ceux qui ont l’im­pres­sion de com­prendre ; il faut croire que le
mou­ve­ment a ses ini­tiés lui aus­si (l’on reproche bien la
langue de bois des bureau­crates du P.C., pour­quoi ne reprocherait-on
pas un lan­gage her­mé­tique aux intel­lec­tuels de l’anarchisme).
Assez curieux tout de même,car, les grands devan­ciers pour
l’es­sen­tiel se lisent sans dif­fi­cul­té sinon avec intérêt.
Mais, n’est ce pas, com­ment paraître de son temps si l’on
n’u­ti­lise pas un lan­gage incor­po­rant la ter­mi­no­lo­gie socio­lo­gique de
notre époque. À ce jeu, il
y a
cas­sure entre les grosses têtes et les infan­tiles de la base.

J’ad­mets que c’est une
cri­tique mineure, et le fond du pro­blème
n’est pas là, celui-ci affleure d’ailleurs dans les numéros
sui­vants. Au lieu de por­ter la cri­tique anar­chiste sur les données
réelles et concrètes de la société
d’au­jourd’­hui, l’on en vient très vite a res­sas­ser les
éter­nels dilemmes anar­chisme et syn­di­ca­lisme, anar­chisme et
orga­ni­sa­tion, etc. Dans vingt ans, si la revue tient le coup, vous
pour­rez repas­ser les mêmes articles, ils sont valables pour les
siècles des siècles, l’a­nar­chisme ne date pas d’hier,
il est d’une autre pla­nète, en atten­dant, nous les minus de la
base, démer­dons nous a
vec ça.

La
résur­gence de l’a­nar­chisme en Espagne a regon­flé tous
les liber­taires de France, et vous avez essayé d’ex­pli­ci­ter la
situa­tion du mou­ve­ment espa­gnol ; très bien, mais déjà,
l’on voit poindre le pre­mier enthou­siasme pas­sé, les dents de
la cri­tique pure et dure des anar­chistes fran­çais alors que
les véri­tables ques­tions étaient a mon sens les
suivantes :

Pour­quoi
une école de pen­sée aus­si riche que l’a­nar­chisme dont
les grands thèmes s’im­posent d’eux même, et sont
d’ailleurs fort pro­pre­ment récupérés
(auto­ges­tion, cri­tique radi­cale de l’é­tat et du mar­xisme en
géné­ral, pro­duc­tion-consom­ma­tion et écologie,
révo­lu­tion glo­bale incor­po­rant celle des struc­tures mentales,
lutte extra-par­le­men­taire, paci­fisme, anti­mi­li­ta­risme, libération
sexuelle, libé­ra­tion de la femme, décen­tra­li­sa­tion et
fédé­ra­lisme, etc.) ne peut-elle don
ner en France
que de maigres avor­tons orga­ni­sa­tion­nels dont la seule justification
semble être alter­na­ti­ve­ment, de se déchi­rer entre eux et
de se réunir, et la seule fonc­tion de contem­pler leur image
dans les eaux pures de l’a­nar­chie sans doute avec une certaine
luci­di­té, mais tout cela dans la plus totale impuissance
d’a­gir sur le réel ?

— Pour­quoi, au
contraire, l’a­nar­chisme espa­gnol donne-t-il l’im­pres­sion d’une plante
vivace et indes­truc­tible d’un cou­rant authen­ti­que­ment populaire ?

Affaire de tempérament
et de qua­li­té humaine, peut-être, mais sur­tout parce que
le mou­ve­ment espa­gnol, au sor­tir de la nuit fran­quiste loin des
miasmes de l’exil, plonge ses racines dans la vie réelle, dans
les pro­blèmes concrets de la vie de tous les jours.

Alors que d’un côté,l’on
s’ac­croche déses­pé­ré­ment aux grands principes
abso­lus pour finir par res­ter sur le quai, de l’autre, l’on n’hésite
pas a prendre le train en marche, quitte à ce que les
ques­tions posées soient a moi­tié réso­lues par
l’ac­tion et pour une autre moi­tié par la valeur théorique
des mili­tants. Cela n’empêche pas les conne­ries, mais celles-ci
sont les leçons indis­pen­sables pour affron­ter l’avenir.

Vos digres­sions sur la
soi-disante contra­dic­tion réformisme/​révolution,
syndicalisme/​anarchisme, châtre lit­té­ra­le­ment vos
lec­teurs. L’ac­tion révo­lu­tion­naire n’est rien d’autre que
l’ac­tion reven­di­ca­tive, et celle-ci est soit amor­tie à temps
par le pou­voir éco­no­mique et/​ou poli­tique, soit génératrice
d’une dyna­mique révo­lu­tion­naire. Dans le pre­mier cas, c’est du
réfor­misme, dans le second un acte révolutionnaire.
Avoir peur du pre­mier est se refu­ser au second, puisque il s’agit
d’un seul et même ins­tru­ment. Et ici j’en­tends la
revendication/​contestation dans son sens le plus général,
aus­si bien par exemple les contes­ta­tions des auto­nomes que les
reven­di­ca­tions sala­riales ou por­tant sur les condi­tions de travail.
Les gloses sur la socié­té de consom­ma­tion, par ailleurs
fort inté­res­santes et jus­ti­fiant d’amples développements,
ne modi­fient pas pour l’es­sen­tiel les rap­ports entre les classes
antagonistes.

Ne vous esclaf­fez pas
trop vite les bureau­cra­ties syn­di­cales ne sont ni réformistes
ni révo­lu­tion­naires lorsque elles impulsent ou cau­tionnent une
reven­di­ca­tion, elles sont réfor­mistes lors­qu’elles enferment
la reven­di­ca­tion dans le cadre du sys­tème, et c’est à
l’é­vi­dence le cas du bureau confé­dé­ral F.O., de
la C.F.T.C., de la C.G.C.. Par contre, il est à la fois vrai
et faux de dire que la C.F.D.T. et la C.G.T. sont réformistes,
ces deux cen­trales sont réfor­mistes lorsque elles placent le
mou­ve­ment ouvrier à la remorque des par­tis poli­tiques dont
toute l’ac­ti­vi­té est ins­crite au sein des ins­ti­tu­tions. La
C.F.D.T. n’est pas réfor­miste quand elle appa­raît dans
sa base et dans ses struc­tures comme la base logis­tique principale
d’un pos­sible pro­ces­sus révo­lu­tion­naire en France, de même
la C.G.T. n’est pas réfor­miste lors­qu’elle demeure le support
prin­ci­pal d’une éven­tuelle prise de pou­voir d’é­tat par
le P.C. et qui peut exclure une telle éven­tua­li­té, que
le pro­jet de socié­té de ce der­nier nous plaise ou non.

Soit, il faut ana­ly­ser la
reven­di­ca­tion pour qu’elle ne se retourne pas contre nous. Et là,
nous abor­dons votre sem­pi­ter­nelle contradiction
anarchisme/​organisation. Pre­nons le pro­blème par un bout :
qu’est-ce que la poli­tique dans son sens idéal tout au moins
(si le mot nous effraie, nous en cher­che­rons un autre plus tard) :
c’est la média­tion entre l’in­té­rêt privé
et l’in­té­rêt de la collectivité

Arrê­tons là
la défi­ni­tion, puisque nous refu­sons au poli­tique le droit de
gérer les affaires de la cité. Mais il est clair que
nous ne pou­vons empê­cher per­sonne de pen­ser la façon
dont devrait être orga­ni­sée la socié­té, et
toute la ques­tion est là : il s’a­git de main­te­nir le
poli­tique a sa véri­table place, celle qui consiste a formuler
des pro­po­si­tions, et a lui inter­dire la ges­tion des affaires de la
col­lec­ti­vi­té, car alors nous construi­rions l’É­tat en
tant que force auto­nome de domi­na­tion dans le cadre d ‘une société
communiste.

À par­tir de là,
il est facile de défi­nir la place et la nature d’une
orga­ni­sa­tion anar­chiste. Celle-ci, est un cercle d’élaboration
théo­rique et de confron­ta­tion per­ma­nente des différentes
acti­vi­tés qui s’exercent, au dehors de l’organisation
spé­ci­fique. En aucun cas, elle n’est un but en soi, elle n’est
au plus que le lieu de ren­contre de ceux qui viennent confronter
leurs expé­riences réelles aux grandes idées
motrices de leur école de pen­sée. Dans une telle
pers­pec­tive, les grands prêtres des mul­tiples cha­pelles, n’ont
plus d’emploi, les com­bats de coqs des diverses ten­dances, perdent
tout leur inté­rêt, l’é­ter­nelle guerre intestine
dans le mou­ve­ment, n’ a plus d’ob­jet, car le type qui vient du grand
large n’ou­blie jamais d’ou­vrir les fenêtres, il ne supporte
plus l’air confi­né des chambres closes

Cette fonc­tion de
l’or­ga­ni­sa­tion exige aus­si bien la mul­ti­pli­ca­tion des groupes et des
pério­diques, que la coor­di­na­tion a dif­fé­rents niveaux,
car tous les mili­tants déta­chés à leurs
dif­fé­rentes bases d’ac­ti­vi­té ont besoin jus­te­ment d’un
sup­port théo­rique constant qui leur per­mette de ne pas se
lais­ser engluer dans les pro­blèmes parcellaires.

Sur cette base, je puis
reprendre mot pour mot l’ar­ticle de René (voir Lanterne
Noire numé­ro 6 – 7 p. 13)
sur
l’é­mer­gence de l’or­ga­ni­sa­tion qui me parait d’un pragmatisme
de bon aloi, a la réserve près que dans mon optique,
l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique n’in­ter­vient jamais sur le plan de
l’ac­tion mais a tra­vers les divers orga­nismes de lutte, ce qui
conduit cette orga­ni­sa­tion a n’être en fait qu’un lieu de
réflexion, une réflexion qui n’est plus l’a­pa­nage de
quelques cama­rades, doués pour l’abs­trac­tion, mais devient
l’af­faire de tous, en obli­geant cha­cun a se remettre en ques­tion dans
son ex
périence pra­tique au sein des organisations
extérieures.

Pour
conclure, j’ai­me­rais qu’une revue de cri­tique anar­chiste, puisse
entre­prendre cer­taines ana­lyses, sur des sujets tels que la crise
éco­no­mique actuelle, les carac­té­ris­tiques de l’état
et sa fonc­tion régu­la­trice de l’é­co­no­mie dans notre
« socié­té indus­trielle avancée »,
et moins ambi­tieu­se­ment dis­cou­rir un peu sur la sophis­tique des
grandes vedettes de l’É­tat spec­tacle qui s’a­dressent presque
chaque jour a des mil­lions de travailleurs.

Nous
arri­ve­rions peut-être à induire cer­taines réalités
de plus en plus évi­dentes, a savoir une large offen­sive du
Capi­tal pour recon­si­dé­rer le pou­voir d’a­chat des salariés
afin, de leur faire sup­por­ter l’aug­men­ta­tion de cer­taines matières
pre­mières, en pre­mier lieu celle de l’éner­gie, et en
consé­quence, d’un redé­ploie­ment néces­saire de
l’ap­pa­reil de pro­duc­tion, la concen­tra­tion et la restruc­tu­ra­tion des
entre­prises per­met­tant une aug­men­ta­tion sen­sible de la productivité,
et donc du taux d’ex­ploi­ta­tion, ceci afin de faire face a une
période de tran­si­tion vers un nou­veau boom de production
des­ti­né à la consom­ma­tion de masse.

J’ai
dit « peut être », car la thèse
demande encore a être expli­ci­tée et prou­vée. En
tous cas, elle expli­que­rait la néces­si­té d’une part,
d’in­cor­po­rer la gauche au pou­voir gou­ver­ne­men­tal afin de faire avaler
les sacri­fices néces­saires à l’aide des kapos patentés
de la classe ouvrière, d’autre part, la nécessité
éga­le­ment de natio­na­li­ser les sec­teurs non ren­tables de
l’é­co­no­mie de façon a dépla­cer les capitaux
dis­po­nibles vers les sec­teurs les plus rémunérateurs.

Ce
qui bien sûr nous amène à dénon­cer toute
illu­sion sur une vic­toire élec­to­rale de la gauche, quoiqu’il
faut bien com­prendre que les tra­vailleurs n’ont pas intérêt
à faire l’é­co­no­mie d’une telle expé­rience (de
toute façon, cela ne dépend pas de nous, et si cela
dépen­dait de nous les choses ne seraient pas en l’état),
car c’est pré­ci­sé­ment une gauche éternellement
vain­cue qui fait renaître sans cesse les illusions
par­le­men­taires. À cela s’a­joute le fait que pour les petits
sala­riés, il n’est pas indif­fé­rent que certaines
reven­di­ca­tions soient satis­faites dix ans plus tôt ou plus tard
d’au­tant qu’il n’est pas cer­tain qu’une vic­toire de la gauche
n’en­clen­che­rait pas une dyna­mique reven­di­ca­tive, et per­sonne ne peut
dire à l’a­vance qu’elle en serait l’issu.

En
fait d’en­clen­che­ment, j’ai bien enten­du déclenché
l’hi­la­ri­té dans la docte assis­tance, car vous possédez
bien sûr la vraie véri­té anar
chiste, et
moi misé­rable tra­vailleur alié­né, je ne possède
que la révolte et le déses­poir, ce qui peut conduire
entre autres à ces sortes de divagations.

fra­ter­nel­le­ment

Erd­na

Réponse

— Une revue ésotérique
et hors du temps ?

On a sou­vent fait
reproche a la lan­terne, y com­pris au sein de notre groupe, d’être
trop intel­lec­tuelle, trop dif­fi­cile à lire. Cela à
notre avis, ne peut concer­ner qu’une par­tie de la revue, et pas la
plus impor­tante, mais, c’est quand même encore trop ; il
est très dif­fi­cile d’é­crire autre­ment que comme on en a
l’ha­bi­tude ; la solu­tion que nous ten­tons d’a­dop­ter est la
lec­ture col­lec­tive et la réécri­ture de tous les
articles, dans la mesure où cela est pos­sible sans ampu­ter le
sens. Pour­tant, il existe aus­si un réflexe
« anti-concep­tuel », « anti-théo­rique » chez
les liber­taires qui masque un juste refus de l’in­tel­lec­tua­lisme et de
l’ uni­ver­si­ta­risme. Ce réflexe est par contre, à
combattre.

Hors du temps, c’est
pro­ba­ble­ment un peu vrai, tant il est cer­tain qu’une revue théorique
anar­chiste ne peut être que le reflet de la pra­tique de tout le
mou­ve­ment liber­taire. Or il y a très peu de temps que celui-ci
com­mence à « sor­tir » de la simple
pro­pa­gande d’i­dées, pour s’in­ves­tir dans des luttes au sein
d’un mou­ve­ment plus large. Soyons sûrs que ce chan­ge­ment aura
des réper­cus­sions sur toutes les réflections
théoriques.

— Les syn­di­cats et
l’organisation

Là, nous sommes
mois d’ accord ; c’est la struc­ture syn­di­cale que nous remettons
en cause et pas l’ac­tion de tel ou tel groupe de base, ou de telle ou
telle sec­tion. Nos posi­tions sont connues là dessus

Quant a l’organisation,
il nous semble qu’elle peut aus­si être autre chose qu’un simple
lieu d’é­change, de réflexion. Cet aspect est serte bien
sou­vent négli­gé, et il faut être vigi­lant. Mais
l’or­ga­ni­sa­tion peut aus­si inter­ve­nir sur l’ac­tion, comme intervention
col­lec­tive d’un ensemble de cama­rades ayant la même ana­lyse et
les mêmes buts dans cette action. Se pri­ver d’une telle
pos­si­bi­li­té, c’est s’am­pu­ter volon­tai­re­ment de toute une
par­tie du poten­tiel liber­taire qui existe et se développe.

Quant aux aspects
éco­no­miques sou­le­vés, le débat est ouvert et se
pour­suit dans ce numé­ro même.

L. N.

La Presse Anarchiste