Depuis
quelques années on a vu apparaître, surtout dans les pays
anglo-saxons : USA, Angleterre, Canada, (et plus récemment
en France, Espagne, Italie, mais avec une extension moindre et un
dénomination différente) des groupes anarcha-féministes
[[Le mot « anarcha-féministe » a été
utilisé, au départ, aux U.S.A. dans les années
60.]]. L’idée fondamentale de ce courant est que l’ anarchisme
et le féminisme se rejoignent, travaillent aux mêmes
fins : abolition de l’autorité, de l’exploitation, de 1a
domination ; que ces deux courants se sont jusque-là plus
ou moins ignorés, mais que l’anarchisme, de par sa nature
anti-autoritaire fondamentale englobe le féminisme, et que le
féminisme de par sa contestation des structures patriarcales
autoritaires ne peut que déboucher sur l’anarchisme. On trouve
ces thèses développées chez Peggy Konnegger
entre autre [[On trouve l’exposition des idées de P. Kornegger
dans « The Second Wave » vol. 4
no 1. Box 344,Cambridge, Massachussetts
.USA.
En voici quelques
extraits : « Les mouvements féministes actuels
ainsi qu’une analyse radicale de la société ont
beaucoup contribué à la pensée libertaire. En
fait je suis prête à soutenir que pendant des années,
les féministes ont été des anarchistes qui
s’ignoraient, à la fois par leur théorie et leur
pratique… Les perspectives féministes radicales touchent à
l’anarchisme pur. La théorie fondamentale considère la
famille nucléaire comme la base de tous les systèmes
autoritaires. »]].
Aussi
intéressantes, positives, que puissent apparaître ces
idées, ce rapprochement, surtout pour le développement
d’une pratique féministe libertaire, elles appellent un
certain nombre de réflexions suscitées par l’impression
de « raccourci » théorique et historique
ressenti à leur énoncé.
Ces réflexions
s’articulent autour de plusieurs axes :
- Est-il possible de
comparer deux idéologies, deux théories, au plan
conceptuel uniquement, gommant par là même les
cheminements historiques, les mouvements sociaux qui ont incarné
ces idées ? Le rapport féminisme/anarchisme/mouvement
révolutionnaire doit être éclairé par la
compréhension de leurs rapprochements ponctuels, leur
éloignement, voire parfois leur opposition, et les effets
produits par ces contacts.
- Le rapport
existant entre une théorie et des pratiques sociales qui s’y
réfèrent, cela révélant les décalages
entre les possibilités ouvertes par la théorie et la
pesanteur de l’ intériorisation des structures dominantes.
- L’influence, les
répercussions de cette histoire sur le mouvement féministe
français, et les perspectives actuelles, les blocages et les
possibilités.
Le rapport théorique Anarchisme/Féminisme
Au plan théorique,
féminisme et anarchisme se rejoignent dans l’importance donnée
à la question du pouvoir, de l’égalité, de la
famille, de la hiérarchie, dans la prise en compte de
l’individu. Mais alors que pour le féminisme ces structures
sont à combattre en tant que lieu spécifique de
l’oppression des femmes, principalement ou uniquement, l’anarchisme
lui, prend en compte la totalité des structures d’exploitation
et de domination prônant leur destruction par l’action directe
et collective des propres intéressés. L’anarchisme
engloberait-il donc en le dépassant le féminisme ?Serait-ce
une tautologie de se dire anarchiste et féministe, au même
titre qu’anarchiste et anti-militariste par exemple ?
Ce serait faire
preuve de simplisme, de réduction, et calquer le rapport entre
l’anarchisme et le féminisme sur le modèle dominant
dans le mouvement révolutionnaire, et dérivé du
marxisme, dans lequel est instaurée une hiérarchie
entre luttes principales et secondaires, le Politique et ses
annexes : luttes des femmes, des homosexuels etc.
Mais la réalité
est que l’articulation entre le projet anarchiste et la lutte des
femmes contre leur oppression spécifique ne fonctionne pas sur
ce modèle, et cela pour deux raisons :
La première
tient au fait que le corpus théorique de l’anarchisme
n’introduit pas cette hiérarchisation entre les luttes, et
qu’il prend en compte toutes les formes d’oppression ; par
ailleurs, ce qui a été mis en lumière par la
lutte féministe, ce n’est pas seulement une oppression subie
par une catégorie particulière, celle des femmes, mais,
à travers cette prise de conscience, le problème d’un
autre champ qui traverse et structure la société, celui
de la domination, du patriarcat.( cf. art. de Nicolas).
La seconde,
résultante de la précédente, est que de par
l’impact de cette structure patriarcale, aucun mouvement
révolutionnaire, quelque fût son idéologie de
référence, ne pouvait mettre en acte la critique de ce
niveau de domination, si ce n’est celles qui la subissaient de par
leur position dans le système, leur condition sociale ;
et c’est encore un effet de la domination que les premières
revendications féministes ont été portées,
exprimées, non par les femmes prolétaires, les plus
opprimées, mais par des femmes bourgeoises ou intellectuelles
(saint-simonniennes par exemple) ou par des personnalités hors
du commun comme Georges Sand, Floran Tristan ou Louise Michel, et que
le féminisme soit resté longtemps englué dans le
réformisme, mouvement bourgeois réclamant l’égalité
des droits.
Pour supprimer
l’oppression spécifique des femmes, le seul terrain possible,
accessible, reconnu, a été longtemps celui de l’égalité
des droits et du salaire. Pour exister, le féminisme a du
emprunter au départ des contenus et modes d’expression qui n’
était que le reflet même de la domination.
Les cheminements historiques
C’est au
XIXe siècle que le mouvement féministe
va apparaître sur la scène politique en tant que
mouvement spécifique ; au même moment le mouvement
ouvrier révolutionnaire se structure. Un rappel historique des
rapports qu’ont entretenus ces deux mouvements s’impose maintenant.
Leur cheminement a
suivi des voies parallèles, opposées parfois, avec des
moments (brefs) d’imbrication, de jonction, surtout lors de moments
révolutionnaires. L’idée force qui reste de cette
période est que finalement le mouvement ouvrier
révolutionnaire, en dépit de touchants efforts par
moments pour intégrer les problèmes de la condition
féminine, a contribué à la séparation
mouvement féministe/mouvement révolutionnaire, à
l’enfermement du premier dans sa spécificité jusqu’à
un point tel qu’aujourd’hui encore la gangue du réformisme est
loin d’en être extraite.
Ne prenons que
quelques exemples ; sur le problème du travail des
femmes, si les révolutionnaires du XIXe
siècle s’accordent à reconnaître la nécessité
pour les femmes d’avoir un emploi qui les rendent indépendantes
économiquement, et leur offre une autre possibilité
pour survivre que la prostitution, unanimement condamnée comme
dégradante, dans les faits, l’accueil réservé
par les hommes est tel (ils les vivent — et elles le sont de fait
de par le marché capitaliste — comme concurrentes sur le
marché du travail) que les femmes seront obligées de
fonder en 1874 leurs propres Chambres Syndicales de femmes, et leur
sociétés de Secours Mutuel [[[Jusque là les
chambres syndicales donnaient voix consultative aux femmes, mais
celles-ci ne pouvaient pas prendre la parole en public : elles
devaient transmettre leurs propositions par écrit ou par
l’intermédiaire d’un homme.]]
Sur le plan de
l’expression politique des femmes, on remarque une similitude de
démarche entre les démocrates bon teint et les
socialistes : les hommes féministes de 1877 qui
participaient à la société « Le Droit
des Femmes » veulent convaincre les Républicains de
leur intérêt à défendre les droits des
femmes… pour en faire des Républicaines ; de même
au Congrès Socialiste de 1880, 1es délégués
entérineront la présence à leurs côtés
de leurs camarades femmes, en tant qu’égales à part
entière, abolissant, niant par-là même les
problèmes spécifiques… dont la solution sera remise
au jour du grand soir ! [[Le rapport femme, adopté à
l’unanimité au congrès de Marseille de 1880 le montre
bien : bien sûr, « la femme doit être
l’égale de l’homme et posséder comme lui, tous ses
droits civils, politiques et économiques », mais
seule la révolution sociale les lui apportera, et les
socialistes ont à la persuader de s’associer à eux
« afin qu’il soit démontré que les femmes
entendent marcher d’un pas égal avec les citoyens, à la
revendication de leurs droits ».
« Les
amants de la liberté ? Stratégies de femmes,
luttes républicaines, luttes ouvrières. »
dans les Révoltes Logiques n°5 p. 192.]]
Il faut revenir
brièvement sur ces congrès socialistes de 1879 et 1880
car s’y trouve concentrés rencontre et rupture entre mouvement
révolutionnaire et mouvement féministe.
Au congrès
de Marseille de 1879 le féminisme est introduit par la voix
d’Hubertine Auclair, dénonçant brillamment les
discriminations dont la femme est l’objet au plan des droits
politiques et du salaire ; elle est la seule déléguée
non ouvrière du congrès ; d’autres femmes
s’exprimeront ensuite, déléguées ouvrières
cette fois, parlant de l’oppression sexuelle des femmes. Mais ce que
le congrès retient, c’est la première intervention,
celle du féminisme bourgeois, exprimée par une
intellectuelle ; c’est elle l’interlocutrice reconnue. Le
congrès abandonnant les ambiguïtés des congrès
précédents, « déclare qu’il n’assigne
aucun rôle particulier à la femme, et proclame l’égalité
des sexes : les femmes doivent avoir les mêmes droits
politiques et sociaux que les hommes. Il reconnaît également
l’existence d’ un mouvement des femmes. » [[« Les
Révoltes logiques » op.cité, p. 86.]]
Mais à peine
cette reconnaissance effectuée, le « bon sens
révolutionnaire » reprend son droit chemin, et
c’est au rythme de la révolution sociale en marche que les
femmes de vront avancer : les congrès ayant proclamé
l’égalité entre hommes et femmes, ces dernières
n’ont plus qu’à travailler à côté de leur
camarades masculins, à l’avènement de la Sociale qui
supprimera exploitation et domination.
La fraction la plus
radicale du mouvement ouvrier, refusant, et à juste titre,
tous les moyens de lutte qui passeraient par les canaux
« démocratiques » (électoralisme,
réformes s’appuyant sur le légalisme) exige des femmes
la même attitude ; les femmes sont donc considérées
comme des camarades révolutionnaires à part entière
et n’ont donc plus à se battre pour obtenir l’égalité
des droits politiques, puisque cet outil ne mènera à
aucune transformation sociale réelle. Étant donné
l’accent mis à cette période sur l’obtention de
l’égalité des droits, dans la lutte féministe,
il en résulte que les femmes doivent « être
vierges de tout électoralisme, de toute lutte contre leur
oppression spécifique aussi » [[ « Les
Révoltes Logiques » op. cité, p 192.]].
Le féminisme
continuera son histoire, légale et réformiste, et le
mouvement révolutionnaire la sienne, axée sur le
principal, l’important, l’exploitation du prolétariat.
À travers
cette période, on voit donc la mise en œuvre de quelques
mécanismes qui ont contribué à ce que l’on peut
appeler la « ghettisation » du mouvement des
femmes, c’est-à-dire la nécessité pour exprimer
et faire reconnaître les problèmes de la condition de la
femme, de se constituer en organisation, regroupement spécifique.
Il faut d’ailleurs
insister sur le rôle qu’a joué dans ce phénomène
« l’idéologie dominante » (ou qui le
devint de plus en plus) du mouvement ouvrier, le courant marxiste
(voir à ce propos l’article de S.Blaize « féminisme
et révolution » dans la revue « Pour »
n°2) ; de par ses fondements théoriques, la place
accordée à l’affranchissement des femmes ne pouvait
être que secondaire, et celles-ci, pour exister en tant que
révolutionnaires, n’avaient plus qu’à s’inféoder
aux objectifs d’émancipation de la classe ouvrière, en
niant par là-même leurs propres objectifs.
Théorisation
et mise en pratique d’un antagonisme qui a entraîné les
ruptures que l’on a vu ces derniers temps dans les organisations
d’extrême gauche léninistes et trotskystes.
Du côté
anarchiste, si la situation est similaire à ce qui s’est passé
entre mouvements ouvrier et féministe sur bien des points,
l’idéologie anti-autoritaire étant une chose et la
possibilité concrète de transformer les rapports de
discrimination une autre, plusieurs points sont à noter dans
la pratique qu’ont pu développer des femmes anarchistes.
En 1882, Louise
Michel fonde avec quelques Pétroleuses la « Ligue
Internationale des Femmes révolutionnaires »,
tentative d’expression en tant que femme, avec les problèmes
spécifiques en tant que tels, et aussi en tant que
révolutionnaires à part entière : « la
lutte des femmes se comprend toujours dans l’espace social tout
entier, même si la femme y joue un rôle social
particulier ».
Plus tard, au début
du XXe siècle et jusqu’en 1927, des
femmes anarchistes, mais très minoritaires dans un mouvement à
dominante masculine, mèneront des campagnes sur les conditions
de travail des femmes, mais aussi contre la famille (sans grand
succès) et pour la libre disposition des fermes de leur corps
(ceci formulé en langage moderne), c’est-à-dire pour
l’avortement, la contraception.
Néanmoins,
ce qui reste de cette période, c’est beaucoup plus le point de
vue moralisant développé par la tendance malthusienne
du mouvement anarchiste. Une autre voix se fait aussi entendre, celle
de la libre association, de l’amour libre, exprimée surtout
par les théoriciens individualistes, par des hommes ;
c’est un peu la continuation de la voix des saint-simmoniennes, de
Claire Demar réclamant « l’affranchissement de
notre sexe » ; mais ces idées restent en marge
d’un quelconque mouvement social.
Perspectives
actuelles
Et maintenant,
comment se pose le problème du rapport entre féminisme
et mouvement révolutionnaire ? Le (re)surgissement du
mouvement des femmes après 1968 a incontestablement opéré
de profondes remises en causes tant parmi les organisations maoïstes
léninistes ou trotskystes que dans les organisations ou
groupes anarchistes ou libertaires. Le malaise ressenti par les
femmes dans les groupes politiques révolutionnaires, les a
conduit à se retrouver en groupes spécifiques
non-mixtes, moment de rupture nécessaire, et aussi à
remettre en cause la domination (et là beaucoup reste encore à
faire) dans le fonctionnement des croupes politiques.
Mais la situation
n’est pas aussi idyllique que pourrait le laisser croire l’aperçu
de ces traits généraux.
Si donc la création
d’un mouvement des femmes a été un point important pour
une démarche autonome des femmes, pour que le problème
soit pris en compte, si elle a pu être le signe d’une certaine
radicalité, les pratiques développées depuis une
dizaine d ‘années n’ont pas toujours été, et par
fois loin de là, des pratiques révolutionnaires, allant
dans le sens véritable de l’autonomisation et de la
contestation des institutions répressives.
Un des traits
dominants de ce mouvement a été ce que l’on pourrait
appeler le « populisme » ; formé au
départ par des militantes venues du maoïsme, le mouvement
des femmes a reproduit en son sein les contradictions propres à
cette idéologie : c’est-à-dire un mélange
d’actions, de prises de positions apparemment radicales (c’est-à-dire
violentes et spectaculaires), et une série de revendications
larges, intéressant « toutes les femmes »
(du droit à la contraception, à la demande de salaire
pour la femme au foyer) utilisant pour ce faire, et d’une manière
non négligeable le légalisme [[Nous ne reviendrons pas
ici sur la campagne le viol, ayant développé nos
positions à ce sujet dans le n°8 de la Lanterne Loire.
Nous ne pouvons que nous « étonner » de
l’attitude actuelle des avocates et autres protagonistes des Assises,
« découvrant » aujourd’hui que la
justice est une institution patriarcale, après deux ans de
pratique qui ont consisté à faire fonctionner la
machine répressive.]].
Une autre
caractéristique du mouvement des femmes est l’enfermement dans
notre spécificité auquel a conduit la revendication de
cette spécificité. Curieux phénomène
d’autonomisation/ghettisation,critiqué maintenant par certains
groupes de femmes.
Isolationnisme dans
la tentative de transformation de notre condition, qui a coupé
les femmes d’une pratique de lutte plus large.
Est-il possible
d’être féministe et révolutionnaire ? Tout
d’ abord, il y a plusieurs féminismes : le féminisme
récupéré et intégré, c’est
classique, à la Giroud ou à la Halimi, le féminisme
réformiste, celui du MLAC par exemple, le féminisme
ghetto (puisqu’elles parlent de/pour toutes les femmes) à la
psyc. et pol., le féminisme-caution que les organisations
d’extrême-gauche ont produit et reconnu, et j’en passe ;
aucun n’est satisfaisant.
La voie proposée
par les anarcha-féministes : « nous avons
besoin désormais de prendre conscience des liens entre
l’anarchisme et le féminisme, et d’utiliser ce cadre pour nos
pensées et nos actions » [[P.Kornegger, « the
second wave » op. cité.]], est ‑elle une issue
possible pour un féminisme révolutionnaire ?
Peut-être,
mais pour des femmes militantes en tant qu’anarchistes ou
libertaires, et ayant une conscience féministe, la solution ne
peut être de faire déboucher le féminisme sur
l’anarchisme ; et cela parce que, comme nous l’avons vu, même
si en théorie l’anarchisme comprend la lutte contre le
patriarcat, la mise en pratique n’ en a pas été
possible, ni au siècle dernier, ni maintenant, et
l’originalité du mouvement des femmes (à travers ses
avatars de réformisme, d’analyses partielles) a été
l’expression, la prise en main par les intéressées
elles-mêmes de leurs propres luttes, l’établissement
d’une rupture.
Nous ne pouvons
donc nous définir que comme féministe et anarchiste,
c’est-à-dire portant la critique au sein du mouvement des
femmes sur nos positions anarchistes, et nous situant dans le
mouvement anarchiste ou libertaire en tant que femmes anarchistes à
part entière, sans privilégier l’une ou l’autre de ces
appartenances.
Agathe