La Presse Anarchiste

Les racines de la domination

« La
femme pro­lé­taire est celle qui tra­vaille pour le compte d’un
maître quel­conque. Que le maître se nomme État,
cor­po­ra­tion, société par actions, fab­ri­cant, patron ou
mari, n’importe !»

L’Ex­ploitée
no8.
Déc.1907

« Nous
avons vue arriv­er une bande, à la tète de laque­lle il y
avait une femme avec un dra­peau noir ; arrivée devant
chez nous, elle a frap­pé la terre avec son dra­peau, quelqu’un
a dit Allez ! On a envahi la mai­son
et tout a été
pillé ».

Procès
à Louise
Michel. Cour
d’As­sis­es de la Seine 1883

« Tout
comme le salon-bains où l’ac­ceuille l’une des douze
ravis­santes jeunes femmes, venues de tous les coins du monde. En plus
de leur beauté, elles ont un point com­mun : leur art de
pra­ti­quer la douceur dans
les nuances ».

Anonce
publicitaire

« Elle
sera celle qui tor­tille des hanch­es, qui offre son cul, qui vous
jette son sexe à la figure »

À
pro­pos d’une star.

« L’é­man­ci­pa­tion
de la femme de tout tra­vail autre que domestique. » 

Congrès
Ouvri­er. 1871

Prolétaire
ou sor­cière, mère ou putain, femme objet, ménagère,
l’ex­ploita­tion de la femme dans le cadre du système
cap­i­tal­iste mon­tre à l’év­i­dence qu’il y a une dimension
de cette exploita­tion qui dépasse le cap­i­tal­isme, oui plonge
ses racines dans un sol plus pro­fond, là où se tisse
la trame des insti­tu­tions, des mythes et des phan­tasmes qui
repro­duisent inlass­able­ment au fil de l’his­toire les rela­tions de
dom­i­na­tion-soumis­sion. Struc­ture de la domination
qui instau­re le lien pro­fond entre la déf­i­ni­tion patriarcale
de la société et la lutte de class­es dans une société
hiérarchique.

L’op­po­si­tion
homme/femme dou­ble la société de class­es. Cependant,
les désirs et les besoins de « la femme »
sont déter­minés par l’ap­par­te­nance à une classe.
De mène que l’ap­par­te­nance à une classe sociale
déter­mine des pos­si­bil­ités dif­férentes pour les
hommes ou pour les femmes.

Les
anar­chistes lut­tent pour l’abo­li­tion de la propriété
privée, du salari­at et de l’É­tat, con­tre toute
autorité, pour la libre détér­mi­na­tion. de
l’in­di­vidu ou du groupe, au sein d’une société non
répressive.

Qu’est-ce
que ressent alors un mil­i­tant anar­chiste quand il est accusé
d’être un exploiteur, un patron, et ceci d’une façon
rad­i­cale, de par son appar­te­nance à une catégorie
sex­uelle ? Et qu’est-ce qu’il ressent alors quand il se rend
compte que l’ac­cu­sa­tion est vraie ? En plus d’un profond
malaise, l’en­vie de mod­i­fi­er la sit­u­a­tion, de sor­tir d’une position
non désirée con­sciem­ment ; l’insertion
incon­sciente dans la struc­ture de la dom­i­na­tion, voilà le
problème !

La
prise de con­science fémi­nine de l’ex­ploita­tion et la lutte
pour la libéra­tion des fer­mes, a pour con­séquence la
néces­sité pour les hommes voulant la Révolution,
de pren­dre con­science à leur tour, de leur par­tic­i­pa­tion dans
le sys­tème qu’ils veu­lent détruire !

Lorsque
le mou­ve­ment fémin­iste ces­sa d’être réformiste et
de deman­der l’é­gal­ité avec l’homme, à
l’in­térieur du sys­tème hiérar­chique de classes,
et qu’il posa, d’une façon rad­i­cale, la ques­tion de la
posi­tion de la femme par rap­port à tout le système
autori­taire-patri­ar­cal, alors, le poten­tiel révo­lu­tion­naire de
ce mou­ve­ment devînt une force subversive.

Mais
nous nous trou­vons encore une fois devant le type de problème
qui n’ad­met pas une solu­tion volon­tariste, au niveau indi­vidu­el. Nous
savons tous par la pro­pre expéri­ence et par celle de notre
voisin cor­nent les meilleures inten­tions naufra­gent aus­si bien dans
le cou­ple, que dans le groupe, quand appa­rais­sent con­sciem­ment tous
les prob­lèmes de la rela­tion de dom­i­na­tion-soumis­sion à
la quelle incon­sciem­ment s’adaptent, tant bien que mal, les hommes et
les femmes. Mais c’est pré­cisé­ment grâce à
cette accom­mo­da­tion incon­sciente que se perpétuent
l’ex­ploita­tion et la dom­i­na­tion, et par con­séquent, la
total­ité du sys­tème d’État.


O —

En
ce qui con­cerne l’a­n­ar­chisme, deux con­stata­tions s’imposent
d’emblée : pre­mière­ment, l’a­n­ar­chisme en tant que
théorie de la révo­lu­tion con­tient implicite et
explicite­ment l’idée de la libéra­tion de la ferme.

Deuxièmement,
la pra­tique his­torique à l’in­térieur du mouvement
anar­chiste mon­tre, au niveau des rela­tions inter­per­son­nelles, la même
sit­u­a­tion d’op­pres­sion de la femme qu’on trou­ve dans la société
glob­ale, la même mysoginie. Pourquoi cette con­tra­dic­tion et
quels sont les prob­lèmes qu’elle pose ?

Il
existe une cer­taine ten­dance, nég­lige­able du point de vue du
mou­ve­ment révo­lu­tion­naire mais dif­fusée dans certains
milieux cul­turels, d’un anar­chisme philosophique et libéral,
pour ne pas dire lib­er­taire, qui présente les idées
comme per­ma­nentes et an-his­torique. Ain­si, la pul­sion vers la liberté
totale, la révolte con­tre la force et le pou­voir peu­vent être
repérés depuis l’an­tiq­ui­té clas­sique ou les
philosophes chi­nois de la péri­ode Ming. Ces idées sont
entrées dans le pro­lé­tari­at et on est nom­breux à
avoir écouté ces longues dis­ser­ta­tions qui cormençaient
avec les philosophes grecs, con­tin­u­aient avec les mys­tiques qui
s’op­po­saient à l’hégé­monie de l’Église au
Moyen-Âge, suiv­aient avec la Révo­lu­tion française,
les « car­bonari », etc. [[Un exem­ple typique :
le 1er chap. de « His­toire de
l’A­n­ar­chisme » de Max Net­t­lau]]. Et, si bien il est
intéres­sant de savoir com­ment le noy­au dur de l’u­topie perdure
et se trans­met à tra­vers le temps, et d’évaluer
l’im­por­tance de ce noy­au dans le pro­jet révolutionnaire,
l’a­n­ar­chisme, a mon avis, est autre chose.

Nous
l’avons sou­vent répété, l’a­n­ar­chisme en tant que
mou­ve­ment social et en tant que théorie du changement
révo­lu­tion­naire naît avec la scis­sion de la Première
Inter­na­tionale ; la majorité de l’As­so­ci­a­tion se plie aux
posi­tions anti­au­tori­taires défendues par cer­taines fédérations
régionales, tel que l’i­tal­i­enne ou l’es­pag­nole ou celle du
Jura, qui adoptent une claire déf­i­ni­tion anar­chiste. C’est un
mou­ve­ment col­lec­tif qui exprimera la posi­tion du prolétariat
indus­triel de l’époque, posi­tion d’af­fron­te­ment total au
sys­tème établi, mais, ain­si que différents
exem­ples his­toriques le mon­trent, elle peut être portée
par couch­es ou class­es sociales diverses.

Évidement,
les antécé­dents médi­ats et immédiats
exis­tent. Cer­tains élé­ments de l’a­n­ar­chisme peu­vent se
retrou­ver dans les posi­tions de Proud­hon, dans Coeur­deroy ou
Dejacques. Plus loin, chez God­win et Stirn­er. Plus près, chez
Bak­ou­nine avant 1868. Mais nous ne pou­vons pas par­ler d’a­n­ar­chisme au
sens plein du terme.

Cette
pré­ci­sion est impor­tante car sans aucun doute, d’un point de
vue human­iste, abstrait et indi­vid­u­al­iste, les « idées
anar­chistes », par une logique néces­saire à
leur pro­pre cohérence, ten­dent vers la libération
totale de la femme en tant qu’in­di­vidu, qu’être humain.

Mais
au niveau du mou­ve­ment tel qu’il s’est développé
jusqu’à une époque récente, per­son­ne ne niera la
rup­ture entre cet aspect de l’idéolo­gie et la pratique
sociale.

Tant
que les affir­ma­tions res­teront au niveau pla­toni­cien des idées,
tant qu’on affirmera l’é­gal­ité des droits des individus
sans dis­tinc­tion de class­es ni de sex­es et qu’on ne ver­ra pas que les
indi­vidus appar­ti­en­nent à des groupes, à des class­es, à
des sex­es dif­férents et qu’on ne tien­dra pas compte du rapport
au pou­voir poli­tique et à l’ex­ploita­tion économique,
ces affir­ma­tions res­teront « idéologiques »
sans inter­venir ni mod­i­fi­er la
« réal­ité » des pratiques
sociales.

Cette rup­ture elle
est évi­dente surtout au niveau des com­porte­ments plus
per­son­nels et intimes, dans la rela­tion quo­ti­di­enne homme/femme, lieu
priv­ilégié de l’ex­er­ci­ce du pou­voir, dernier refuge de
l’al­ié­na­tion, de la mys­ti­fi­ca­tion, élément
fon­da­men­tal de la repro­duc­tion des rap­ports de dom­i­na­tion. Nous
ver­rons pourquoi.

Mais avant, à
l’o­rig­ine du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire mod­erne, le premier
point sen­si­ble de la rup­ture idéologique, l’en­droit où
celle-ci devient évi­dente et con­tra­dic­toire avec le projet,
et, on pou­vait s’y atten­dre, le marché du travail.
L’ex­ploita­tion cap­i­tal­iste du début de l’industrialisation —
lorsque le pro­lé­tari­at urbain se con­stitue en tant que classe,
proces­sus qu’on peut situer en France vers 1830 — est vio­lente et
bru­tale ; 14 et 16 heures par jour de tra­vail sans aucune
garantie de l’emploi.

Simultanément
à l’in­tro­duc­tion de la machine se développe un sous
pro­lé­tari­at, les femmes et les enfants, avec un salaire
inférieur à celui des hommes.

Depuis le premier
con­grès de l’AIT (Genève 1866, 3/8 sep­tem­bre) la
ques­tion du tra­vail des femmes est débattue, met­tant en
évi­dence l’am­biguïté et la con­tra­dic­tion de la
sit­u­a­tion dans laque­lle la plu­part des hommes se trou­vent par rapport
à :

  1. con­cur­rence réelle due à l’in­clu­sion dans le marché
    du tra­vail d’une main d’œu­vre sous-payée ;
  2. la présence
    d’im­ages, mythes, tra­di­tions, sur la sex­u­al­ité et le corps de
    la femme, com­pagne de l’homme, mère de ses enfants, gardienne
    du feu sacré du foy­er, jus­ti­fi­ca­tions patri­ar­cales de la
    préem­i­nence de l’homme dans la tra­di­tion gréco-romaine
    et chré­ti­enne ; mais restons ici pour l’instant.
  3. la contradiction
    de cette sub­or­di­na­tion de la femme avec le con­tenu utopique,
    mil­lé­nar­iste, de l’é­gal­ité de sex­es et la
    libéra­tion de l’humanité.

Étant donné
les con­di­tions de vie de la classe ouvrière, nier à la
femme les pos­si­bil­ités de tra­vailler c’est la réduire
exclu­sive­ment au domaine domes­tique ou à la pros­ti­tu­tion. Au
harem ou au gynécée. Var­lin, par exem­ple, mem­bre de la
minorité de la délé­ga­tion française à
Genève, a con­science du prob­lème et l’ex­posera pendant
le con­grès. La seule réso­lu­tion du con­grès sera
que les femmes soient exclues de n’im­porte quel tra­vail de nuit et de
toute sorte de tra­vail où la pudeur serait blessée et
où leur corps serait exposé à des poi­sons ou à
d’autres agents délétères ».[[Les
révoltes logiques no 5 p.66.]]

L’année
d’après, Var­lin exposera sa posi­tion, fer­me­ment liée à
la réal­ité sociale, au sein de la Société
de Crédit mutuel des Relieurs (1867).

« La
femme doit tra­vailler et être rétribuée pour son
tra­vail. Ceux qui veu­lent lui refuser le droit au tra­vail veu­lent la
met­tre tou­jours sous la dépen­dance de l’homme. Nul n’a le
droit de lui refuser le seul moyen d’être véritablement
libre. Elle doit se suf­fire à elle-même, et comme ses
besoins sont aus­si grands que les nôtres, elle doit être
rétribuée comme nous-mêmes. Que le tra­vail soit
fait par un homme, qu’il soit fait par une ferme, même produit,
même salaire. Par ce moyen, la femme ne fera pas baiss­er le
salaire de l’homme et son tra­vail la fera libre. »
[[Eugène Var­lin, Petite col­lec­tion Maspéro. Paris 1977,
p. 25]]

Cette ligne
con­tin­uera à s’ex­primer dans l’aile anti­au­tori­taire et dans le
mou­ve­ment anar­chiste. La Fédéra­tion Régionale
Espag­nole de l’As­so­ci­a­tion Inter­na­tionale des Tra­vailleurs, au
Con­grès de Saragosse (1872) approu­va la propo­si­tion suivante
eue mod­i­fi­ait une antérieure propo­si­tion du Con­grès de
Barcelonne, con­cer­nant « l’é­man­ci­pa­tion de la femme
de tout tra­vail autre que domestique » :

DE LA FEMME « À
notre avis, cette propo­si­tion est issue d’une préoccupation ;
elle est inspirée dans un sen­ti­men­tal­isme tra­di­tion­nel qui
doit dis­paraître… Ceux qui veu­lent émanciper la femme
du tra­vail, pour qu’elle se con­sacre exclu­sive­ment au foy­er, à
la garde de la famille, sup­posent qu’elle n’a pas d’autre mis­sion, en
affir­mant qu’elle a pour cela des fac­ultés spéciales
qui sont con­trar­iées quand on l’é­carte de ce qu’ils
appel­lent son centre.

Ceux qui affirment
cela sup­posent que l’actuelle con­sti­tu­tion de la famille est
immuable… Mais les faits (mon­trent) que, lorsque on varie les
con­di­tions économiques des sociétés, surtout la
forme de la pro­priété, les insti­tu­tions sociales
vari­ent aussi (…)

La femme est un
être libre et intel­li­gent, et, comme tel, respon­s­able de ses
actes, ain­si que l’homme ; donc, si c’est ain­si, ce qu’il faut
c’est la met­tre en con­di­tion de lib­erté pour qu’elle se
développe selon ses fac­ultés. Or, si nous limi­tons la
femme aux tach­es domes­tiques, c’est la soumet­tre, comme jusqu’à
présent, à la dépen­dance de l’homme, et, en
con­séquente, la priv­er de sa. liberté. »
[[A. Loren­zo : El pro­le­tari­do mil­i­tante, Mex­i­co (1876) p. 243.]]

Plus tard, le
Con­grès Ouvri­er de France (1876), qui n’est pas dans la ligne
anti­au­tori­taire, est en retard lorsqu’il déclare que « Tout
en recon­naissant le droit au tra­vail pour la femme, nous
voudri­ons qu’elle ne fit rien en dehors du foyer ».

Vingt ans plus tard
et dans un autre con­ti­nent, aux orig­ines du mou­ve­ment ouvrier
révo­lu­tion­naire, la reven­di­ca­tion fémin­iste réapparaît
d’une façon plus rad­i­cale. En Argen­tine, un groupe de ferres
organ­ise un groupe fémin­iste anar­cho-com­mu­niste, lequel publie
un jour­nal « La voz de la mujer ». Dans le
pre­mier numéro, en 1896, on cri­tique les hommes anarchistes
qui sont très révo­lu­tion­naires dans les Sociétés
de Résis­tance mais qui oppri­ment les femmes chez eux.

Ces exemples ,
choi­sis au hasard mon­trent com­ment, mal­gré le cli­mat et les
hési­ta­tions pro­pres à un mou­ve­ment qui, étant
don­né les con­di­tions mêmes de la struc­ture sociale qu’il
com­bat­tait, était com­posé par une majorité
d’hommes, l’idée de l’é­man­ci­pa­tion de la femme était
présente et ses effets immé­di­ats se voy­aient à
tra­vers les posi­tions du mou­ve­ment ouvri­er organ­isé de
ten­dance anarchiste.

Néanmoins
les rap­ports de dom­i­na­tion homme/femme ne changèrent pas à
l’in­térieur du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, au niveau des
rela­tions inter-personnelles.

O —

Comme nous le
disions au début de cet arti­cle, la posi­tion de la femme dans
la struc­ture de la dom­i­na­tion va plus loin et d’une certaine
façon est sous-jacente à l’ex­ploita­tion du travail
salarié dans le sys­tème cap­i­tal­iste et étatique.

Bak­ou­nine, qui
était bien placé pour théoris­er les aspects
pro­pre­ment anar­chistes du courant révo­lu­tion­naire, au moment
de la scis­sion de l’In­ter­na­tionale, mon­tre cer­taines intuitions
fondamentales.

Dans une note en
bas de page de sa Let­tre aux rédac­teurs du Prolétaire
Ital­ien
, en 1871, il écrit : « Nous serres
aus­si les adver­saires de l’au­torité patri­ar­cale et juridique
des maris sur les femmes, des par­ents sur les enfants ; parce
que l’his­toire nous apprend que le despo­tisme dans la famille est
le genre du despo­tisme dans l’É­tat
 »
[[Bzk­ou­nine, Œuvres com­plètes, vol 2, ed Champ Libre, Paris
1974, p. 58 ]]. Et quelques deux ans plus tard, une fois consumée
la scis­sion de l’In­ter­na­tionale, dans l’ap­pen­dice à Étatisme
et Anar­chie (1873) [[Ibid. vol 4, 1976, p. 363]], Bak­ou­nine revient
sur le thème de l’é­tat patri­ar­cal du peu­ple, « mal
his­torique, le plus grand de tous ».

Bak­ou­nine par­le du
peu­ple russe et il pense que per­son­ne ne peut lui don­ner de
l’ex­térieur ni idéaux ni con­seils, la passion
révo­lu­tion­naire est dans le peu­ple lui-nême. Mais
« l’idéal du peu­ple russe est obscur­ci par trois
autres traits qui en déna­turent le car­ac­tère et en
com­pliquent à l’ex­trême, en la retar­dant, la
réal­i­sa­tion. « Ces trois traits sont : 1.
l’é­tat patri­ar­cal ; 2.l’absorption de l’in­di­vidu par le
mir ; 3. la con­fi­ance dans le tzar. Et il ajoute : « les
deux derniers… sont pour ain­si dire les effets naturels du
pre­mier ». Et encore : « Le despo­tisme du
mari, du père, et ensuite du frère aîné a
fait de la famille, déjà immorale par son fondement
juridi­co-économique, l’é­cole de la vio­lence et de la
bêtise tri­om­phantes, de la lâcheté et de la
per­ver­sion quo­ti­di­ennes au foy­er domes­tique. » « Il
se con­duira chez lui en despote absolu, mais il sera le domes­tique du
“‘mir” et l’esclave du tzar ».

À mon avis,
l’im­por­tance de ces para­graphes de Bak­ou­nine est dans la relation
qu’ils étab­lis­sent entre ce que nous appé­te­ri­ons la
matrice émo­tion­nelle de la « famille »
et la dom­i­na­tion de l’État.

C’est-à-dire
que dans la société il existe une cer­taine circularité
de la repro­duc­tion de la dom­i­na­tion grâce à laque­lle les
insti­tu­tions sociales répres­sives et les relations
inter­per­son­nelles
se recon­nais­sent muttuelle­ment au niveau des
rela­tions de pou­voir. Hommes et femmes appar­ti­en­nent à une
même société et ils l’ont intériorisé,
pour ain­si dire. Cette société est hiérarchique
et répres­sive. « Pour se révolter contre
cette influ­ence que la société exerce naturelle­ment sur
lui, l’homme doit se révolter au moins en par­tie contre
lui-même. » (Bak­ou­nine).

Car l’autorité
de l’É­tat s’ap­puie sur des insti­tu­tions archaïques qui
artic­u­lent chaque désir per­son­nel indi­vidu­el, à
l’in­térieur d’un sys­tème de par­en­té régit
par une asymétrie de fait — asymétrie voulue par
cer­tains comme rad­i­cale et naturelle [[C. Lévi-Strauss. Les
struc­tures élé­men­taires de la par­en­té. Moutopn,
Paris, p. 73, p. 136.]] — en ver­tu de laque­lle femmes et mineurs
sont dépen­dants du rôle paternel.

La per­sis­tance de
ces insti­tu­tions archaïques, qui ten­dent à passer
inaperçues, tant elles imprèg­nent tout [[Pour utiliser
une métaphore : un pois­son des pro­fondeurs de la mer qui
arrive par hasard à la sur­face et ren­con­tre l’air, ce qu’il
décou­vre c’est l’ex­is­tence de l’eau.]] est directe­ment visés
par la reven­di­ca­tion fémin­iste. Son pou­voir sub­ver­sif est là.

On va me reprocher
de situer la dom­i­na­tion, l’au­torité, au sein même des
rela­tions d’amour, de ten­dresse, d’ami­tié, dans les liens les
plus val­orisés de l’être humain. Et bien, oui. C’est
cela la dif­fi­culté, pour mod­i­fi­er la struc­ture du pouvoir,
pour ter­min­er avec la société de class­es, il faut
arriv­er à des niveaux pro­fonds du monde humain où
l’his­toric­ité des affects, à tra­vers la construction
d’un univers sym­bol­ique, lié la sex­u­al­ité au
pou­voir
.

Celle-ci fut une
des grandes décou­vertes de Freud et sa per­ti­nence ame­na les
penseurs « sci­en­tifiques » à croire à
l’u­ni­ver­sal­ité de l’in­ter­dic­tion de l’inces­te. Parce que
l’in­ter­dic­tion de l’inces­te est l’im­age ou la métaphore qui
imbrique la sex­u­al­ité au pou­voir dans la struc­ture de la
parenté.

En cri­ti­quant le
pos­tu­lat de l’u­ni­ver­sal­ité de l’in­ter­dic­tion de l’inces­te un
auteur con­tem­po­rain dit : « l’inces­te est une notion
morale pro­duite par une idéolo­gie liée à
l’élab­o­ra­tion du pou­voir dans les sociétés
domes­tiques comme un des moyens de maîtrise des mécanismes
de la repro­duc­tion, et non une pre­scrip­tion innée qui serait
en l’oc­cur­rence la seule de son espèce : ce qui est
présen­té comme péché con­tre la nature
n’est en vérité que péché con­tre l’
autorité. » [[Claude Meil­la­soux, Femmes, greniers
et cap­i­taux. Maspero, Paris 1975, p. 28.]]

Mais la réalité
de cette affir­ma­tion n’empêche pas que l’u­nivers symbolique
d’une société de class­es con­ti­enne sa propre
jus­ti­fi­ca­tion. Ce niveau sym­bol­ique se con­sti­tu­ant sur
l’en­tre­croise­ment de la lignée et de l’échange, sur la
façon pro­pre d’as­soci­er les généra­tions et les
sexes.

En général,
les expli­ca­tions sur la struc­ture de la société peuvent
se grouper selon deux caté­gories : celles qui
priv­ilégient ce qui se trans­met et celles qui privilégient
ce qui s’échange . Dans la pre­mière, on trou­ve au
cen­tre de la trame les ancêtres, les morts. Dans la deuxième,
les fermes.

L’entrecroisement,
l’in­ter­sec­tion de ces deux axes d’ex­pli­ca­tion est soudé , au
niveau de l’imag­i­naire social, par la pré­ten­tion de
l’u­ni­ver­sal­ité de l’in­ter­dic­tion de l’inces­te. Je m’explique.
Dans la fil­i­a­tion, axe ver­ti­cal, se trans­met­tent les biens, le temps,
la terre, l’héritage des par­ents aux enfants ; il
appa­raît une hiérar­chie de statut, l’in­ter­dic­tion de
l’inces­te préserve les « biens » du
père, ordonne la cir­cu­la­tion de ses biens à tra­vers les
généra­tions. Dans l’axe hor­i­zon­tal, celui de l’échange,
cir­cu­lent les biens les mots et les femmes ; il apparaît
une hiérar­chie de sex­es — l’asymétrie rad­i­cale de
l’échange — les hommes échangent les femmes. Encore
une fois, l’in­ter­dic­tion de l’inces­te préserve la place du
père.

Cette structure
sociale forte, la règle trans­for­mée en loi, en
métaphore pater­nelle, s’ex­prime dans les insti­tu­tions de
pou­voir, et se con­tin­ue, s’au­to­en­gen­dre dans l’ar­tic­u­la­tion du mythe
et du phantasme.

Le mythe d’Œdipe
c’est le mythe cen­tral de la société patri­ar­cale et il
est intéres­sant de voir com­ment la fine analyse freu­di­enne qui
lui accorde tout son con­tenu de répres­sion sex­uelle, occulte
en même temps ce qui est appar­ent et qui lui donne sa raison
d’être : le con­flit d’au­torité. « L’impossibilité »
pour Œdipe d’oc­cu­per la place de père : dans le trône
et le lit de Laïos, Œdipe devient Laïos.

Le rebelle qui
affirme son droit à pass­er par le chemin sans s’incliner
devant la volon­té de l’autre, devient cet autre et
s’au­to-punit. Le trône reste intact et le lit abandonné.
Et la femme est encore ici une valeur d’usage. Elle est
indis­sol­uble­ment liée à son maître. Ce que le
mythe affirme c’est la péren­nité du pou­voir et
l’inéluctabil­ité pour le révo­lu­tion­naire de
devenir tyran.

Ce mythe
s’ac­tu­alise con­stam­ment au niveau du phan­tasme, dans le « complexe
d’Œdipe », où chaque sujet occupe une place déjà
définie dans la struc­ture de la domination.

L’asymétrie
de la rela­tion homme/femme c’est l’élé­ment cen­tral de
la dom­i­na­tion, ordonne toutes les rela­tions de pou­voir : entre
homme et femme, entre les hommes, entre les femmes.

Qu’on me comprenne
bien, je ne dis pas que les choses sont comme cela, de façon
inamovi­ble, comme la nature des sex­es ou la dif­férence de
généra­tions. Bien au con­traire, les choses « sont
corne çà » parce qu’elles sont articulées
ain­si par les mythes (qui font par­tie de l’imag­i­naire social et
aux­quels nous par­ticipons tous incon­sciem­ment par les institutions
(que nous com­bat­tons mais à l’in­térieur desquelles nous
agis­sons) et par les phan­tasmes indi­vidu­els (qui expri­ment nos
conflits).

Pour revenir à
notre prob­lème ini­tial. Quand nous cri­tiquions la rupture
idéologique entre la libéra­tion totale de l’être
humain, femme et homme, voulue par l’a­n­ar­chisme, et une pra­tique qui
can­tonne la femme au foy­er, la ren­dant dépen­dante de l’homme,
nous met­tions en évi­dence une forme con­crète des effets
de cette pro­fonde struc­ture de la dom­i­na­tion , dans la réalité
quotidienne.

Si notre volonté
anar­chiste de ter­min­er avec les rap­ports d’au­torité, de
destruc­tion de l’É­tat , de con­stru­ire une société
non répres­sive, si notre volon­té anar­chiste doit se
traduire par des faits, des actions qui amar­rent l’u­topie à la
terre, une con­di­tion indis­pens­able est la prise de con­science de
cette dimen­sion occulte de la dom­i­na­tion, qui à tra­vers la
sit­u­a­tion dépen­dante de la femme, intro­duit dans toute
rela­tion humaine un fac­teur de pouvoir.

La société
de class­es ain­si que l’É­tat trou­vent dans le tis­su des
rela­tions quo­ti­di­ennes la base de leur perpétuation.

L’être humain
peut et doit être libre. La Révo­lu­tion Sociale exige la
destruc­tion de l’É­tat pour finir avec l’ex­ploita­tion. Et elle
exige aus­si l’abo­li­tion du patri­ar­cat pour que la dom­i­na­tion ne se
recon­stru­ise pas sur les ruines de la société de
classes.

Nico­las


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