La Presse Anarchiste

Correspondance

[(C’est avec toute la joie sérieuse que l’on éprouve à lire un texte sin­cère et expri­mant une pen­sée authen­ti­que­ment pen­sée jusqu’au bout que j’ai pris connais­sance de cette lettre de notre cama­rade Gas­ton Leval. Veuillent les lec­teurs de « Témoins » la lire en toute objectivité :)]

[/​Le 27. 8. [19]54./]

Mon cher Samson,

Tout à fait d’accord avec ta note « Bon sens oblige » [[Voir « Témoins », n° 6.]]. Je ne crois pas être sus­pect de natio­na­lisme ou de patrio­tisme incons­cient ou sub­cons­cient, et la vie de per­sé­cu­tions que j’ai menée pour ne pas avoir endos­sé l’uniforme mili­taire ni fait la « guerre du droit » en 1914 – 18 suf­fit, je crois, à le prou­ver. Mais en 1914 – 1918 il s’agissait de recon­qué­rir, ou de défendre l’Alsace-Lorraine, et de payer, ou de tou­cher, quelques mil­liards d’indemnité de guerre. Il s’agit aujourd’hui d’infiniment plus, et les posi­tions tra­di­tion­nelles ne sont plus valables, comme elles ne l’étaient pas, que nous le vou­lions ou non, en 1939 – 1944. Quelles que fussent alors les tares de la démo­cra­tie, du capi­ta­lisme, du par­le­men­ta­risme libé­ral et bour­geois, tout indi­vi­du n’ayant pas per­du le sens de la mesure ne pou­vait sou­te­nir qu’entre cela et le nazisme il n’y avait pas une dif­fé­rence énorme (suf­fi­sante pour que les per­sé­cu­tés par l’hitlérisme aient cher­ché refuge dans ces régimes « pour­ris », alors que ceux qui ne vou­laient pas dis­tin­guer se gar­daient bien, et moi le pre­mier, de pas­ser la fron­tière en sens inverse).

Si nous comp­tons le nombre des mas­sa­crés par le régime qui sévit en URSS, on peut affir­mer que les pers­pec­tives offertes à l’humanité sont encore pires qu’avec l’hitlérisme. Résoudre le pro­blème de la paix uni­ver­selle par la paix sociale, comme, selon notre ami Proix [[Voir « Témoins » n° 6.]], cela a été fait à la récente confé­rence du Cercle Zim­mer­wald, c’est se payer de mots. Nous avons vu, pen­dant la révo­lu­tion espa­gnole, les com­mu­nistes assas­si­ner nos cama­rades, détruire « manu mili­ta­ri » nos col­lec­ti­vi­tés, et l’état-major, aux mains des Russes, non seule­ment pri­ver nos forces se bat­tant au front d’artillerie, de routes, d’avions afin de les faire exter­mi­ner par les fas­cistes, mais les envoyer à l’attaque contre des troupes infi­ni­ment supé­rieures en nombre, qui les encer­claient et les déci­maient. À croire qu’ils s’étaient mis d’accord avec l’état-major d’en face…

Nous savons ce qu’il est adve­nu de l’insurrection des ouvriers et des marins de Crons­tadt. Et bien d’autres expé­riences s’échelonnent au cours de trente-sept ans. Tout cela nous per­met d’affirmer qu’en l’état actuel des choses, si une révo­lu­tion syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire, ou liber­taire, triom­phait en Europe occi­den­tale, l’invasion tota­li­taire rus­so-mon­go­lo-mar­xiste aurait tôt fait de l’écraser. Car ces gens-là –, cela remonte à Marx – ont plus de haine contre nous que contre les capi­ta­listes, et nous serions inca­pables, mili­tai­re­ment, de leur faire face.

La paix uni­ver­selle par la paix sociale… c’est donc appa­rem­ment dire beau­coup, et pra­ti­que­ment ne rien dire du tout.

C’est d’autre part faus­ser le pro­blème que le poser dans les termes que nous avons lus : « USA ou URSS : le mou­ve­ment ouvrier doit-il choi­sir ?» Il ne s’agit pas de choi­sir pour les USA ni pour l’URSS. Il s’agit de choi­sir pour les plus grandes pos­si­bi­li­tés de liber­té, d’avenir et de déve­lop­pe­ment révo­lu­tion­naires. Si cela coïn­cide avec les inté­rêts d’un des deux blocs, ce n’est pas notre faute, ni une rai­son pour renon­cer à une cer­taine marche paral­lèle que l’histoire nous impose. Ce n’est pas pour défendre la répu­blique bour­geoise qu’avec les répu­bli­cains, les socia­listes, les auto­no­mistes basques et cata­lans nous nous sommes bat­tus contre Fran­co. Nos cama­rades espa­gnols, qui avaient pour­tant subi des répres­sions féroces des gou­ver­ne­ments de gauche et de droite, ont tout de même com­pris, par bon sens élé­men­taire, que pour l’avenir humain le fas­cisme repré­sen­tait un dan­ger autre­ment grand. Et ils n’ont pas renon­cé à faire face à l’assaut tota­li­taire parce qu’à côté d’eux se trou­vaient des adver­saires beau­coup moins à craindre.

Je connais de nom­breux cama­rades qui se sont posé le pro­blème de conscience sui­vant : « Ai-je le droit de com­battre l’armée en Occi­dent, si de l’autre côté du rideau de fer on n’a pas le droit de le faire ? Cela n’est-il pas favo­ri­ser le bloc qui a déjà raflé près de la moi­tié de l’Europe ?» Tout anti­mi­li­ta­riste que je sois, et sachant ce que repré­sente la domi­na­tion mos­co­vo-mar­xiste, je me suis aus­si posé la même ques­tion. Et on ne répond pas à de tels pro­blèmes, dont dépend peut-être le sort du monde – que sera-t-il si le régime russe actuel s’étend sur la pla­nète ? – avec des décla­ra­tions de prin­cipes. La posi­tion équi­dis­tante entre les deux blocs est applau­die, encou­ra­gée, pro­vo­quée, exploi­tée par le bloc orien­tal. Cela seul devrait sus­ci­ter la méfiance de ceux qui ne veulent faire le jeu ni de l’un ni de l’autre. Cela ne veut pas dire non plus qu’on doive crier vive les USA ! ou, comme Lou­zon, deman­der l’américanisation pla­né­taire. Mais cela non plus ne doit pas signi­fier, en com­bat­tant plus encore les USA que l’URSS – et j’assiste à Paris à ce spec­tacle qui semble faire par­tie de je ne sais quel sno­bisme anti­amé­ri­cain dont les réper­cus­sions sont à sens unique – que nous devions renon­cer à lut­ter, d’abord, contre l’adversaire qui ferait dis­pa­raître phy­si­que­ment, et inté­gra­le­ment, par l’extermination mas­sive et sys­té­ma­tique, tous ceux qui, membres de par­tis, ou sans par­ti, syn­di­ca­listes, liber­taires, etc., ne vou­draient pas abdi­quer leur mode de pen­ser, et applau­dir, sans réti­cences visibles, au mode de pen­ser, à la poli­tique éco­no­mique, sociale, natio­nale et inter­na­tio­nale des nou­veaux maîtres.

Il est des périodes de l’histoire où il semble que les gens, ou cer­taines classes, cer­tains peuples, cer­taines nations ont le goût du sui­cide. C’est ce qui se pro­duit pour l’organisation de l’Europe occi­den­tale. Je vou­drais qu’elle soit socia­liste et liber­taire. Mais puisque les socia­listes et les liber­taires n’ont pas su la conce­voir pra­ti­que­ment, ni en lan­cer l’idée, avec un pro­gramme de réa­li­sa­tion qui cor­res­ponde à leur idéal, qu’elle se fasse, même impar­fai­te­ment. Pen­ser « euro­péen » c’est déjà beau­coup sur­tout quand ce sont des gens situés loin der­rière nous, sur le plan théo­rique, qui y par­viennent. Et ce n’est pas parce que des adver­saires font une chose bonne en soi que nous devons repous­ser leur entre­prise, à laquelle nous sommes inca­pables d’opposer dans l’immédiat, et même, hélas, à loin­taine échéance, quelque chose de mieux.

Ce n’est pas parce que les USA sont par­ti­sans d’une Europe uni­fiée que nous devons crier : « À bas l’Europe uni­fiée ! » Les USA ont admis pen­dant la der­nière guerre l’objection de conscience. Allons-nous crier : À bas l’objection de conscience ! ? Avec de tels rai­son­ne­ments nous pou­vons répondre aux cama­rades enne­mis de l’unification euro­péenne actuelle qu’ils se ren­contrent non seule­ment avec les com­mu­nistes, patriotes et impé­ria­listes russes, mais avec les gaul­listes, super­pa­triotes et natio­na­listes fran­çais, avec les petits bour­geois radi­caux tra­di­tion­nel­le­ment « anti­boches », et avec les mau­ras­siens de « la France seule ».

Consi­dé­rons donc ces pro­blèmes avec objec­ti­vi­té et sans habi­le­tés polé­miques qui faussent la véri­té. En URSS et dans tous les pays satel­lites, il n’y a plus de socia­listes non confor­mistes, il n’y a plus un syn­di­ca­liste, révo­lu­tion­naire, anar­chiste ou réfor­miste, il n’y a plus un homme non confor­miste pou­vant expri­mer sa pen­sée ; il n’y a plus d’avenir que bureau­cra­tique, éta­tique ; dic­ta­to­rial et pha­rao­nique. Aux USA un Mac­Car­thy peut être com­bat­tu par la presse, au Par­le­ment, par les par­tis d’opposition qui s’apprêtent à reprendre le pou­voir. Peut-on, d’abord, com­pa­rer les agis­se­ments de ce Mac­Car­thy et les bri­mades dont sont vic­times quelques dizaines de per­sonnes à – je dois me répé­ter – l’extermination de mil­lions de per­sonnes ? Ou aux pro­cès de Mos­cou ? Et qui donc en URSS a pu pro­tes­ter contre ces pro­cès monstrueux ?

Faire notre jeu ! Si l’on nous dit que cela fait le jeu de cer­tains autres, nous répon­drons que le jeu des autres fait en par­tie le nôtre, puisqu’il nous per­met d’être et de nous mani­fes­ter. La réci­proque n’existe pas, ne peut exister.

Excuse, mon cher Sam­son ! cette lettre qui a débor­dé, dans son argu­men­ta­tion, les consi­dé­ra­tions essen­tielles de ta note.

Et crois en ma bonne amitié.

[/​Gaston Leval/​]

La Presse Anarchiste