La Presse Anarchiste

De Gasperi, lecteur de Brupbacher

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Dans le « Nuo­vo Cor­riere del­la Sera » du 21 août, un grand orien­ta­liste ita­lien, le pro­fes­seur G. Levi Del­la Vida, évo­quant ses sou­ve­nirs de De Gas­pe­ri, qui venait de mou­rir, raconte l’enthousiasme avec lequel le futur chef de la Démo­cra­tie chré­tienne et du gou­ver­ne­ment de Rome, lut, dès leur publi­ca­tion, les mémoires de Brup­ba­cher (dont le lec­teur fran­çais peut main­te­nant décou­vrir à son tour l’essentiel dans le volume « Socia­lisme et Liber­té » tout récem­ment paru à La Bacon­nière). Cet enthou­siasme du lea­der du grand par­ti catho­lique de la pénin­sule pour un ouvrage qui s’intitule « Soixante ans d’hérésie » (« 60 Jahre Ket­zer ») appa­raît encore plus piquant et para­doxal si l’on songe que la décou­verte du livre par l’homme poli­tique ita­lien eut lieu dans… les locaux mêmes de la Biblio­thèque Vati­cane, où De Gas­pe­ri, méri­toi­re­ment haï par le régime fas­ciste, avait trou­vé une sorte d’asile, et en même temps un humble gagne-pain, car il y tra­vaillait au cata­logue. De son côté, le pro­fes­seur Levi Del­la Vida, en dépit de son patro­nyme, était, lui aus­si, un « réfu­gié » de la Vati­cane, qui avait eu l’intelligence de lui confier des recherches sur des manus­crits orien­taux, en ven­ge­resse com­pen­sa­tion à sa chaire pro­fes­so­rale, qu’il avait eu l’honneur de perdre pour avoir refu­sé de prê­ter ser­ment au Mus­so­li­ni. C’est même dans l’auguste biblio­thèque que les deux hommes avaient fait connais­sance. Mais lais­sons la parole à l’illustre professeur :
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« Nous ne par­lions jamais poli­tique. …Mais que la pas­sion poli­tique ne fût pas éteinte en De Gas­pe­ri, l’orientaliste (ain­si Levi Del­la Vida se désigne-t-il ano­ny­me­ment tout au long de son récit) s’en ren­dit compte le jour que (son ami), dont un sou­rire de satis­fac­tion illu­mi­nait tout le visage, d’ordinaire abat­tu, lui mon­tra cer­tain volume tout fraî­che­ment arri­vé de Suisse. Il s’agissait de l’autobiographie du socia­liste zuri­chois Fritz Brup­ba­cher, que son auteur, sachant fort bien que le livre ne pour­rait pas entrer en Ita­lie, avait eu l’ingénieuse idée d’envoyer en hom­mage à la Vati­cane, afin qu’il y trou­vât au moins quelques lec­teurs. Œuvre incen­diaire s’il en fut, et cela dès le titre cla­mant et pro­cla­mant « Soixante ans d’hérésie », et dont les pages étaient aus­si peu tendres pour les Églises consti­tuées que pour la socié­té bour­geoise et les dic­ta­tures d’en deçà et d’au-delà des Alpes.

Ce livre, l’orientaliste aurait bien vou­lu en faire la lec­ture tout de suite, et cela d’autant plus qu’il en avait connu per­son­nel­le­ment l’auteur, mais De Gas­pe­ri lui décla­ra dési­rer le lire en pre­mier. Et quelques jours plus tard le futur pré­sident du conseil rap­por­tait à son ami le livre, dont les marges s’ornaient désor­mais d’une myriade de traits au crayon vigou­reu­se­ment appuyés en face des pas­sages poli­ti­que­ment les plus brû­lants et les plus actuels. Quelle catas­trophe, si jamais les jalouses auto­ri­tés de la Vati­cane se fussent aper­çues que les lois rigou­reuses tou­chant la conser­va­tion des livres avaient été éhon­té­ment vio­lées par celui-là même qui était char­gé de les faire res­pec­ter ! Qui sait si aujourd’hui, dans le cas où quelqu’un s’aviserait d’ôter du rayon où il est clas­sé ce volume por­tant l’indéfectible témoi­gnage de la secrète ardeur de l’homme appe­lé à tenir plus tard entre ses mains le sort de l’Italie pour une période à la fois si longue et si heu­reuse, – oui, qui sait si, alors, cet exem­plaire his­to­rique ne pour­rait pas trou­ver place par­mi les pièces rares de l’insigne bibliothèque ?

[/​G. Levi del­la Vida

(dans un article inti­tu­lé « Une pièce rare à retrou­ver sur les rayons de la Vaticane »)/]

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