La Presse Anarchiste

En épelant Rilke

On a dit – si j’ai bonne mémoire, notre ami le beau poète gene­vois Gil­bert Trol­liet – que la plu­part des ten­ta­tives de créa­tion de la poé­sie d’aujourd’hui souffrent de la dif­fi­cul­té, voire même de l’impossibilité où nous serions d’accorder les néces­si­tés de « la chose à dire » au pri­mat de l’image et du chant. De fait, les poètes aux­quels Trol­liet pen­sait res­sus­citent sans le savoir la désuète que­relle de la « poé­sie pure » et… de l’autre. Car si la poé­sie dite pure de feu l’abbé Bré­mond semble aujourd’hui dater, les modes en cours, en réa­li­té, la pro­longent au nom d’une concep­tion presque sché­ma­tique et pour ain­si dire ration­nelle de – l’irrationnel.

Ces forts simples réflexions, je ne ces­sais, récem­ment, de me les faire en reli­sant l’œuvre, si étran­gère à nos sco­las­tiques, du grand Rilke.

Rien, par­fois, comme les hautes réus­sites d’une autre langue pour nous gué­rir de ces sim­pli­fi­ca­tions où nous autres têtes fran­çaises glis­sons avec trop de faci­li­té. – Et c’est pour­quoi il m’a sem­blé qu’il serait heu­reux, salu­taire, que les lec­teurs de cette revue pussent, au moins, une fois se faire quelque idée du grand fait poé­tique que sont, par exemple, les « Élé­gies de Dui­no », ce som­met, avec les « Son­nets à Orphée », de l’œuvre ril­kéenne (n’en déplaise à l’opinion cou­rante, du moins en France, qui jusqu’ici n’a guère osé les mettre à leur vraie place). Mais je dis bien seule­ment quelque idée. Repro­duire, disons, tel ou tel des poèmes en son entier, d’abord serait aller à l’encontre de la volon­té du poète, qui les eût vou­lu don­nés au lec­teur tous à la fois. Et de plus, même si la place le per­met­tait, il y aurait cette objec­tion insur­mon­table que les par­ties les plus accom­plies de ces deux recueils, au fond, ne sont guère, ne sont pas tra­dui­sibles. Du moins ne me flat­té-je point d’approcher l’admirable, fidèle et sou­ve­raine aisance dont a su témoi­gner Claude Vigée dans ses tra­duc­tions (d’autres textes, d’ailleurs, moins périlleux peut-être) de Rilke, qu’il s’agisse des « Cin­quante poèmes » publiés, avec l’allemand en regard, aux édi­tions Les Lettres ou des si per­ti­nentes ver­sions qu’il a don­nées au cahier de la revue du même nom – 4e année, nos 14, 15, 16 – consa­cré à l’ensemble de la créa­tion ril­kéenne. Non, ce que je vou­drais tout au plus, c’est, comme en épe­lant quelques extraits seule­ment de Rilke – et je dis bien épe­ler, pour mar­quer la gau­che­rie inévi­table, l’insuffisance de la trans­po­si­tion en fran­çais (sur la page en face, on aura cette sal­va­trice res­source de se pou­voir repor­ter à l’original) – ame­ner le lec­teur à trou­ver de lui-même, non point déjà cer­taines réponses, mais du moins cer­taines ques­tions propres, peut-être, à dénouer – un peu – le malaise de la poé­sie actuelle.

D’abord, sug­gé­re­rais-je, ceci (frag­ment de la 5e Élé­gie), qui a quelque chance de peu dérou­ter les esprits encore mal accou­tu­més à l’art du grand poète de Prague :

Mais dis-moi, qui sont-ils, les ambu­lants, ces un peu plus pas­sa­gers encore que nous-mêmes, et que sans relâche, depuis la pre­mière heure s’entête à tordre, pour qui – au nom de qui
jamais satis­fait, un même vou­loir ? Car, non, il les tord,
les courbe, les noue et les brandit,
les jette et les rat­trape ; comme des­cen­dus d’un air huileux
et plus lisse, ils se posent
sur le tapis ron­gé d’usure, tou­jours plus mince de leur éternel
rebon­dis­se­ment, – ce tapis
per­du dans le cosmos.
Appli­qué comme un emplâtre, comme si le ciel
des fau­bourgs eût là bles­sé la terre.
Et à peine là,
debout, – tenez, voyez : de la Présence
immense ini­tiale… mais déjà, même les plus robustes
d’entre les cos­tauds, voi­là que les res­sai­sit, par blague, l’inlassable prise, tel Auguste le Fort, à table,
une assiette d’étain.

Wer aber sind sie, sag mir, die Fah­ren­den, diese ein wenig Flüch­ti­gern noch als wir selbst, die drin­gend von früh an wringt ein wem – wem zuliebe

nie­mals zufrie­de­ner Wille ? Son­dern er wringt sie,
biegt sie, schlingt sie und schwingt sie,
wirft sie und fängt sie zurück ; wie aus geölter,
glat­te­rer Luft kom­men sie nieder
auf dem ver­zehr­ten, von ihrem ewigen
Auf­sprung dün­ne­ren Tep­pich, die­sem verlorenen
Tep­pich im Weltall.
Auf­ge­legt wie ein Pflas­ter, als hätte der Vorstadt-
Him­mel der Erde dort wehgetan.
Und kaum dort,
aufrecht, da und gezeigt : des Dastehns
gros­ser Anfang­sbuchs­tab…, schon auch, die stärksten
Män­ner, rollt sie wie­der, zum Scherz, der immer
kom­mende Griff, wie August der Starke bei Tisch
einen zin­ne­nen Teller.

Ce texte, que je m’en vou­drais d’alourdir de com­men­taires, je ne l’ai choi­si que pour un pre­mier, encore facile mais sen­sible dépay­se­ment. Dépay­se­ment non point parce que d’un poète « étran­ger », mais pour cette rai­son beau­coup plus intrin­sèque et valable que ces vers d’un poète aus­si pro­fon­dé­ment poète ache­minent celui qui les découvre vers une vision insoup­çon­née, une vision autre, et du monde et du poème.
Mais ce dépay­se­ment-là, si fon­da­men­tal, si consub­stan­tiel à Rilke, va deve­nir encore bien plus clair – d’une « obs­cure clar­té », sans doute, mais jus­te­ment ! – si l’on veut bien lire main­te­nant le frag­ment que voi­ci (début de la 3e Élégie) :

Autre chose est de chan­ter la bien-aimée, autre chose, hélas,
ce dieu caché, cou­pable, le dieu-fleuve du sang.
Lui que de loin elle recon­naît, son jeune amant, que sait-il
lui-même du Maître des Dési­rs, qui de la soli­tude, sou­vent, avant même la femme venue, et ce calme, avant aus­si comme sans elle,
ah ! de quel incon­nais­sable ruis­se­lant, sa tête
divine dres­sa, appe­lant à la révolte totale.
O Nep­tune du sang, ô son tri­dent d’épouvante.
O le vent noir de sa poi­trine, qui souffle de la conque torse.
Écoute comme la nuit s’enfonce et se creuse. Et vous, étoiles,
N’est-il donc pas de vous ce désir de l’amant, son besoin de la face
de la bien-aimée ? L’intime intui­tion qu’il a
de son pur visage ne lui vient-elle pas de vous tous, astres purs !
Eines ist, die Geliebte zu sin­gen. Ein anderes, wehe,
jenen ver­bor­ge­nen schul­di­gen Fluss-Gott des Bluts.
Den sie von wei­tem erkennt, ihren Jün­gling, was weiss er
selbst von dem Her­ren der Lust, der aus dem Ein­sa­men oft,
ehe das Mäd­chen noch lin­derte, oft auch als wäre sie nicht,
ach, von wel­chem Unkennt­li­chen trie­fend, das Gotthaupt
auf­hob, aufru­fend die Nacht zu unend­li­chem Aufruhr.
O des Blutes Nep­tun, o sein furcht­ba­rer Dreizack.
O der dun­kele Wind sei­ner Brust aus gewun­de­ner Muschel.
Horch, wie die Nacht sich mul­det und höhlt. Ihr Sterne,
stammt nicht von euch des Lie­ben­den Lust zu dem Antlitz
sei­ner Gelieb­ten ? Hat er die innige Einsicht
in ihr reines Gesicht nicht aus dem rei­nen Gestirn ?

On ne peut pas ne pas être frap­pé, moins par ce que ces vers disent que parce qu’ils sont sur le point et comme au bord de dire. (Et peut-être nous en ren­dons-nous compte mieux que Rilke lui-même, qui ne devait guère avoir lu Freud.) Rien du « sug­gé­ré » mal­lar­méen : le poète chante moins pour appe­ler à la conscience (et au dire) qu’à l’être cela même dont il est « char­gé ». – Encore une fois, ni le dire ni le chant ne font essen­tiel­le­ment cette poé­sie-là, ni peut-être aucune poé­sie, mais bien la charge de ce qui serait à dire. Comme Rilke au reste lui-même l’a su, allant jusqu’à l’écrire dans les vers qui évoquent la sève du figuier : « … und er springt aus dem Schlaf, fast nicht erwa­chend, /​ ins Glück sei­ner süs­ses­ten Leis­tung » (et du som­meil elle jaillit, sans à peine s’éveiller, dans le bon­heur, la plé­ni­tude de son plus doux accom­plis­se­ment). Pro­fonde leçon, et révé­la­trice. Mais au lieu de « conclure » sot­te­ment, dis­cur­si­ve­ment, conten­tons-nous, ces deux der­niers vers, de les repla­cer dans leur contexte immé­diat, le début de l’« Élé­gie sixième », que nous tâche­rons ain­si d’épeler :

Figuier, depuis déjà si long­temps m’est symbole
l’oubli dont, presque entière, tu sautes ta floraison
et, à même ton fruit à temps décidé,
sans glo­riole enfouis ton can­dide secret.
Tel le tuyau de la fon­taine ton rameau recour­bé presse
de haut en bas la sève, et de bas en haut : et du som­meil elle jaillit,
sans à peine s’éveiller, dans le bon­heur, la plénitude
de son plus doux accomplissement.
Vois : tel le dieu dans le cygne.

Fei­gen­baum, seit wie lange schon ists mir bedeutend,
wie du die Blüte bei­nah ganz überschlägst
und hinein in die zei­tig ent­schlos­sene Frucht,
ungerühmt, dräng­st dein reines Geheimnis.
Wie der Fontäne Rohr treibt dein gebognes Gezweig
abwärts den Saft und hinan : und er springt, aus dem Schlaf,
fast nicht erwa­chend, ins Glück sei­ner süs­ses­ten Leistung.
Sieh : wie der Gott in den Schwan.

[/Jean-Paul Sam­son/​]

La Presse Anarchiste