Critique d’art et mémorialiste dont le sens d’observation aigu fait penser à son ami Toulouse-Lautrec, Francis Jourdain (« né en [18]76 » d’un des rénovateurs de l’architecture fin de siècle, Frantz Jourdain) termine ses jours dans le sillage du parti communiste après avoir fréquenté plus de vingt ans les milieux anarchistes, la bohème et le populo.
Son livre récemment paru, « Sans remords ni rancune », démontre qu’il n’a rien perdu de son œil vigilant et de sa plume acerbe. Quel bel album de croquis il pourrait nous livrer de la politique et de l’intelligentsia stalinisante : littérature, journalisme, beaux-arts, science, théâtre et cinéma ! Peut-être tient-il, comme firent les Goncourt, un journal secret que l’avenir nous révélera (si quelque main pieuse ne s’interpose), ou peut-être rabat-il sur ses regards de myope des lunettes d’aveugle lorsqu’il se trouve en face des personnages du parti ? Toujours est-il qu’aucun « compagnon de route » comme aucun « militant » de la IIIe Internationale ne figure, même fugitivement, parmi les héros et les comparses dont les silhouettes et les portraits sont gravés à l’eau-forte sur les pages du livre édité par Corrêa.
De toutes les figures évoquées, une seule est tracée avec une complaisante mollesse : celle de l’auteur, qui se présente comme l’amitié même, l’homme qui vécut de l’amitié comme d’un sacerdoce. Inquiétante amitié, dont on ne sait guère si elle démasque son objet avec une tendresse impitoyable, ou si elle use du réalisme comme d’une diffamation inattendue, contre laquelle les victimes ne sont plus là pour protester !
« Comme Dieu, qui voit tout, doit s’amuser ! » Tel est l’épigraphe, admirablement choisie, de ce livre d’un voyeur plus que d’un voyant. Admettons, une fois pour toutes, que la méchanceté est artiste et que ce n’est pas seulement avec de bons sentiments qu’on fait de bonne littérature ; mais alors pourquoi cette pose, pourquoi la défaite de ce titre : « Sans remords ni rancune » ? Sainte-Beuve était plus véridique en étiquetant « Mes poisons » le bocal où il trempait ses plumes pour les envenimer.
On ouvre ce volume sans méfiance, et l’on est séduit dès les premières pages, par la netteté d’accent avec laquelle Francis Jourdain se proclame, hors de toute théorie moralisante, édifiante ou classificatrice, un amateur d’individus (on pourrait presque dire : un collectionneur). Hors de toute théorie donc, il a sa profession de foi : « l’extrême intérêt que je porte à mon semblable ». « On ne se découvre soi-même qu’en cherchant autrui. » « L’antipathie est un renoncement auquel je ne puis consentir. » Et il commence par une bénigne esquisse de Paraf-Javal – un magnifique exemple de fou sage, raisonnant par théorèmes, fort mal, d’ailleurs, car pas une ligne de son œuvre ne résiste à l’analyse logique, et la juxtaposition de truismes éculés avec de hurlantes pétitions de principes fut son unique procédé d’exposition. Ledit Paraf, empressons-nous de le reconnaître, conserva jusqu’à l’âge le plus avancé son éblouissante santé physique et son dynamisme intact, bien qu’intellectuellement sans emploi, de naturien intégral. Puis vient un crayon de Libertad, figure plus complexe, maintes fois évoquée par ceux qui ont connu cet extraordinaire agitateur infirme : il trouvait moyen de provoquer la police et le parti adverse à son corps défendant, par tous les moyens, et de les mettre dans leur tort tout en leur portant des coups redoutables. Janvion, Ortiz, personnages très discutés, sortent de là les braies nettes, de même que Malato et Darien (qui ne s’aimaient guère) et qui furent parmi les plus brillants écrivains français de l’anarchie. Les artistes qui furent des compagnons de route de l’Idée – Hermann Paul, Valloton, Ibels, Bonnard, Toulouse-Lautrec – sont évoqués avec sympathie, et l’auteur nous conte, non sans humour, l’histoire de la pièce de dix francs versée entre ses mains par Clemenceau à une souscription antimilitariste.
Avec une certaine incohérence, F. Jourdain mêle les souvenirs du Congrès International d’Amsterdam en 1907, à d’autres concernant Thonnar, Almeyreyda (sic), Nieuwenhuis, Paul Robin, Croizet, Fortuné Henry, Nacht et Vallina, et conclut par cet aphorisme : « Hélas ! Il y a moins de différence entre un chien catalan et un chien hollandais qu’entre un anarchiste catalan et un anarchiste hollandais, même quand ils croient parler tous deux la même langue. » Pourquoi hélas ?
S’il situe à Amsterdam un certain nombre de gens qui ne s’y montrèrent pas (du moins, pas à cette occasion), F. Jourdain oublie assez curieusement certains présents qu’il trouve peut-être insuffisamment pittoresques. Et pourtant, Malatesta n’était pas le premier venu ; après lui on pourrait citer Rocker, Ramus, Monatte, Dunois, Emma Goldmann, comme des individualités assez marquantes et qui, d’ailleurs, se distinguèrent par leurs interventions ; mais tout s’efface pour un portrait détaillé du jeune Miguel, qui devint le lieutenant d’Hervé, puis le directeur du « Bonnet rouge », et dont on sait la fin lamentable et tragique, étranglé d’un lacet sur le lit d’hôpital où il se tordait, privé de la drogue qui fut sa mauvaise conseillère.
C’est au second chapitre que l’on sent percer la dent cruelle et satirique. F.-J. définit Huysmans, le grand romancier naturaliste, « un chat-huant que la constipation aurait conduit à la neurasthénie ». « Ce soi-disant curieux bonhomme n’était guère bon et assurément peu curieux », affirme-t-il péremptoirement. Pour le jugement d’un gamin « très reconnaissant aux autres de ne pas prêter attention à lui », ceci est particulièrement dur. Il est vrai que le style c’est l’homme, et F. Jourdain parle, au sujet de Huysmans, d’une encre « additionnée de bile », de « crise de foie », etc. Il n’est pas exclu que la prose acide que M. Jourdain débitée avec une heureuse inconscience ne doive quelque chose à cette bile misanthropique ; et quant à l’effroyable « écriture artiste » du père de Des Esseintes, elle fut le péché commun à toute une génération.
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Une des qualités que F. Jourdain prise le plus est le désintéressement. Le sien, qui est incontestable, consiste à dire pis que pendre de gens qui ne lui ont rien fait de leur vivant et qui ne lui en feront certainement pas davantage maintenant qu’ils sont morts. C’est ce que l’on appelle avoir l’insulte désintéressée. Il fait de la diffamation un art de pur agrément. « Sans remords ni rancune », il rapporte de Charles Louis Philippe – son ami –, de Rodin, – qu’il a beaucoup approché –, des traits intimes où le ridicule le dispute à l’odieux. Faut-il vraiment lui en être reconnaissant ?
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