La Presse Anarchiste

Lettre à Georges Bernanos

« Etre tou­jours prêt à chan­ger de côté comme la jus­tice, cette fugi­tive du camp des vainqueurs. »

Simone Weil, « La Pesan­teur et la Grâce »

[(Nous devons à notre cama­rade Albert Camus de pou­voir publier cette lettre de Simone Weil à Ber­na­nos, dont récem­ment Silone, qui en avait pu lire la tra­duc­tion ita­lienne, signa­lait toute l’importance. Et bien qu’il nous soit reve­nu d’autre part que ce texte a déjà paru une pre­mière fois il y a quelques années (« Bul­le­tin de la Socié­té des Amis de Ber­na­nos », n°4, juin 1950), le pro­blème qu’y pose Simone Weil est si essen­tiel que nous jugeons utile, et même indis­pen­sable de le sou­mettre à la médi­ta­tion de nou­veaux lec­teurs : il n’y en aura jamais trop.)]

Mon­sieur,

Quelque ridi­cule qu’il y ait à écrire à un écri­vain, qui tou­jours, par la nature de son métier, inon­dé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu « Les grands cime­tières sous la lune ». Non que ce soit la pre­mière fois qu’un livre de vous me touche ; « le Jour­nal d’un curé de cam­pagne » est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véri­ta­ble­ment un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune rai­son de vous impor­tu­ner en vous l’écrivant. Pour le der­nier, c’est autre chose ; j’ai eu une expé­rience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins pro­fonde, située ailleurs et éprou­vée, en appa­rence – en appa­rence seule­ment – dans un tout autre esprit.

Je ne suis pas catho­lique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sem­bler pré­somp­tueux à tout catho­lique, de la part d’un non-catho­lique, mais je ne puis m’exprimer autre­ment – bien que rien de catho­lique, rien de chré­tien ne m’ait jamais paru étran­ger. Je me suis dit par­fois que si seule­ment on affi­chait aux portes des églises que l’entrée est inter­dite à qui­conque jouit d’un reve­nu supé­rieur à telle ou telle somme, peu éle­vée, je me conver­ti­rais aus­si­tôt. Depuis l’enfance, mes sym­pa­thies se sont tour­nées vers les grou­pe­ments qui se réclament des couches mépri­sées de la hié­rar­chie sociale, jusqu’à ce que j’aie pris conscience que ces grou­pe­ments sont de nature à décou­ra­ger toutes les sym­pa­thies. Le der­nier qui m’ait ins­pi­ré quelque confiance, c’était la CNT espa­gnole. J’avais un peu voya­gé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour res­sen­tir l’amour qu’il est dif­fi­cile de ne pas éprou­ver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mou­ve­ment anar­chiste l’expression natu­relle de ses gran­deurs et de ses tares, de ses aspi­ra­tions les plus et les moins légi­times. La CNT, la FAI étaient un mélange éton­nant, où on admet­tait n’importe qui, et où, par suite, se cou­doyaient l’immoralité, le cynisme, le fana­tisme, la cruau­té, mais aus­si l’amour, l’esprit de fra­ter­ni­té, et sur­tout la reven­di­ca­tion de l’honneur si belle chez des hommes humi­liés ; il me sem­blait que ceux qui venaient là ani­més par un idéal l’emportaient sur ceux que pous­saient le goût de la vio­lence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris. Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a tou­jours fait le plus hor­reur dans la guerre, c’est la situa­tion de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai com­pris que, mal­gré mes efforts, je ne pou­vais m’empêcher de par­ti­ci­per mora­le­ment à cette guerre, c’est-à-dire de sou­hai­ter tous les jours, toutes les heures, la vic­toire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Bar­ce­lone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.

Un acci­dent m’a fait abré­ger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Bar­ce­lone ; puis en pleine cam­pagne ara­go­naise, au bord de l’Ebre, à une quin­zaine de kilo­mètres de Sara­gosse, à l’endroit même où récem­ment les troupes de Yaguë ont pas­sé l’Ebre ; puis dans le palace de Sit­gès, trans­for­mé en hôpi­tal ; puis de nou­veau à Bar­ce­lone ; en tout à peu près deux mois. J’ai quit­té l’Espagne mal­gré moi et avec l’intention d’y retour­ner ; par la suite, c’est volon­tai­re­ment que je n’en ai rien fait. Je ne sen­tais plus aucune néces­si­té inté­rieure de par­ti­ci­per à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de pay­sans affa­més contre les pro­prié­taires ter­riens et un cler­gé com­plice des pro­prié­taires, mais une guerre entre la Rus­sie, l’Allemagne et l’Italie.

J’ai recon­nu cette odeur de guerre civile, de sang et de ter­reur que dégage votre livre ; je l’avais res­pi­rée. Je n’ai rien vu ni enten­du, je dois le dire, qui atteigne tout à fait l’ignominie de cer­taines des his­toires que vous racon­tez, ces meurtres de vieux pay­sans, ces bal­li­las fai­sant cou­rir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai enten­du suf­fi­sait pour­tant. J’ai failli assis­ter à l’exécution d’un prêtre ; pen­dant les minutes d’attente, je me deman­dais si j’allais regar­der sim­ple­ment, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un heu­reux hasard n’avait empê­ché l’exécution.

Com­bien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; à quoi bon ? Une seule suf­fi­ra. J’étais à Sit­gès quand sont reve­nus, vain­cus, les mili­ciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été déci­més. Sur qua­rante jeunes gar­çons par­tis de Sit­gès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui sui­vit, on fit neuf exé­cu­tions puni­tives, on tua neuf fas­cistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien pas­sé. Par­mi ces neuf, un bou­lan­ger d’une tren­taine d’années, dont le crime était, m’a‑t-on dit, d’avoir appar­te­nu à la milice des « soma­ten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul sou­tien, devint fou. Une autre encore : en Ara­gon, un petit groupe inter­na­tio­nal de vingt-deux mili­ciens de tous pays prit, après un léger enga­ge­ment, un jeune gar­çon de quinze ans, qui com­bat­tait comme pha­lan­giste. Aus­si­tôt pris, tout trem­blant d’avoir vu tuer des cama­rades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrô­lé par force. On le fouilla, on trou­va sur lui une médaille de la Vierge et une carte pha­lan­giste ; on l’envoya à Dur­ru­ti, chef de la colonne, qui, après lui avoir expo­sé pen­dant une heure les beau­tés de l’idéal anar­chiste, lui don­na le choix entre mou­rir et s’enrôler immé­dia­te­ment dans les rangs de ceux qui l’avaient fait pri­son­nier, contre ses cama­rades de la veille. Dur­ru­ti don­na à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Dur­ru­ti était pour­tant à cer­tains égards un homme admi­rable. La mort de ce petit héros n’a jamais ces­sé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un vil­lage que rouges et blancs avaient pris, per­du, repris, reper­du, je ne sais com­bien de fois, les mili­ciens rouges, l’ayant repris défi­ni­ti­ve­ment, trou­vèrent dans les caves une poi­gnée d’êtres hagards, ter­ri­fiés et affa­més, par­mi les­quels trois ou quatre jeunes hommes. Ils rai­son­nèrent ain­si : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la der­nière fois que nous nous sommes reti­rés, sont res­tés et ont atten­du les fas­cistes, c’est qu’ils sont fas­cistes. Ils les fusillèrent donc immé­dia­te­ment, puis don­nèrent à man­ger aux autres et se crurent très humains. Une der­nière his­toire, celle-ci de l’arrière : deux anar­chistes me racon­tèrent une fois com­ment, avec des cama­rades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en pré­sence de l’autre, d’un coup de revol­ver, puis on dit à l’autre qu’il pou­vait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racon­tait l’histoire était très éton­né de ne pas me voir rire.

À Bar­ce­lone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions puni­tives, une cin­quan­taine d’hommes par nuit. C’était pro­por­tion­nel­le­ment beau­coup moins qu’à Majorque, puisque Bar­ce­lone est une ville de près d’un mil­lion d’habitants ; d’ailleurs il s’y était dérou­lé pen­dant trois jours une bataille de rues meur­trière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni par­mi les Espa­gnols, ni même par­mi les Fran­çais venus soit pour se battre, soit pour se pro­me­ner – ces der­niers le plus sou­vent des intel­lec­tuels ternes et inof­fen­sifs – je n’ai jamais vu per­sonne expri­mer même dans l’intimité de la répul­sion, du dégoût ou seule­ment de la désap­pro­ba­tion à l’égard du sang inuti­le­ment ver­sé. Vous par­lez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tue­ries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attri­buez. Des hommes appa­rem­ment cou­ra­geux – il en est au moins un dont j’ai de mes yeux consta­té le cou­rage – au milieu d’un repas plein de cama­ra­de­rie, racon­taient avec un bon sou­rire fra­ter­nel com­bien ils avaient tué de prêtres ou de « fas­cistes » terme très large. J’ai eu le sen­ti­ment, pour moi, que lorsque les auto­ri­tés tem­po­relles et spi­ri­tuelles ont mis une caté­go­rie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus natu­rel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est pos­sible de tuer sans ris­quer ni châ­ti­ment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sou­rires encou­ra­geants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bien­tôt on l’étouffe de peur de paraître man­quer de viri­li­té. Il y a là un entraî­ne­ment, une ivresse à laquelle il est impos­sible de résis­ter sans une force d’âme qu’il me faut bien croire excep­tion­nelle, puisque je ne l’ai ren­con­trée nulle part. J’ai ren­con­tré en revanche des Fran­çais pai­sibles, que jusque-là je ne mépri­sais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui bai­gnaient dans cette atmo­sphère impré­gnée de sang avec un visible plai­sir. Pour ceux-là je ne pour­rai jamais avoir à l’avenir aucune estime. Une telle atmo­sphère efface aus­si­tôt le but même de la lutte. Car on ne peut for­mu­ler le but qu’en le rame­nant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majo­ri­té, des pay­sans, le mieux-être des pay­sans doit être un but essen­tiel pour tout grou­pe­ment d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le par­tage des terres. Eh bien ! ces misé­rables et magni­fiques pay­sans d’Aragon, res­tés si fiers sous les humi­lia­tions, n’étaient même pas pour les mili­ciens un objet de curio­si­té. Sans inso­lence, sans injures, sans bru­ta­li­té – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anar­chistes, étaient pas­sibles de la peine de mort – un abîme sépa­rait les hommes armés de la popu­la­tion désar­mée, un abîme tout à fait sem­blable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sen­tait à l’attitude tou­jours un peu humble, sou­mise, crain­tive des uns, à l’aisance, la désin­vol­ture, la condes­cen­dance des autres.

On part en volon­taire avec des idées de sacri­fice, et on tombe dans une guerre qui res­semble à une guerre de mer­ce­naires, avec beau­coup de cruau­tés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins.

Je pour­rais pro­lon­ger indé­fi­ni­ment de telles réflexions, mais il faut se limi­ter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de consi­dé­ra­tions sur l’Espagne, je ne puis citer per­sonne, hors vous seul, qui, à ma connais­sance, ait bai­gné dans l’atmosphère de la guerre espa­gnole et y ait résis­té. Vous êtes roya­liste, dis­ciple de Dru­mont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans com­pa­rai­son, que mes cama­rades des milices d’Aragon – ces cama­rades que, pour­tant, j’aimais.

Ce que vous dites du natio­na­lisme, de la guerre, de la poli­tique exté­rieure fran­çaise après la guerre m’est éga­le­ment allé au cœur. J’avais dix ans lors du trai­té de Ver­sailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volon­té d’humilier l’ennemi vain­cu, qui débor­da par­tout à ce moment (et dans les années qui sui­virent) d’une manière si répu­gnante, me gué­rit une fois pour toutes de ce patrio­tisme naïf. Les humi­lia­tions infli­gées par mon pays me sont plus dou­lou­reuses que celles qu’il peut subir.

Je crains de vous avoir impor­tu­né par une lettre aus­si longue. Il ne me reste qu’à vous expri­mer ma vive admiration.

[/​S. Weil/​]

Mlle Simone Weil,

3, rue Auguste-Comte,

Paris (VIe)

P.-S. : C’est machi­na­le­ment que je vous ai mis mon adresse. Car, d’abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis, je vais pas­ser un ou deux mois en Ita­lie, où une lettre de vous ne me sui­vrait peut-être pas sans être arrê­tée au passage.

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