« Etre toujours prêt à changer de côté comme la justice, cette fugitive du camp des vainqueurs. »
Simone Weil, « La Pesanteur et la Grâce »
[(Nous devons à notre camarade Albert Camus de pouvoir publier cette lettre de Simone Weil à Bernanos, dont récemment Silone, qui en avait pu lire la traduction italienne, signalait toute l’importance. Et bien qu’il nous soit revenu d’autre part que ce texte a déjà paru une première fois il y a quelques années (« Bulletin de la Société des Amis de Bernanos », n°4, juin 1950), le problème qu’y pose Simone Weil est si essentiel que nous jugeons utile, et même indispensable de le soumettre à la méditation de nouveaux lecteurs : il n’y en aura jamais trop.)]
Monsieur,
Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui toujours, par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu « Les grands cimetières sous la lune ». Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche ; « le Journal d’un curé de campagne » est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose ; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement – dans un tout autre esprit.
Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique, mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’aie pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez des hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussaient le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris. Je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter tous les jours, toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.
Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yaguë ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès, transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois. J’ai quitté l’Espagne malgré moi et avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.
J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu ni entendu, je dois le dire, qui atteigne tout à fait l’ignominie de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un heureux hasard n’avait empêché l’exécution.
Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus, les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf exécutions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a‑t-on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer des camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé par force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et une carte phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui, après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.
À Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – il en est au moins un dont j’ai de mes yeux constaté le courage – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime. Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien ! ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolence, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.
On part en volontaire avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins.
Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.
Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au cœur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir.
Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.
[/S.
Mlle Simone Weil,
3, rue Auguste-Comte,
Paris (VIe)
P.-S. : C’est machinalement que je vous ai mis mon adresse. Car, d’abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis, je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.