Si je devais définir en quelques mots ce que j’entends par « l’art », je dirais que c’est « la reproduction de ce que les sens connaissent de la nature à travers le voile de l’âme ». L’imitation directe de la nature, si exacte qu’on la suppose, n’autorise personne à prendre le nom sacré d’artiste. Les raisins de Zeuxis, s’ils n’étaient qu’un trompe‑l’œil pour les oiseaux, n’avaient certes rien de véritablement artistique, et même le rideau de Parrhasios ne parvenait guère à cacher ce qu’il manquait de génie à ce peintre – pour être un peintre.
J’ai parlé du « voile de l’âme » : c’est qu’il faut toujours, entre l’artiste et l’univers, quelque chose comme un voile. C’est doubler la beauté d’un paysage que le considérer les yeux mi-clos. Sans cet écran, nos perceptions – encore que souvent incomplètes – nous accablent toujours par leur surabondance.
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L’artiste appartient à l’œuvre et non l’œuvre à l’artiste », dit Novalis.
Neuf fois sur dix, c’est perdre son temps que vouloir tirer un sens d’une maxime allemande – ou bien chacun est libre d’en extorquer ce que bon lui semble. Si, dans l’aphorisme que je viens de citer, on convient d’entendre que l’artiste est l’esclave du sujet qu’il traite, et qu’il doit borner à une idée première l’audace de sa pensée, cette conception est d’une remarquable fausseté. Dans les mains de l’artiste vrai, le sujet mis en œuvre n’est qu’une matière brute, dont il peut faire tout au monde, avec son vouloir et son talent d’ouvrier [[Ainsi le sujet importe peu, mais le libre choix du sujet reste une condition de première importance dans le travail créateur. Voir la pensée suivante.]]. C’est la donnée qui est l’esclave de l’artiste ; elle lui appartient ; du moment qu’il l’a choisie, le génie l’a déjà marquée de son sceau.
Cette matière première n’a pas à être, elle-même, particulièrement rare ou triviale ; il la faut précisément aussi délicate ou rude, aussi souple ou rigide que l’exige l’objet à créer, je veux dire l’effet à produire. Malgré cela, il est des artistes qui ne voient que finesse polie, et rien au-delà ; ce qu’ils produisent est en général délicatement ténu, et fragile à l’extrême.
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Un auteur de génie, si on ne lui accorde pas le libre choix de son sujet, fera pis que le plus médiocre. Il ne doit sentir, en se mettant au travail, d’autre loi que la rigueur de son esprit.
Même ainsi, sa liberté est au fond bien réduite. Il peut assurément écrire à sa fantaisie ; mais son éditeur, à son tour, n’imprimera qu’à son bon plaisir.
La nature de notre juridiction de la propriété littéraire ôte à l’écrivain toute puissance paternelle. Quant à sa liberté d’action, elle est à peu près égale à celle dont jouissent le doyen et le chapitre d’une église épiscopale anglaise, convoqués à un scrutin par un acte du roi, qui leur donne congé d’élire et spécifie la personne à nommer.
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Les hommes génialement doués courent les rues. Je n’en veux pour preuve que le nombre élevé des véritables connaisseurs, alors qu’en fait, pour apprécier complètement un chef‑d’œuvre, il ne faut posséder rien moins que l’intégrité des dons géniaux qui y furent engagés.
Mais alors, comment se fait-il que le parfait dilettante soit rarement en mesure de « faire » ce qu’il peut « admirer » ?
C’est qu’il lui manque simplement la capacité de construire – faculté tout à fait différente de ce que nous entendons communément par génie, intuition, etc.
La capacité constructive repose pour une bonne part sur le pouvoir d’analyse technique, grâce auquel l’artiste se procure une vue complète des moyens propres à servir son dessein, avec la faculté de concevoir l’emploi de ces moyens et de les utiliser selon sa volonté. Mais elle dépend aussi, et surtout, de vertus strictement morales, telles que la patience, le pouvoir de concentration, la volonté constamment tendue sur son objet, l’empire de soi, le mépris de tout préjugé public, et, finalement, l’énergie au travail. Ce dernier facteur est même si vitalement indispensable, qu’à nous en croire, aucune œuvre de génie ne s’est faite sans lui. Or, c’est précisément parce que labeur et génie sont presque incompatibles que les grandes œuvres sont si rares, alors que les hommes de génie sont, nous avons vu, si nombreux.
Les Romains – en qui nous devons reconnaître nos maîtres pour la sagacité de l’observation, bien qu’ils nous soient inférieurs dans l’interprétation théorique des faits observés – semblent avoir si bien conçu la constructivité comme condition nécessaire de l’œuvre géniale, qu’ils ont, à tort, pu identifier les deux termes.
Un Romain entendait prononcer l’éloge suprême quand il disait d’une poésie, ou de quelque œuvre analogue, qu’elle était écrite « industria mirabili » ou « incredibili industria ».
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Voir distinctement le mécanisme d’une œuvre d’art, ses ressorts, ses rouages, est sans contredit un plaisir en soi ; mais c’est un plaisir qu’on ne saurait goûter sans renoncer à jouir des émotions proposées par l’artiste. Raisonner des effets et des moyens de l’art, c’est souvent contempler la beauté dans ces miroirs de Smyrne qui distordaient les formes les plus nobles en les réfléchissant.
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Même l’imagination pure, créatrice d’originalité, ne fait que choisir çà et là, dans le beau et dans le difforme, les éléments aptes à être combinés et qui ne le sont pas encore. La combinaison résultante porte le caractère général de la beauté ou du sublime, selon la teneur de ses parties, qui sont elles-mêmes composées, c’est-à-dire tirées de combinaison plus élémentaires.
Or, dans cette chimie de l’intelligence, comme dans l’autre, il arrive fréquemment que l’union de deux corps simples produise une modification radicale de leurs propriétés ; c’est par là que le domaine de l’imagination créatrice s’ouvre sur l’illimité, et s’étend à tout l’univers des possibles.
Même avec la laideur, la chimie poétique peut fabriquer cette beauté qui est tout ensemble son or et sa pierre de touche. En général, c’est sur la richesse et la solidité des matériaux employés, sur la facilité de découverte de nouveaux éléments capables et dignes de s’unir à eux, enfin sur la parfaite cohérence chimique de toutes les substances assemblées, que l’on apprécie l’imagination dans son travail créateur.
Il arrive malheureusement que l’harmonie irréprochable d’une œuvre lui fasse tort aux yeux des nigauds, leur donnant l’illusion de la facilité. Ils en viennent à douter que des combinaisons si évidemment désirables n’aient pas été prévues par un esprit tout ordinaire.
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Tel se gausserait d’une niaiserie pure et simple, qui la laisse volontiers se planter dans son entendement si elle est décochée comme une flèche avec des plumes de poésie et une pointe d’épigramme. Voici deux vers, souvent cités, qui prouvent seulement qu’une sottise rimée fait son chemin mieux qu’une sottise en prose :
Ne font que lui enseigner le nom de ses outils. »
En vérité, les règles du rhéteur, dès que règle il y a, ne se bornent pas à nous apprendre les noms des divers outils à penser. Elles enseignent bel et bien à s’en servir ; elles disent ce qu’ils peuvent et ne peuvent faire. Par ce chemin, la connaissance systématique des outils, nécessaire à ceux qui constamment les manient, conduit à scruter et sonder la matière même où ils seront appliqués, suggérant des idées ou produisant ainsi de nouvelle matière pour de nouveaux outils.
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« Voici un érudit et un artiste ; il connaît à fond tous les moyens que les grands auteurs ont mis en œuvre pour obtenir leurs effets, et il est déterminé à s’en servir. Mais le secret du cœur lui échappe ; le cœur se dérobe à ses pièges, à ses traquenards, à ses lacets, et ira se laisser prendre par un homme tout simple, aussi peu préparé que son prisonnier même à la surprise de cette capture. »
Je ne sais s’il faut attribuer à Lowell ce propos, qu’il place dans la bouche d’un de ses héros. Quoi qu’il en soit, voilà qui est poétique et rien de plus. De quel droit peut-on séparer de son application adéquate le sort ou la valeur d’une doctrine ? En toute circonstance, si la pratique échoue, c’est que la théorie est incomplète ou reste inappliquée. Si le cœur de M. Lowell se soustrait au piège et à la trappe, j’en conclus que le piège était mal tendu, que la trappe n’était ni amorcée ni posée comme il l’aurait fallu – c’est-à-dire de main d’artiste… Un homme de quelque habileté artistique peut fort bien savoir comment on obtient un effet, être en mesure d’expliquer sa méthode, et se tromper cependant lorsqu’il veut en faire usage. Mais un homme de quelque habileté artistique est un apprenti. Celui-là seul est un artiste, qui peut appliquer avec bonheur les principes les plus ardus. Prétendre qu’un expert ne saurait juger de ce qu’il ne peut opérer, c’est poser une contradiction dans les termes.
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Le nez du public, c’est son
imagination. C’est par le bout de ce nez qu’on peut le mener en
tout lieu.
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Thomas Moore, le plus brillant rimeur de son époque et peut-être de tous les temps, éprouve de singuliers revers : il s’est déprécié par la profusion même avec laquelle il a répandu les richesses de son style. L’éclat d’une page quelconque de « Lallah Rookh » suffisait à lui établir une réputation, qu’ont ternie les beautés étalées sans mesure dans le livre tout entier. Il semble que les inspirés eux-mêmes ne puissent éluder les lois horribles de l’offre et de la demande. Qu’une versification parfaite, une expression vigoureuse, une infatigable fantaisie soient partout prodiguées dans une œuvre, et elles ne tarderont pas à nous paraître fades – pareilles à l’eau que nous buvons sans joie, et qui pourtant nous fait vivre.
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L’originalité dans la composition des personnages fictifs ne doit être admise et louée en bonne critique que pour les vérités artistiques qu’elle met au jour : vérités l’observation ou vérités de cohérence. Dans le premier cas, les personnages nous montrent des aspects tirés de l’expérience commune – mais non encore décrits, par une négligence ou un pur hasard qui sont presque impossibles de nos jours. Dans le second cas, les héros de l’histoire présentent des qualités physiques ou morales, qui, pour être purement imaginaires, n’en sont pas moins parfaitement adaptées au contexte du récit et à notre sentiment du réel, tel que l’existence l’a formé. Non seulement nous ne jugeons pas ces créations incohérentes, mais nous en venons à chercher pourquoi leurs attributs supposés ne se rencontrent pas dans la vie. Cette dernière sorte d’originalité est la plus haute.
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Si quelque ambitieux désire révolutionner d’un seul coup l’univers de la pensée humaine, de l’opinion et du sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. Devant lui s’ouvre sans obstacle la route conduisant à une renommée impérissable. Il lui suffira d’écrire et de publier un très petit livre. Le titre en sera simple, quelques mots sans prétention : « Mon cœur mis à nu ». Mais ce petit livre doit tenir toutes ses promesses.
N’est-il pas singulier, qu’avec la folle soif de gloire qui calcine tant d’hommes impatients, d’ailleurs totalement insoucieux de ce que pensera d’eux la postérité, on n’en trouve aucun qui ait l’audace d’écrire ce livre ? Je dis bien de l’écrire. Car il y a des milliers de gens qui, le livre une fois fait, éclateraient de rire à l’idée qu’on pût l’enterrer par pudeur pour une vie durant, ou qu’on songeât à prendre même quelque ombrage d’une publication posthume. Mais l’écrire, voilà le hic ! Aucun homme n’osera jamais l’écrire ; aucun homme ne saurait l’écrire, même s’il osait. Il semble que le papier lui-même se recroquevillerait en cendres, consumé par l’attouchement d’une plume de feu.
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Tous ceux qui commentent Shakespeare tombent dans une erreur radicale, et que l’on n’a jamais relevée. Ils prétendent expliquer les personnages du grand Will, donner les motifs de leurs actions, concilier leurs inconsistances tout comme s’il s’agissait de gens ayant réellement vécu sur la terre. Nous raisonnons ainsi sur un Hamlet homme, et non pas sur un Hamlet personnage de drame, sur un Hamlet créé par Dieu, non sur un Hamlet créé par Shakespeare. Si le prince danois avait réellement existé, si le drame que nous lisons était un récit exact de ses faits et gestes, nous pourrions par ce récit – avec quelque peine il est vrai, mais enfin nous pourrions – accorder les antinomies de son caractère et fixer à notre satisfaction sa vraie structure morale.
Mais cette tâche devient une pure absurdité, dès lors que nous travaillons sur une ombre. En fait, ce ne sont pas les inconséquences d’un homme souffrant et agissant que nous avons sous les yeux, mais les bizarreries, les vacillations, les sursauts et les indolences du poète créateur, tels que leur combat les inscrit mystérieusement dans une œuvre d’art. Il semble quasi impossible que cette évidence n’ait pas été reconnue pour telle jusqu’à ce jour.
Au point où nous en sommes, nous pouvons bien aussi émettre notre petite théorie sur l’intention introduite par le poète dans certains traits prêtés à Hamlet, Shakespeare a dû savoir qu’on observe chez certains hommes, dans l’ivresse avancée, et quelle que soit la cause de cette ivresse, une tendance à feindre leur égarement plus complet qu’ils ne l’éprouvent. Toute personne pensante sera conduite par analogie à soupçonner que pareille chose peut avoir lieu dans la folie – ce qui est objectivement hors de doute. Shakespeare sentit qu’il en était ainsi plutôt qu’il ne le pensa ; il en arriva à sentir cela grâce à son merveilleux pouvoir d’identification, source première de son influence sur les hommes. Il écrivit son Hamlet comme si Hamlet, c’était lui-même : et ayant d’abord, par les révélations du fantôme, jeté son héros dans les bras de l’hystérie, il sentit qu’elle allait le conduire à outrer ses divagations – Jusqu’à simuler la démence.
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Fragments (de « Marginalia » et de « Pinakidia ») inédits en français, traduits par André Prudhommeaux.