La Presse Anarchiste

Notes sur l’art d’écrire

Si je devais défi­nir en quelques mots ce que j’entends par « l’art », je dirais que c’est « la repro­duc­tion de ce que les sens connaissent de la nature à tra­vers le voile de l’âme ». L’imitation directe de la nature, si exacte qu’on la sup­pose, n’autorise per­sonne à prendre le nom sacré d’artiste. Les rai­sins de Zeuxis, s’ils n’étaient qu’un trompe‑l’œil pour les oiseaux, n’avaient certes rien de véri­ta­ble­ment artis­tique, et même le rideau de Par­rha­sios ne par­ve­nait guère à cacher ce qu’il man­quait de génie à ce peintre – pour être un peintre.

J’ai par­lé du « voile de l’âme » : c’est qu’il faut tou­jours, entre l’artiste et l’univers, quelque chose comme un voile. C’est dou­bler la beau­té d’un pay­sage que le consi­dé­rer les yeux mi-clos. Sans cet écran, nos per­cep­tions – encore que sou­vent incom­plètes – nous accablent tou­jours par leur surabondance.

* * * *

L’artiste appar­tient à l’œuvre et non l’œuvre à l’artiste », dit Novalis.

Neuf fois sur dix, c’est perdre son temps que vou­loir tirer un sens d’une maxime alle­mande – ou bien cha­cun est libre d’en extor­quer ce que bon lui semble. Si, dans l’aphorisme que je viens de citer, on convient d’entendre que l’artiste est l’esclave du sujet qu’il traite, et qu’il doit bor­ner à une idée pre­mière l’audace de sa pen­sée, cette concep­tion est d’une remar­quable faus­se­té. Dans les mains de l’artiste vrai, le sujet mis en œuvre n’est qu’une matière brute, dont il peut faire tout au monde, avec son vou­loir et son talent d’ouvrier [[Ain­si le sujet importe peu, mais le libre choix du sujet reste une condi­tion de pre­mière impor­tance dans le tra­vail créa­teur. Voir la pen­sée sui­vante.]]. C’est la don­née qui est l’esclave de l’artiste ; elle lui appar­tient ; du moment qu’il l’a choi­sie, le génie l’a déjà mar­quée de son sceau.

Cette matière pre­mière n’a pas à être, elle-même, par­ti­cu­liè­re­ment rare ou tri­viale ; il la faut pré­ci­sé­ment aus­si déli­cate ou rude, aus­si souple ou rigide que l’exige l’objet à créer, je veux dire l’effet à pro­duire. Mal­gré cela, il est des artistes qui ne voient que finesse polie, et rien au-delà ; ce qu’ils pro­duisent est en géné­ral déli­ca­te­ment ténu, et fra­gile à l’extrême.

* * * *

Un auteur de génie, si on ne lui accorde pas le libre choix de son sujet, fera pis que le plus médiocre. Il ne doit sen­tir, en se met­tant au tra­vail, d’autre loi que la rigueur de son esprit.

Même ain­si, sa liber­té est au fond bien réduite. Il peut assu­ré­ment écrire à sa fan­tai­sie ; mais son édi­teur, à son tour, n’imprimera qu’à son bon plaisir.

La nature de notre juri­dic­tion de la pro­prié­té lit­té­raire ôte à l’écrivain toute puis­sance pater­nelle. Quant à sa liber­té d’action, elle est à peu près égale à celle dont jouissent le doyen et le cha­pitre d’une église épis­co­pale anglaise, convo­qués à un scru­tin par un acte du roi, qui leur donne congé d’élire et spé­ci­fie la per­sonne à nommer.

* * * *

Les hommes génia­le­ment doués courent les rues. Je n’en veux pour preuve que le nombre éle­vé des véri­tables connais­seurs, alors qu’en fait, pour appré­cier com­plè­te­ment un chef‑d’œuvre, il ne faut pos­sé­der rien moins que l’intégrité des dons géniaux qui y furent engagés.

Mais alors, com­ment se fait-il que le par­fait dilet­tante soit rare­ment en mesure de « faire » ce qu’il peut « admirer » ?

C’est qu’il lui manque sim­ple­ment la capa­ci­té de construire – facul­té tout à fait dif­fé­rente de ce que nous enten­dons com­mu­né­ment par génie, intui­tion, etc.

La capa­ci­té construc­tive repose pour une bonne part sur le pou­voir d’analyse tech­nique, grâce auquel l’artiste se pro­cure une vue com­plète des moyens propres à ser­vir son des­sein, avec la facul­té de conce­voir l’emploi de ces moyens et de les uti­li­ser selon sa volon­té. Mais elle dépend aus­si, et sur­tout, de ver­tus stric­te­ment morales, telles que la patience, le pou­voir de concen­tra­tion, la volon­té constam­ment ten­due sur son objet, l’empire de soi, le mépris de tout pré­ju­gé public, et, fina­le­ment, l’énergie au tra­vail. Ce der­nier fac­teur est même si vita­le­ment indis­pen­sable, qu’à nous en croire, aucune œuvre de génie ne s’est faite sans lui. Or, c’est pré­ci­sé­ment parce que labeur et génie sont presque incom­pa­tibles que les grandes œuvres sont si rares, alors que les hommes de génie sont, nous avons vu, si nombreux.

Les Romains – en qui nous devons recon­naître nos maîtres pour la saga­ci­té de l’observation, bien qu’ils nous soient infé­rieurs dans l’interprétation théo­rique des faits obser­vés – semblent avoir si bien conçu la construc­ti­vi­té comme condi­tion néces­saire de l’œuvre géniale, qu’ils ont, à tort, pu iden­ti­fier les deux termes.

Un Romain enten­dait pro­non­cer l’éloge suprême quand il disait d’une poé­sie, ou de quelque œuvre ana­logue, qu’elle était écrite « indus­tria mira­bi­li » ou « incre­di­bi­li industria ».

* * * *

Voir dis­tinc­te­ment le méca­nisme d’une œuvre d’art, ses res­sorts, ses rouages, est sans contre­dit un plai­sir en soi ; mais c’est un plai­sir qu’on ne sau­rait goû­ter sans renon­cer à jouir des émo­tions pro­po­sées par l’artiste. Rai­son­ner des effets et des moyens de l’art, c’est sou­vent contem­pler la beau­té dans ces miroirs de Smyrne qui dis­tor­daient les formes les plus nobles en les réfléchissant.

* * * *

Même l’imagination pure, créa­trice d’originalité, ne fait que choi­sir çà et là, dans le beau et dans le dif­forme, les élé­ments aptes à être com­bi­nés et qui ne le sont pas encore. La com­bi­nai­son résul­tante porte le carac­tère géné­ral de la beau­té ou du sublime, selon la teneur de ses par­ties, qui sont elles-mêmes com­po­sées, c’est-à-dire tirées de com­bi­nai­son plus élémentaires.

Or, dans cette chi­mie de l’intelligence, comme dans l’autre, il arrive fré­quem­ment que l’union de deux corps simples pro­duise une modi­fi­ca­tion radi­cale de leurs pro­prié­tés ; c’est par là que le domaine de l’imagination créa­trice s’ouvre sur l’illimité, et s’étend à tout l’univers des possibles.

Même avec la lai­deur, la chi­mie poé­tique peut fabri­quer cette beau­té qui est tout ensemble son or et sa pierre de touche. En géné­ral, c’est sur la richesse et la soli­di­té des maté­riaux employés, sur la faci­li­té de décou­verte de nou­veaux élé­ments capables et dignes de s’unir à eux, enfin sur la par­faite cohé­rence chi­mique de toutes les sub­stances assem­blées, que l’on appré­cie l’imagination dans son tra­vail créateur.

Il arrive mal­heu­reu­se­ment que l’harmonie irré­pro­chable d’une œuvre lui fasse tort aux yeux des nigauds, leur don­nant l’illusion de la faci­li­té. Ils en viennent à dou­ter que des com­bi­nai­sons si évi­dem­ment dési­rables n’aient pas été pré­vues par un esprit tout ordinaire.

* * * *

Tel se gaus­se­rait d’une niai­se­rie pure et simple, qui la laisse volon­tiers se plan­ter dans son enten­de­ment si elle est déco­chée comme une flèche avec des plumes de poé­sie et une pointe d’épigramme. Voi­ci deux vers, sou­vent cités, qui prouvent seule­ment qu’une sot­tise rimée fait son che­min mieux qu’une sot­tise en prose :

« … Toutes les règles du Rhéteur
Ne font que lui ensei­gner le nom de ses outils. »

En véri­té, les règles du rhé­teur, dès que règle il y a, ne se bornent pas à nous apprendre les noms des divers outils à pen­ser. Elles enseignent bel et bien à s’en ser­vir ; elles disent ce qu’ils peuvent et ne peuvent faire. Par ce che­min, la connais­sance sys­té­ma­tique des outils, néces­saire à ceux qui constam­ment les manient, conduit à scru­ter et son­der la matière même où ils seront appli­qués, sug­gé­rant des idées ou pro­dui­sant ain­si de nou­velle matière pour de nou­veaux outils.

* * * *

« Voi­ci un éru­dit et un artiste ; il connaît à fond tous les moyens que les grands auteurs ont mis en œuvre pour obte­nir leurs effets, et il est déter­mi­né à s’en ser­vir. Mais le secret du cœur lui échappe ; le cœur se dérobe à ses pièges, à ses tra­que­nards, à ses lacets, et ira se lais­ser prendre par un homme tout simple, aus­si peu pré­pa­ré que son pri­son­nier même à la sur­prise de cette capture. »

Je ne sais s’il faut attri­buer à Lowell ce pro­pos, qu’il place dans la bouche d’un de ses héros. Quoi qu’il en soit, voi­là qui est poé­tique et rien de plus. De quel droit peut-on sépa­rer de son appli­ca­tion adé­quate le sort ou la valeur d’une doc­trine ? En toute cir­cons­tance, si la pra­tique échoue, c’est que la théo­rie est incom­plète ou reste inap­pli­quée. Si le cœur de M. Lowell se sous­trait au piège et à la trappe, j’en conclus que le piège était mal ten­du, que la trappe n’était ni amor­cée ni posée comme il l’aurait fal­lu – c’est-à-dire de main d’artiste… Un homme de quelque habi­le­té artis­tique peut fort bien savoir com­ment on obtient un effet, être en mesure d’expliquer sa méthode, et se trom­per cepen­dant lorsqu’il veut en faire usage. Mais un homme de quelque habi­le­té artis­tique est un appren­ti. Celui-là seul est un artiste, qui peut appli­quer avec bon­heur les prin­cipes les plus ardus. Pré­tendre qu’un expert ne sau­rait juger de ce qu’il ne peut opé­rer, c’est poser une contra­dic­tion dans les termes.

* * * *

Le nez du public, c’est son
ima­gi­na­tion. C’est par le bout de ce nez qu’on peut le mener en
tout lieu.

* * * *

Tho­mas Moore, le plus brillant rimeur de son époque et peut-être de tous les temps, éprouve de sin­gu­liers revers : il s’est dépré­cié par la pro­fu­sion même avec laquelle il a répan­du les richesses de son style. L’éclat d’une page quel­conque de « Lal­lah Rookh » suf­fi­sait à lui éta­blir une répu­ta­tion, qu’ont ter­nie les beau­tés éta­lées sans mesure dans le livre tout entier. Il semble que les ins­pi­rés eux-mêmes ne puissent élu­der les lois hor­ribles de l’offre et de la demande. Qu’une ver­si­fi­ca­tion par­faite, une expres­sion vigou­reuse, une infa­ti­gable fan­tai­sie soient par­tout pro­di­guées dans une œuvre, et elles ne tar­de­ront pas à nous paraître fades – pareilles à l’eau que nous buvons sans joie, et qui pour­tant nous fait vivre.

* * * *

L’originalité dans la com­po­si­tion des per­son­nages fic­tifs ne doit être admise et louée en bonne cri­tique que pour les véri­tés artis­tiques qu’elle met au jour : véri­tés l’observation ou véri­tés de cohé­rence. Dans le pre­mier cas, les per­son­nages nous montrent des aspects tirés de l’expérience com­mune – mais non encore décrits, par une négli­gence ou un pur hasard qui sont presque impos­sibles de nos jours. Dans le second cas, les héros de l’histoire pré­sentent des qua­li­tés phy­siques ou morales, qui, pour être pure­ment ima­gi­naires, n’en sont pas moins par­fai­te­ment adap­tées au contexte du récit et à notre sen­ti­ment du réel, tel que l’existence l’a for­mé. Non seule­ment nous ne jugeons pas ces créa­tions inco­hé­rentes, mais nous en venons à cher­cher pour­quoi leurs attri­buts sup­po­sés ne se ren­contrent pas dans la vie. Cette der­nière sorte d’originalité est la plus haute.

* * * *

Si quelque ambi­tieux désire révo­lu­tion­ner d’un seul coup l’univers de la pen­sée humaine, de l’opinion et du sen­ti­ment humains, voi­ci ce qui lui en donne le pou­voir. Devant lui s’ouvre sans obs­tacle la route condui­sant à une renom­mée impé­ris­sable. Il lui suf­fi­ra d’écrire et de publier un très petit livre. Le titre en sera simple, quelques mots sans pré­ten­tion : « Mon cœur mis à nu ». Mais ce petit livre doit tenir toutes ses promesses.

N’est-il pas sin­gu­lier, qu’avec la folle soif de gloire qui cal­cine tant d’hommes impa­tients, d’ailleurs tota­le­ment insou­cieux de ce que pen­se­ra d’eux la pos­té­ri­té, on n’en trouve aucun qui ait l’audace d’écrire ce livre ? Je dis bien de l’écrire. Car il y a des mil­liers de gens qui, le livre une fois fait, écla­te­raient de rire à l’idée qu’on pût l’enterrer par pudeur pour une vie durant, ou qu’on son­geât à prendre même quelque ombrage d’une publi­ca­tion post­hume. Mais l’écrire, voi­là le hic ! Aucun homme n’osera jamais l’écrire ; aucun homme ne sau­rait l’écrire, même s’il osait. Il semble que le papier lui-même se recro­que­ville­rait en cendres, consu­mé par l’attouchement d’une plume de feu.

* * * *

Tous ceux qui com­mentent Sha­kes­peare tombent dans une erreur radi­cale, et que l’on n’a jamais rele­vée. Ils pré­tendent expli­quer les per­son­nages du grand Will, don­ner les motifs de leurs actions, conci­lier leurs incon­sis­tances tout comme s’il s’agissait de gens ayant réel­le­ment vécu sur la terre. Nous rai­son­nons ain­si sur un Ham­let homme, et non pas sur un Ham­let per­son­nage de drame, sur un Ham­let créé par Dieu, non sur un Ham­let créé par Sha­kes­peare. Si le prince danois avait réel­le­ment exis­té, si le drame que nous lisons était un récit exact de ses faits et gestes, nous pour­rions par ce récit – avec quelque peine il est vrai, mais enfin nous pour­rions – accor­der les anti­no­mies de son carac­tère et fixer à notre satis­fac­tion sa vraie struc­ture morale.

Mais cette tâche devient une pure absur­di­té, dès lors que nous tra­vaillons sur une ombre. En fait, ce ne sont pas les incon­sé­quences d’un homme souf­frant et agis­sant que nous avons sous les yeux, mais les bizar­re­ries, les vacilla­tions, les sur­sauts et les indo­lences du poète créa­teur, tels que leur com­bat les ins­crit mys­té­rieu­se­ment dans une œuvre d’art. Il semble qua­si impos­sible que cette évi­dence n’ait pas été recon­nue pour telle jusqu’à ce jour.

Au point où nous en sommes, nous pou­vons bien aus­si émettre notre petite théo­rie sur l’intention intro­duite par le poète dans cer­tains traits prê­tés à Ham­let, Sha­kes­peare a dû savoir qu’on observe chez cer­tains hommes, dans l’ivresse avan­cée, et quelle que soit la cause de cette ivresse, une ten­dance à feindre leur éga­re­ment plus com­plet qu’ils ne l’éprouvent. Toute per­sonne pen­sante sera conduite par ana­lo­gie à soup­çon­ner que pareille chose peut avoir lieu dans la folie – ce qui est objec­ti­ve­ment hors de doute. Sha­kes­peare sen­tit qu’il en était ain­si plu­tôt qu’il ne le pen­sa ; il en arri­va à sen­tir cela grâce à son mer­veilleux pou­voir d’identification, source pre­mière de son influence sur les hommes. Il écri­vit son Ham­let comme si Ham­let, c’était lui-même : et ayant d’abord, par les révé­la­tions du fan­tôme, jeté son héros dans les bras de l’hystérie, il sen­tit qu’elle allait le conduire à outrer ses diva­ga­tions – Jusqu’à simu­ler la démence.

[/​Edgar Poe/​]

Frag­ments (de « Mar­gi­na­lia » et de « Pina­ki­dia ») inédits en fran­çais, tra­duits par André Prudhommeaux. 

La Presse Anarchiste