[( Nous pouvons résumer d’un seul mot… (le sens de tout notre effort) : l’autocompréhension de l’époque… Il s’agit d’une confession et rien de plus. Pour se faire pardonner ses péchés, l’humanité n’a besoin que de les avouer pour tels. » Karl Marx )]
Sous le titre, hélas trop cruellement vrai, de « Retour à la maison des morts » (« Nouvelle NRF » de novembre), un chapitre de « Souvenirs d’Eugénie Dostoievskia », nièce du grand écrivain, raconte la visite qu’elle a faite en 1936 à son mari, détenu dans un camp de concentration de la Sibérie orientale. Tout y est navrant, bien sûr. Mais, de tous les documents relatifs au monde concentrationnaire – puisqu’il a bien fallu qu’un terme entre dans l’usage pour désigner cela – il en est bien peu, croyons-nous, qui dépassent en horreur infamante la page que nous nous faisons le douloureux devoir de citer ici, tout en la dédiant – sans grand espoir, il faut l’avouer – aux malheureux communistes de bonne foi qui pourraient avoir le courage de la lire, et le courage plus grand encore, s’ils osent se rappeler en même temps les bobards officiels sur les camps de « rééducation » du pays de leurs rêves, de la confronter avec les lignes – à la vérité magnifiques – du jeune Marx, que nous avons mises en épigraphe à ce texte terrible. – Précisons qu’à ce moment de son triste récit, Eugénie Dostoievskia et le paysan « vieux-croyant » qui l’emmène en traîneau vers le camp où elle reverra pour la dernière fois son mari, ont fait, en raison de la tempête de neige, une halte nocturne à un poste isolé du NKVD. Grâce surtout à une bouteille de vodka, la voyageuse et le vieux paysan ont réussi à décider le gardien à laisser entrer dans la salle chauffée un groupe de détenues – des retardataires d’un convoi – qui, avec un malheureux enfant, un garçonnet dont on avait entendu les pleurs, passaient la nuit là, derrière la cloison, dans une autre salle, bien entendu sans chauffage. Eugénie Dostoievskia écrit :
Six silhouettes craintives entrèrent dans la chambre en se serrant contre le mur.
« Passez, passez là-bas plus loin, vers le poêle. Voyez donc, vous avez amené le froid avec vous », disait le gardien.
J’allai au-devant d’eux. Il y avait là cinq femmes et un garçonnet de quatre à cinq ans. Ils remuaient à peine les jambes. Des yeux vides, en arrêt, remplis d’effroi, me fixaient. Les figures bleuâtres, gelées, avec des lèvres crevassées, étaient plutôt semblables à des masques de martyrs qu’à des figures humaines. Il était bien difficile de dire leur âge. Tous portaient des sacs étalés en guise de manteaux. J’approchai des tabourets du poêle en les invitant à s’asseoir.
« Non, si nous pouvons, nous aimons mieux nous coucher sur le plancher, si c’est possible. » Et j’entendis une faible voix enrhumée : « Que Dieu vous donne la santé, au moins nous nous chaufferons et nous sécherons nos vêtements. »
Elles se mirent à s’installer sur le plancher en quittant leurs sacs et je vis qu’elles étaient habillées de guenilles – des espèces de blouses et de caracos. Aucune d’entre elles n’avait un paletot chaud ou une grosse robe. Les pieds étaient enveloppés de chiffons, de morceaux de sacs, dans des sortes de savates. Le garçonnet s’approcha tout contre le poêle et tendit ses menottes. Il était entièrement emmailloté de sacs, ficelés en haut par des chiffons. Nous nous mîmes… à le déballer (il est difficile de choisir un autre mot). Sous les sacs, nous trouvâmes une chemise, une blouse de femme et une culotte courte. Il n’avait ni chaussettes ni souliers. Libéré de ses chiffons, il s’assit sur le plancher et se mit à regarder la table avec convoitise. Quand nous lui apportâmes des vivres de mon panier, il saisit avec avidité un morceau de pain noir et se mit à le manger tout en repoussant de la main d’une façon négligente les œufs et le morceau de pain blanc avec du lard. Je m’en étonnai et je dis : « Tu devrais manger le pain avec les œufs et le lard. » Il me regarda d’un air interrogateur, s’adressa ensuite à une femme et dit : « Maman, est-ce qu’on peut manger cela aussi ? » Il me semblait que j’avais mal entendu.
« N’as-tu jamais mangé d’œufs et de pain blanc ? »
Il me regarda de nouveau avec étonnement, et la mère, en enlevant la coquille de l’œuf, dit :
« Quand on m’a prise, il n’avait pas encore une petite année. Voilà bientôt cinq ans que nous sommes avec lui dans les camps. Nous n’avons pas de parents, nous ne recevons pas de colis. On a commencé par prendre mon mari. Il n’a jamais vu d’œufs et de pain blanc. D’ailleurs, il n’a pas non plus de hardes. On a distribué des sacs, on pourrait confectionner quelques effets avec cela, mais nous n’avons pas de fil, ni de grosses aiguilles. Depuis la ville de Tomsk, on nous chasse pour nous conduire à la ferme n°4. On dit qu’il fait bon ici. Quand nous arriverons sur place, peut-être arriverons-nous à nous habiller. Nous en avons tant vu, des camps. J’ai toujours prié Dieu pour qu’il meure. Mais voilà, il ne meurt pas… »