La Presse Anarchiste

Correpondance

À pro­pos de l’article de Robert Proix. « USA ou URSS : Le mou­ve­ment ouvrier doit-il choi­sir ? » (« Témoins », n° 6) et de la lettre de Gas­ton Leval qui y répon­dait (« Témoins », n° 7), Pierre Monatte m’a adres­sé la lettre suivante :

Mon cher Samson,

Vou­lez-vous me lais­ser dire aux lec­teurs de « Témoins » – de ma part et de celle du Comi­té du Cercle Zim­mer­wald – que l’interprétation don­née par Proix (numé­ro d’été 1954) aux décla­ra­tions qu’il a pu entendre à une réunion du Cercle Zim­mer­wald est pure­ment fantaisiste.

Non, le Cercle Zim­mer­wald ne croit pas qu’on puisse résoudre le pro­blème de la paix uni­ver­selle par la paix sociale. La for­mule est bien balan­cée, mais elle ne cadre avec aucune des inter­ven­tions faites à cette réunion. Une telle for­mule ne peut d’ailleurs être rete­nue par qui­conque se réclame de la pen­sée socia­liste. Est-il utile d’ajouter que pour nous le syn­di­ca­lisme, l’anarchisme, le com­mu­nisme, le tra­vaillisme sont autant de cou­rants socia­listes ? Aus­si je com­prends mal que Leval n’ait pas sup­po­sé qu’il y avait là un impair.

Il est vrai que je ne com­prends guère mieux sa sur­prise devant le sujet de la cau­se­rie faite à cette réunion : « USA ou URSS, le mou­ve­ment ouvrier doit-il choisir ? »

Lut­ter contre le tota­li­ta­risme russe n’implique pas qu’on accepte le capi­ta­lisme américain.

En outre Leval ne tombe-t-il pas dans une confu­sion fâcheuse quand il parle d’invasion rus­so-mon­go­lo-mar­xiste et de domi­na­tion mos­co­vi­to-mar­xiste ? Ne mène-t-il pas à confondre la révo­lu­tion com­mu­niste de 1917 avec la contre-révo­lu­tion sta­li­nienne qui s’est pro­duite quelques années plus tard ?

Hier nous fai­sions une dis­tinc­tion entre la classe ouvrière ita­lienne et le fas­cisme de Mus­so­li­ni, de même qu’entre la classe ouvrière alle­mande et l’hitlérisme. Nous nous gar­dons pareille­ment de confondre le peuple russe avec le sta­li­nisme ou le malenkovisme.

Notre anti­sta­li­nisme n’a rien de com­mun avec l’anticommunisme bour­geois. Nous repro­chons pré­ci­sé­ment aux sta­li­niens d’avoir pié­ti­né le com­mu­nisme. Nous gar­dons l’espérance que les ouvriers et les pay­sans russes – qui savent mieux que nous qu’ils souffrent d’une varié­té de fas­cisme – trou­ve­ront un jour pro­chain la force de don­ner une suite et un déve­lop­pe­ment vic­to­rieux au 17 juin 1953.

D’avance mer­ci et bonne poi­gnée de main.

[/​P. Monatte/​]

Tou­jours sur ce même pro­blème en face duquel nous place la situa­tion inter­na­tio­nale, voi­ci d’autre part une lettre non moins sub­stan­tielle de Daniel Martinet :

[/​20 – 1‑1955/​]

Mon cher ami,

Gas­ton Leval met le doigt sur une contra­dic­tion que nous sen­tons tous : faut-il entrer dans le jeu des deux blocs par crainte de l’État poli­cier sovié­tique et ris­quer de renier ain­si nos convic­tions inter­na­tio­na­listes au nom du moindre mal (le mal américain) ?

Quant à moi, je refuse de me lais­ser enfer­mer dans le dilemme de Leval. C’est en défen­dant notre inter­na­tio­na­lisme, en France et aux colo­nies ; c’est en se dis­tin­guant des deux blocs, sans tom­ber dans le piège « neu­tra­liste » bien enten­du, qu’on ser­vi­ra le moins mal les démo­cra­ties, si tant est que nous puis­sions les ser­vir. La police la plus per­fec­tion­née ne peut rien contre le fait que l’industrialisation de l’URSS y a créé une vaste classe ouvrière, avec ses inté­rêts propres, dis­tincts et sou­vent oppo­sés à ceux des bureau­crates au pou­voir. Le bloc sovié­tique n’est pas sans fis­sure : impor­tance des sectes chré­tiennes dans les camps de concen­tra­tion et même dans les cadres de la jeu­nesse russe (c’est une façon de s’opposer à la sclé­rose « mar­xiste ») ; la fameuse grève de Vor­ku­ta ne s’explique pas seule­ment par une astuce de Béria et de ses aco­lytes (elle était impen­sable sous Sta­line) ; les écrits non confor­mistes, en art, au théâtre et dans les sciences se mul­ti­plient : la presse russe les accepte ou les dénonce, selon le virage en cours – peu importe, ils tra­duisent un malaise et un manque de confiance de la classe au pou­voir ; et sur­tout la crise de conscience, liée aux per­tur­ba­tions éco­no­miques inso­lubles par un simple ukase poli­cier, s’exprime par­fois plus que par des actes indi­vi­duels : par la crise tché­co­slo­vaque, par la révolte de Ber­lin-Est, sur­tout dans les pays satellites.

Pour­quoi donc céder à la ten­ta­tion d’opposer à la force sovié­tique un autre bloc mono­li­thique et demain tota­li­taire ? C’est s’avouer vain­cu d’avance. Cette atti­tude n’est logique que chez ceux qui, comme Lou­zon, croient à la fata­li­té à cent pour cent d’un pro­chain conflit. Nous n’en sommes pas tous là, j’espère. Ce sou­tien incon­di­tion­nel de l’Amérique est d’autant plus inadé­quat que le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain lui-même jette du lest pour vivo­ter aux côtés de l’URSS et même de la Chine com­mu­niste. Du moment qu’on est prêt à sai­sir toute occa­sion d’exprimer notre hos­ti­li­té de prin­cipe à une solu­tion poli­cière de la lutte de classe ; à affir­mer notre soli­da­ri­té avec les révoltes et les grèves de l’autre côté du rideau de fer, on sert mieux les esclaves du régime russe qu’en les enfer­mant dans leurs pri­sons tota­li­taires… jusqu’à la déli­vrance atomique.

Si par mal­heur le conflit éclate, il sera tou­jours temps de se sui­ci­der d’une façon ou de l’autre, peut-être de choi­sir le camp de la liber­té (s’il existe encore). Redon­nons d’abord confiance aux non-confor­mistes de toute classe et de toute confes­sion, à tous les réfrac­taires qui ignorent leurs pos­si­bi­li­tés et leur nombre rela­tif. Si on ne croit plus en eux, même au niveau du cal­cul infi­ni­té­si­mal, pour­quoi un effort comme celui de « Témoins » ? Il y aura tou­jours des vain­cus ; essayons de les sou­te­nir où qu’ils soient, si nous pouvons.

Je vous serre la main, très fraternellement.

[/​Daniel Mar­ti­net/​]

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