Ce titre n’annonce pas un apologue, mais simplement quelques réflexions, si je peux dire, marginales et qui n’engagent que ma seule responsabilité, sur deux points apparemment fort distincts, et cependant, à y bien voir, étonnamment proches l’un de l’autre : avoir – ou n’avoir pas – sur le plan politique et social, des opinions, et, second point : qu’est-ce donc, dans les choses de l’esprit, qui mérite d’être qualifié d’actuel ?
Car si, et nous savons très bien pourquoi, les Nimier, les Jacques Laurent et les Chardonne prêchent aujourd’hui l’opportunisme de l’irresponsabilité, je ne puis m’empêcher de penser que la vraie liberté, si elle n’est assurément point dans cet alibi, ne réside pas davantage en son contraire : une orthodoxie quelle qu’elle soit, – cela même que le vocabulaire en vogue désigne du terme aujourd’hui galvaudé d’engagement.
Il n’en est pas de plus beau, sans doute, mais encore faut-il savoir à quoi s’engager ? À obéir à des mots d’ordre (se résumassent-ils en celui de n’en pas avoir), donc à penser avec son temps, ou, au contraire, avec sa tête ?
Le sable passe. Fonderons-nous sur le sable ? Ou bien consentira-t-on à comprendre que devant la diversité de ce qui s’écoule, notre choix toujours se réfère – devrait se référer – à notre liberté, cette constante, qui n’engage qu’elle-même, stable et permanente – à la différence du sable qui passe – comme le sablier ?
Table rase
Que l’on excuse cette inflation d’images.
Pour en revenir au premier des deux points en question, je voudrais rectifier le malentendu qu’ont pu faire naître un certain nombre de commentaires de presse, la plupart amicaux d’ailleurs, quant à l’effort poursuivi par cette revue.
On ne s’est pas trompé en disant que l’esprit qui l’anime est un esprit de liberté, la tradition libertaire.
Mais le rôle que peuvent jouer ces modestes cahiers n’est point de répandre un programme ni, à proprement parler, des « opinions ».
Pour Brupbacher hier, pour Silone aujourd’hui, pour tous ceux, en général auxquels l’histoire contemporaine, cette catastrophe, a fait loi de refuser les facilités d’un système, ce qui, bien plus que toutes les doctrines et promesses du passé, devrait s’imposer comme une évidence, c’est de savoir qu’il faut recommencer « da capo ».
Toutes nos vieilles catégories, tous nos vieux impératifs : primat du prolétariat, caractère sacré de toute violence révolutionnaire, bien d’autres encore, tout cela doit être passé au crible. Non point pour la commodité d’être infidèle. Ces vieux cadres, leur raison d’être fut d’assurer la défense de l’homme. En ce monde où tout craque, et eux aussi, la seule façon de respecter ce qui les justifiait, c’est de maintenir notre fidélité, justement, non point aux catéchismes, mais à l’homme. Foin des formules. L’homme, – et l’homme seulement.
C’est en ce sens-là que, du moins quant à moi, j’oserai dire que tout ce qui est programme, opinions, il faudrait, il faut, dès l’abord, en faire table rase. Tout comme Descartes. Pour la véridique analyse du vrai et la libre recherche de la liberté.
De l’actualité à l’actuel
Dans une lettre récente, Jean Rounault s’étonnait que j’eusse fait place, au sommaire du précédent numéro de « Témoins », à Rilke. « Rilke, m’écrivait Rounault, pour nous n’est plus actuel, aucune de ses questions ne rejoint les nôtres. Ce qui, bien entendu, ne met pas en cause sa valeur…»
Cher Rounault, vous avez touché là, sans trop vous en rendre compte peut-être, un problème essentiel.
Sans m’attarder à vous démontrer que je ne suis pas « rilkolâtre » (si j’ose risquer ce néologisme abominablement barbare) ; sans entreprendre non plus de répondre que la parenté de la poésie rilkéenne avec la « psychologie des profondeurs » suffirait largement à établir son actualité, au sens que vous donniez à ce mot, je vous dirai : le vrai fond de la question est ailleurs.
« Il voit, écrit Proust de Sainte-Beuve, la littérature sous la catégorie du temps. »
Et je sais bien que ce point de vue temporel, historique, si passionnément reproché par l’auteur de « La Recherche » au critique des « Lundis », est de nos jours, à Paris, devenu presque général, tout comme il le fut dans le Berlin des années consécutives à la Première Guerre mondiale. Dans son livre sur la France, Herbert Lüthy relève fort justement cette étrange analogie entre le Berlin des années 20 et le Paris d’après 1945. Faut-il croire qu’après une guerre perdue, ou mal gagnée, les grandes capitales, à force de s’hypnotiser sur la catégorie historique du temps, – parce que le temps les a trahies, elles croient de leur devoir d’être avant tout « up to date », – se créent comme un provincialisme de l’actualité (ou de ce qui passe pour tel) ? Je me le demande parfois, moi qui vis loin de ma capitale native.
Et, je vous l’accorde, ce n’est peut-être pas sans danger pour la présence au monde ; mais peut-être, également, n’est-ce pas sans quelque avantage ?
Rilke, selon vous, ne serait plus actuel, quelle que soit sa valeur.
Je pense quant à moi que tout ce qui est valeur est actuel.
Et tenez, Pierre Monatte, en ce même cahier, évoque Péguy, et, c’est bien son droit, le rejette. Mon premier mouvement était de reproduire ici même un article de moi sur Péguy, paru naguère en allemand. Mais je n’ai pas voulu que nous ayons l’air, Monatte et moi, d’entrer dans une manière de controverse. L’article, tel quel ou remanié, paraîtra plus tard. Et bien sûr, Péguy ne laisse pas d’être inquiétant. Mais je ne crois pas qu’il suffise d’écrire comme, honnêtement, Monatte : « C’est un homme que je ne comprends pas. » Dans le phénomène Péguy, bien des choses nous repoussent, mais la chose qu’il faut comprendre, c’est précisément son génie.
Péguy, Rilke, tant d’autres… Il y va ici, au fond, de toute la question de l’humanisme vivant. Car si nous voulons la liberté de l’esprit, c’est dire que nous voulons l’esprit libre, et donc l’esprit tout court, les valeurs qui le constituent.
Pas seulement le sable, mais le sablier.
[/Jean Paul