La Presse Anarchiste

Lectures

Si l’histoire a un sens, c’est par les réponses que nous appor­tons à chaque époque aux ques­tions qu’elle nous pose. D’habitude et peut-être même depuis le com­men­ce­ment, nous répon­dons fort mal. Sur­tout, je crois, depuis que nous croyons avoir décou­vert le sens de l’histoire, cette décou­verte nous dis­pen­sant visi­ble­ment de com­prendre ce qui se pro­duit sous nos yeux. Et cela est vrai en URSS, comme ailleurs. En URSS, les « volon­ta­ristes » posent leur can­di­da­ture à la suc­ces­sion des léni­nistes-sta­li­niens clas­siques. Ailleurs, c’est-à-dire chez nous et en Amé­rique, les mots tiennent lieu de concepts pour sai­sir les réa­li­tés nou­velles, les phé­no­mènes nou­veaux. D’avoir mon­tré cela est le grand mérite d’Alfred Frisch qui a essayé du même coup d’indiquer qu’il ne suf­fit pas d’être pour ou contre la tech­nique, mais qu’il s’agit d’intégrer humai­ne­ment, de retrou­ver l’échelle humaine dans tous les ordres : la tech­no­cra­tie au ser­vice de l’homme.

En un temps où les options sen­ti­men­tales tiennent lieu d’intelligence, le tra­vail que Frisch vient de faire ne sau­rait pas­ser inaper­çu, car il per­met, par exemple, de com­prendre la crise du syn­di­ca­lisme aus­si bien que la crise poli­tique dans laquelle nous sommes. On peut évi­dem­ment fer­mer les yeux et s’en tenir au pas­sé et à ses pers­pec­tives. Mais com­ment oublier que per­sonne, je dis bien per­sonne n’a com­pris la nature du 17 juin quand il a eu lieu. Oui, ni les Russes, ni les Rus­so-Ger­mains, ni les Amé­ri­cains, ni Bonn, per­sonne n’a com­pris. Voi­là pour­quoi les Amé­ri­cains ont empê­ché les gré­vistes de Ber­lin-Est de pro­cla­mer la grève géné­rale. Com­ment se fait-il que la pro­cla­ma­tion de la non-vio­lence par les gré­vistes rap­pe­lait les cam­pagnes de Gand­hi ? Il y a là un exemple typique de ce que j’appelle un phé­no­mène nou­veau ; nous ne savons pas le recon­naître à temps parce que le concept nous manque pour le sai­sir. Lisez Frisch !

[/​Jean Rou­nault/​]

Du scientisme à la technocratie

[(Jean Rou­nault, on vient de le voir, tient en grande estime le livre d’Alfred Frisch, « Une réponse au défi de l’histoire ».

Y a‑t-il vrai­ment là une façon nou­velle d’aborder un pro­blème deve­nu, de nos jours, d’une impor­tance incon­tes­table ? Per­son­nel­le­ment, j’en dou­te­rais presque, mais ne sau­rais me pro­non­cer. On ver­ra ci-des­sous que notre com­mun ami André Prud­hom­meaux porte sur le livre en ques­tion une appré­cia­tion bien différente.

Puisse cette confron­ta­tion inci­ter le lec­teur dési­reux de se for­mer un juge­ment par lui-même, à rem­plir le vœu de Jean Rou­nault : lire l’ouvrage de Frisch.)]

Voi­ci qu’après Burn­ham, annon­çant jadis dans un livre brillant mais déce­vant « l’Ère des orga­ni­sa­teurs » (The Mana­gial Revo­lu­tion), un auteur beau­coup moins brillant et non moins déce­vant, M. Alfred Frisch, pro­clame en 1954 l’inévitable avè­ne­ment de la tech­no­cra­tie. Cet avè­ne­ment est-il un bien ou un mal ? Il se refuse d’en juger : le phé­no­mène est don­né et son « uti­li­sa­tion » est tout ce qu’on peut rai­son­na­ble­ment se pro­po­ser. La tech­no­cra­tie est « com­pa­tible », selon lui, avec les formes poli­tiques les plus diverses, avec les idéo­lo­gies les plus oppo­sées – et le tech­no­crate consi­dé­ré à l’état pur, n’est ni un pro­duc­teur ni un pen­seur ; ce n’est pas un tech­ni­cien, ce n’est pas un expert, ce n’est pas un « indus­triel » au sens saint-simo­nien du mot ; ni un pla­ni­fi­ca­teur, ni un « mana­ger », ni un can­di­dat à l’exercice du pou­voir poli­tique au nom de l’efficience par­ti­cu­lière de cer­taines méthodes…

Qu’est-ce au juste ? M. Frisch évite soi­gneu­se­ment d’illustrer sa défi­ni­tion toute néga­tive par des exemples concrets, des pré­cé­dents his­to­riques. Son tech­no­crate est un être de rai­son, une idée pla­to­ni­cienne dont il a seul la vue directe et, sans doute, géniale.

Qu’il nous soit per­mis, cepen­dant, de sup­po­ser que, dans son essence, la Tech­no­cra­tie s’oppose natu­rel­le­ment à toutes les autres « cra­ties », telles que la sou­ve­rai­ne­té des « meilleurs », celle du « peuple », celle d’« un seul », qui sont de carac­tère essen­tiel­le­ment poli­tique ; ou encore à celle des lois et rythmes de la nature (phy­sio­cra­tie). Der­rière toutes ces notions du pou­voir se cachent, d’ailleurs, des réa­li­tés psy­cho­lo­giques de nature plus ou moins « reli­gieuse », s’exprimant dans les for­mules du type « Vox popu­li vox Dei ». La sou­ve­rai­ne­té de la tech­nique – c’est en même temps la divi­ni­sa­tion de la tech­nique, le fait de prendre les moyens pour fin.

* * * *

Les faits capi­taux qui ont per­mis la for­mu­la­tion (et, jusqu’à un cer­tain point, l’établissement) de la nou­velle cra­tie, semblent être, au pre­mier chef, l’interprétation maté­ria­liste de l’histoire (au sens mar­xiste, ou plus exac­te­ment peut-être au sens d’un mar­xisme vul­ga­ri­sé, sépa­ré de son contexte et adop­té de façon dif­fuse par les cadres indus­triels et admi­nis­tra­tifs comme leur idéo­lo­gie propre) ; et, en second lieu, la trans­for­ma­tion de l’empirisme poli­tique intui­tif en un code assez pré­cis de recettes, liées à l’usage géné­ra­li­sé des tech­niques modernes qui ont reçues en Amé­rique les noms carac­té­ris­tiques de mass-com­mu­ni­ca­tion, de social-rela­tions, de per­so­nal mana­ge­ment, etc. Le déve­lop­pe­ment ver­ti­gi­neux de l’appareil dit de pro­duc­tion, et celui de pro­pa­gande, au sens le plus large du mot, a engen­dré, dès les débuts de l’histoire contem­po­raine – au tour­nant des XVIIIe et XIXe siècles – une ten­dance des experts, dans une époque par­ti­cu­liè­re­ment trou­blée et divi­sée sur le pro­blème des valeurs et des fins, à ces­ser de se consi­dé­rer comme des conseillers et des com­mis, pour reven­di­quer le titre de Maire (sinon de Maître) du palais. Le savoir-faire, dans l’incertitude du « que faire ? », aspire natu­rel­le­ment à son indé­pen­dance et, pour cela, pose la pri­mau­té du « faire » sur toutes les moti­va­tion et les fina­li­tés pos­sibles. Faire de grandes choses, au sens de « mettre en œuvre de grands moyens », devint une ambi­tion pour tous ceux qui ne se conten­taient pas, comme l’abbé Siéyès, de « durer » ; et les volte-face des pra­ti­ciens qui entre 1789 et 1815, ser­virent autant de régimes que « l’Histoire » en tira du néant, don­nèrent le ton à un prag­ma­tisme – disons le mot, à un nihi­lisme – qui ne lais­sait sub­sis­ter qu’un cri­tère : le « suc­cès », au sens napo­léo­nien du mot. Sten­dhal et Bal­zac ont été les témoins des consé­quences de cette bar­ba­rie, comme le sont nos roman­ciers et nos dra­ma­turges d’aujourd’hui, et le saint-simo­nisme a essayé de sacra­li­ser, comme aujourd’hui le com­mu­nisme, l’idée d’une armée humaine dont chaque membre eût pu dire, comme Her­na­ni : « Je suis une force qui va ».

Où vont-ils nos modernes tech­ni­ciens de la négo­cia­tion, de la pro­pa­gande, de la popu­la­ri­té, de l’industrialisation, du manie­ment des majo­ri­tés par­le­men­taires et même – der­nière ou très vieille trou­vaille – de « l’espérance » ? Nous ne le savons pas ; M. Frisch ne nous l’apprend pas et peut-être n’en savent-ils rien eux-mêmes. Leur prag­ma­tisme paraît fait, avant tout, de la paresse à affron­ter pra­ti­que­ment (et même à pen­ser) les problèmes.

Ren­voyons-les à l’aveu de Sta­line, s’inquiétant lui-même (épi­so­di­que­ment) des héca­tombes pay­sannes du pre­mier plan quin­quen­nal : « Nos suc­cès nous ont mon­té à la tête », disait-il.

[/​André Prud­hom­meaux/​]

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