Simone de Beauvoir : « les Mandarins » (Gallimard)
Pour une fois, le Goncourt vaut la peine qu’on en parle. Mais ce n’est pas très commode. Dans la mesure, fort large, où son roman est un livre à clés, on est en droit de s’étonner, pour peu qu’on sache, ne serait-ce que partiellement, de quoi il retourne, de la liberté grande prise par l’auteur avec des personnages sur lesquels chacun met un nom, – surtout si l’on sait aussi que les turpitudes de l’un sont généreusement attribuées à l’autre. Sous cet angle-là, « les Mandarins » font plus que friser le faux témoignage. Celui-ci a beau être dans les habitudes du parti cher à l’auteur, on s’étonne et, pour ne pas céder au mouvement d’indignation qui vous donne envie de jeter le bouquin par la fenêtre et de parler d’autre chose, il faut se dire qu’il n’y a pas comme ces grands intellectuels à diplômes, dans le genre de Madame de Beauvoir, si perpétuellement qu’ils se donnent à eux-mêmes la comédie d’être conscients, pour cultiver une sorte de demi-inconscience. Trait à retenir, on le verra tout à l’heure, quant au sens général du livre. Mais sur le plan privé, c’est une espèce de circonstance atténuante : il y a jusque dans cette rouerie comme une naïveté professorale quant à ce qui, faute de l’instinct qui fait précisément l’artiste, doit paraître à une agrégée de philo l’innocent exercice des « libertés de l’art ».
Et pourtant, comment se fait-il qu’à la différence de la plupart de mes amis (pas tous : l’un de ceux dont le jugement compte le plus à mes yeux, et d’autant plus que ce n’est pas un esprit, comme moi en somme, bourrelé de tics littéraires, a eu vis-à-vis du livre à peu près la même réaction que la mienne), – oui, comment se fait-il qu’à la lecture de ce pavé de 580 pages bien tassées, j’ai, malgré tout, été bon public ?
D’abord, la surprise de pouvoir les lire, ces 580 pages. Les autres bouquins de Madame de Beauvoir m’avaient toujours donné la nostalgie de la prose de Sartre, – c’est tout dire. Tandis que ce livre qu’on a un peu partout proclamé « si mal écrit », j’ai trouvé qu’au contraire il avait rudement de l’allant. Oh ! bien sûr, ce n’est pas le genre de livres que j’aime. C’est un bouquin « sur », malgré les apparences vu du dehors. Cela rentre, tenez, si l’on veut, sous la catégorie du Zola. Mais Zola n’est pas toujours aussi exécrable que le pensait Engels. Pas souvent non plus bien différent de ce qu’Engels en pensait. On a beaucoup tiqué sur l’argot, ou même la simple vulgarité des dialogues. Moi pas. J’admettrais que, comme Nana, par exemple (toutes proportions gardées !), « les Mandarins » sont une manière d’heureuse exception dans la fabrication littéraire de l’auteur.
Mais il est bien certain que ce n’est pas un style qui se suffise à tel point à lui-même qu’il puisse séduire tout seul. Et d’ailleurs tant mieux.
Alors quoi ? Le document ? Eh bien, oui ! Mais là-dessus il convient de s’entendre.
D’abord pas le document, que certaines de nos consœurs ont jugé « formidable », pour parler comme elles, sur les couchages, – lesquels tiennent en effet une place invraisemblable dans le bouquin. Moi, entre nous, je n’en reviens pas de tout ce que ces gars-là arrivent encore à faire au déduit, avec la superlucidité qu’ils gardent sur ce qu’ils y font. Ils ont bien de la chance ; à moins que ce ne soit le contraire. Optique de voyeur, à laquelle même dans sa crudité échappe seule, mais magnifiquement, l’histoire d’amour vécue en Amérique par le personnage qui raconte.
Non, le vrai document est d’autre nature. La guerre s’achève à peine et, autour des deux personnages principaux, Dubreuil, évidemment né de Sartre, et Perron, non moins évidemment né de Camus, nous assistons à ce qui aura été le drame et le quiproquo d’après la Libération.
Je parlais plus haut de cette espèce de demi-inconscience cultivée par certains intellectuels, et d’autant plus insidieuse qu’elle s’opère au nom d’une soi-disant recherche exacerbée de la conscience claire. Peut-être fallait-il, pour nous la faire toucher du doigt, un auteur qui soit lui-même affecté du même mal ?
Un ami, qui fut l’un des plus engagés dans les luttes d’alors, mais qui, lui a su sortir du maldonne et du quiproquo, me disait : « Comment ? c’est cela, l’intelligence française ? toute cette philosophie pour aboutir à s’aligner sur la dictature stalinienne, à identifier, avec une bêtise à couper au couteau, la classe ouvrière et le parti communiste ? toute cette cogitation pour, en fin de compte, se décerveler ? C’est dérisoire. » À quoi je répondis : « Mais c’est la réalité qui est dérisoire, et c’est parce qu’il l’endosse si dérisoirement que le roman « les Mandarins » est, bien plus encore que l’auteur ne s’en doute, un document de premier ordre sur la confusion dont nous avons failli crever. »
Oui, malgré tant de paralogismes (après les mains, les cerveaux sales), je ne pouvais pas m’empêcher, lisant ce livre, de repenser souvent à ce que me disait Silone à Rome, peu de temps après qu’il eut fait la connaissance de Simone de Beauvoir et selon la tournure qui lui est familière quand il se penche sur cette exception, quelqu’un d’honnête : « C’est une bonne femme. » Morvan, dans ce numéro-ci, évoque le « suicide » d’Aragon. Mais en ce qui concerne les sartriens, Fontol, à mon avis, soulignait avec raison, dans son article sur « L’école du suicide », que c’est à force d’honnêteté qu’ils sont devenus – ce qu’ils sont devenus. Chez Madame de Beauvoir cela est d’autant plus sensible qu’elle garde – elle est femme et elle est « née » – une certaine réserve, qui l’empêche, même quand elle s’y laisse choir, de se vautrer dans l’erreur.
Un passage particulièrement fort me revient, celui où l’on voit Perron (je crois) contempler Paris dans le petit matin. Le Paris d’après la Libération.
Grande ville intacte et qui a gardé tous les attributs de sa puissance et de sa gloire. Mais ce n’est qu’une apparence. Moralement, la Ville est en fait aussi détruite que tant d’autres par les bombes.
C’est parce qu’ils nous peignent, en partie à l’insu de l’auteur, ce monde de ruines inavouées et son reflet, l’autre monde de ruines, également inavouées à quoi se réduit la « pensée » d’une certaine intelligentsia française, que « les Mandarins » ont, à mon sens, la valeur d’un document insigne, assez véridique, même, pour inciter à faire ce que ne fait point Madame de Beauvoir : choisir d’entreprendre une reconstruction véritable, sous le signe de la vraie liberté.
[/J. P. S./]