Cette lettre de Saint-Simon était restée inédite, et ce sont les « Cahiers de l’artisan », de Lucien Jacques (n° 16, juillet 1954) qui l’ont fait connaître. « On sait, précise le chapeau précédant cette lettre de l’auteur des « Mémoires », que Saint-Simon s’était retiré de la cour après la mort du Régent et l’arrivée au pouvoir du duc de Bourbon, qu’il détestait. Fleury (destinataire de ces pages) de son côté entendait profiter des fautes du duc de Bourbon pour le renverser… La présente lettre… présente le plus grand intérêt historique et psychologique » ; et, ajouterons-nous, une désolante actualité, pour peu qu’on le rapproche de ce qu’il faut bien appeler le malaise français d’aujourd’hui, si semblable à bien des égards (et surtout moralement), à la veulerie propre au déplorable règne de Louis dit le Bienaimé.
[/Paris, 25 juillet 1725./]
On m’inquiète sur votre santé, Monsieur, de façon que je ne puis me passer de vous en demander des nouvelles et par amitié tendre et sincère et peut-être autant encore parce que cette santé devient plus nécessaire que jamais. Je suis ici parce que je ne puis être ailleurs. Il s’en faut bien qu’on mange à la Ferté du pain de pois tous les jours, ni son saoul quand on en mange et d’y être témoin d’une misère terrible même à entendre et ne la pouvoir soulager, il n’y a pas moyen. Il m’y est dû plus de 30 000 livres sans en pouvoir tirer un sol. Je n’ai pas un grain de blé, la marmite des pauvres y est renversée qui avait toujours été entretenue par Madame de Saint-Simon, les sœurs grises prêtes à revenir, je commence à croire que mes foins resteront à faire, en un mot jamais extrémité qui ait approché de celle-là. Ici le pot est prêt à culbuter. Madame de Saint-Simon n’ira prendre des eaux que par force et aux dépens de nos nippes. Tout cela, Monsieur, sans faire le pauvre, ni penser à aucun secours, mais uniquement pour vous expliquer littéralement et sans grossir d’une ligne la situation présente dans une profonde paix et parmi les profusions de Strasbourg et de Chantilly. Si j’en suis là sans folies avec 200 000 livres de rentes, dont, à la vérité, le Roi prend beaucoup, vous pouvez juger de ceux qui en ont moins et du désespoir de tout le monde qui s’augmente par les emprisonnements journels qui n’ont jamais été semblables. Peut-être ne vous parle-t-on pas si franchement. Mais sans parler de personne ni sur personne je crois en vérité vous devoir mander ces choses, et après les laisser aller à la volonté de Dieu sans raisonnements dont je ne suis point chargé et sans réflexions, qui sont trop accablantes. Mais comptez que le pays dont je vous parle n’est pas le seul dans cette extrémité, le Marquis de Brancas me dit avant-hier avoir lu dans des lettres d’endroits de Normandie où on vit des herbes des champs, après quoi jugez des maladies qui suivront. Quelque proche que soit une bonne récolte il y a loin sans pain ni assistance aucune, c’est ce défaut total d’assistance qui me fait le plus parce qu’outre la disette de vivres qui diminuera à la moisson, rien ne prouve d’une manière plus évidente et plus complète la violence de la situation générale.
De tout cela, Monsieur, je ne tire aucune conclusion, je parle en secret et en confiance à un Français, à un évêque, à un ministre, et au seul homme qui paraisse avoir part à l’amitié et à la confiance du Roi et qui lui parle tête à tête, du Roi qui ne l’est qu’autant qu’il a un royaume et des sujets, qui est d’âge à en pouvoir sentir la conséquence, et qui pour être le premier roi de l’Europe ne peut être un grand roi s’il ne l’est que de gueux de toutes conditions et si son royaume se tourne en un vaste hôpital de mourants et de désespérés à qui on prend tout chaque année, et en pleine paix.
Je vous le répète, Monsieur, je ne grossis rien. Je vous expose les choses plus au-dessous de ce qu’elles sont qu’à leur vrai niveau, et sans consulter personne. Je le fais, pressé par la conscience puisque j’en suis à portée avec vous. Personne ne saura que je l’ai fait. Tout ce que je vous demande c’est uniquement de le recevoir sur ce pied-là avec bonté, de ménager votre santé comme une ancre bien nécessaire, de sentir qu’elle l’est plus que vous n’avez fait, de brûler ma lettre et d’être persuadé de l’attachement tendre et fidèle avec lequel je suis, Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Le duc de Saint-Simon