L’opinion publique, dans les pays libres, se désintéresse dangereusement des valeurs spirituelles qu’elle feint d’honorer alors que le monde totalitaire qui les foule cyniquement aux pieds ne manque pas une seule occasion de les mobiliser à son profit exclusif lorsqu’elles peuvent être d’un rendement quelconque. Situation paradoxale s’il en fut, mais qui seule permet d’expliquer les campagnes d’appels à la conscience publique dans les cas même les plus douteux et, d’un autre côté, le silence obstiné fait d’indifférence et aussi, sans doute, de mauvaise conscience, dans lequel sombre le sacrifice d’hommes de courage, de foi, de pureté, tels que le Docteur Trouchnovitch.
Il y aura, à la date de ce 13 avril, un an exactement que le Dr Alexandre Trouchnovitch, authentique « résistant » au totalitarisme, était enlevé à Berlin-Ouest par la Gestapo soviétique. Quel but pouvait poursuivre ce sauvage attentat contre un homme âgé de 62 ans et employant toute son énergie à venir en aide aux victimes d’un régime inhumain (il dirigeait le « Comité d’aide aux réfugiés russes » mettant, par ailleurs, un point d’honneur à secourir tous ceux qui s’adressaient à lui, de quelque nationalité qu’ils fussent) ? Sans doute la tyrannie n’a‑t-elle même pas voulu exactement frapper son activité humanitaire, ni même son activité d’orateur, de polémiste et de publiciste, quoique cette dernière tendit toute entière à semer les ferments de liberté révolutionnaire dans l’esprit des lecteurs auxquels il s’adressait essentiellement : les officiers et les soldats russes des troupes d’occupation soviétiques. En enlevant le Dr Trouchnovitch, ce n’est peut-être pas tellement l’homme que les soviets désiraient atteindre et anéantir (ne fût-ce que moralement en suggérant qu’il avait volontairement déserté en zone orientale), mais le symbole. Le symbole de la lutte révolutionnaire contre le totalitarisme, que le Dr Trouchnovitch incarnait aux yeux de milliers de ses frères par sa simple attitude d’homme libre à jamais affranchi de la peur devant le monstre (il avait lui-même vécu plus de quinze ans sous le régime dit communiste, en Russie) et aidant les autres à s’en affranchir.
Nul ne saurait dire aujourd’hui si Trouchnovitch est mort ou vivant, mais vivant ou mort il continue, par son silence, un silence dont n’a pu venir à bout l’appareil le plus perfectionné de mensonge et de terreur, à incarner la réponse au défi du monde totalitaire : celle de l’homme qui s’est libéré de la peur et qui a eu le courage de tirer de cette prise de conscience révolutionnaire une conclusion logique.
Grâce au sacrifice d’hommes tels que le Dr Trouchnovitch, le « calendrier de la Liberté » dont parle Camus prend toute sa signification. À condition, toutefois, que ce sacrifice ne soit pas oublié. Ce qui dépend avant tout de nous, – de nous tous tant que nous sommes.
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