La Presse Anarchiste

Le refus de la haine

[[Pré­face à « L’Allemagne vue par les écri­vains de la Résis­tance fran­çaise », par Kon­rad Bie­ber (E. Droz, Genève). – Nous ne pou­vons nous empê­cher de rele­ver que la revue « Esprit », par­lant de l’ouvrage de Bie­ber, s’est pudi­que­ment abs­te­nue de signa­ler qu’Albert Camus en avait écrit la pré­face. Omis­sion peut-être invo­lon­taire, à moins que ce ne soit là un exemple de plus de la res­tric­tion men­tale dont leur obser­vance néo-sta­li­nienne ou nou­velle gauche a bien dû contraindre nos chré­tiens pro­gres­sistes à prendre dévo­te­ment le pli.]]

J’ai tou­jours eu du mal à par­ler de la Résis­tance, j’ai rare­ment eu plai­sir à lire ou à écou­ter ce qu’on en disait. Le culte du pas­sé sup­pose une voca­tion que je n’ai pas et le temps per­du l’est tout à fait pour moi. À cer­tains égards, je suis un homme sans mémoire. Ajou­tez que le genre ancien com­bat­tant n’est pas le mien, que nous avons été gavés de sérieux et qu’enfin un peu de désin­vol­ture fait par­tie d’une bonne hygiène intel­lec­tuelle. Et puis la façon dont on parle de la Résistance…

Cela dit, lisant votre étude, j’y décou­vrais de nou­veaux motifs à l’éloignement que je sens pour cette période de notre his­toire, et je me disais, en même temps, que s’il fal­lait vrai­ment par­ler de cette époque, je pré­fé­rais qu’on en par­lât comme vous le faites. Ce double sen­ti­ment s’explique assez bien. Res­sus­ci­tant cer­taines pas­sions qui furent les nôtres, vous me fai­siez aimer de nou­veau, dans sa véri­té, l’expérience de ces années et je décou­vrais que mon éloi­gne­ment était le contraire d’un désa­veu. Je suis éloi­gné de ce qu’on a fait de la Résis­tance, de ce qu’elle est deve­nue, mais je suis heu­reux qu’il lui soit ren­du jus­tice dans ce qu’elle était réel­le­ment. Car il est encore néces­saire que jus­tice lui soit ren­due. Des hommes, natu­rel­le­ment paci­fiques par métier et par convic­tion, qui détes­taient la guerre et se refu­saient de haïr aucun peuple, ont été for­cés, dans les années 40, à la guerre. Pour que quelque chose soit alors sau­vé du désastre, ils n’ont pu qu’essayer de ne pas céder à la haine. Un déchi­re­ment vécu de façon si extrême mérite au moins la consi­dé­ra­tion. Le résis­tant, vous l’avez bien com­pris, en vou­lait à l’Allemagne d’avoir répon­du par le crime à ses rêves de paix et la fai­sait béné­fi­cier en même temps du sou­ve­nir de ces rêves. Oui, si jamais com­bat fut droit, ce fut bien celui-là où l’on entrait après avoir fait la preuve qu’on ne l’avait pas vou­lu. Et jus­te­ment, ceux qui y sont entrés ne ces­se­ront pas de regret­ter ce temps où l’on pou­vait se jeter tout entier dans la bataille, sans divi­sion inté­rieure et sans autre angoisse que celle, sup­por­table, de la peur la plus natu­relle. Il est même pos­sible que ce sen­ti­ment, si fort, de notre droit, nous ait ren­du plus dif­fi­ciles les tâches et les choix de l’histoire qui devait suivre. Mais enfin les souf­frances et les luttes de cette époque n’ont pas été abso­lu­ment vaines pour ceux qui y ont sur­vé­cu ; la néces­si­té même de ces épreuves était alors un ensei­gne­ment et un récon­fort. D’une cer­taine manière, on nous avait contraints à la bonne cause. Et qu’est-ce dans l’histoire qu’une bonne cause ? Celle qui se suf­fit à elle-même.

Mais ces luttes auraient dû com­por­ter aus­si un durable ensei­gne­ment. Je crois aujourd’hui qu’il n’en a rien été. La mode, je le sais, est de refu­ser un aveu de décep­tion dès qu’il s’agit d’une cir­cons­tance his­to­rique. L’histoire est un fait et si c’est un fait, il paraît que c’est un droit : l’histoire aurait tou­jours rai­son. Quant à moi, j’avouerai cepen­dant ma décep­tion de voir que cette expé­rience d’un grand désir de paix tra­hi, et contraint à une guerre insup­por­table, n’a ser­vi à peu près de rien à la plu­part de ceux qui sont cen­sés l’avoir vécue, et en par­ti­cu­lier aux intel­lec­tuels fran­çais. Elle n’a ser­vi de rien aux intel­lec­tuels de la Col­la­bo­ra­tion qui n’ont vu dans la défaite de l’Allemagne qu’un mal­heur sup­plé­men­taire. Elle n’a ser­vi de rien à beau­coup d’intellectuels de la Résis­tance qui s’acheminent aujourd’hui par le détour des mêmes sophismes vers une nou­velle col­la­bo­ra­tion. Après tout, si l’histoire ne recom­mence jamais, elle se répète sou­vent. Et per­sonne ne s’étonnera que les fai­blesses de notre socié­té pro­duisent, dans des cir­cons­tances dif­fé­rentes, les mêmes symp­tômes de défaillance. Nous assis­tons ain­si à la résur­rec­tion du curieux para­doxe dont par­lait un des écri­vains que vous citez : « l’alliance des paci­fistes les plus ardents avec les sol­dats d’une socié­té guer­rière ». Et cette alliance curieuse se camoufle tou­jours sous l’erreur que dénon­çait le même écri­vain et qui consiste « à se pla­cer dans l’avenir pour juger de l’actualité ». Le diag­nos­tic était brillant, mais les mêmes qui le fai­saient alors sont entrés à leur tour dans une sem­blable démence. Appa­rem­ment, la France a per­du l’estime d’une grande par­tie de ses intel­lec­tuels qui, de la droite à la gauche, ont été et seront prêts à la livrer au nom de leurs idéo­lo­gies les plus courtes.

Bien que je sache qu’il s’agit d’une véri­té par­tielle et que je connaisse d’autres intel­lec­tuels dont la seule exis­tence aide à vivre et à lut­ter, bien qu’enfin je n’ignore pas qu’une nation n’est pas faite que d’intellectuels, cette consta­ta­tion est une de celles qui m’éloignent des sou­ve­nirs de cette époque. Mais elle explique en même temps le sen­ti­ment de recon­nais­sance que j’ai eu à vous lire. Vous n’avez pas essayé d’expliquer que la résis­tance jus­ti­fie que l’on salue l’armée russe de 1954 ou qu’on exalte la bombe H ; vous n’avez pas choi­si par­mi les vic­times ou tiré pré­texte du sacri­fice de tant d’hommes pour hur­ler de nou­velles haines. Vous avez mis en valeur au contraire ce qui fut notre véri­té essen­tielle, à savoir que la Résis­tance s’est la plu­part du temps pas­sée de la haine. Du même coup, vous avez ren­du un peu moins vaine notre action d’alors. Après tout, si, comme vous le démon­trez, les écri­vains de la Résis­tance ont pu trans­mettre une par­tie au moins de cette véri­té, ils n’ont pas per­du tout à fait leur peine. Je n’ai jamais mis très haut l’action des écri­vains (et d’abord la mienne) pen­dant la Résis­tance. En par­ti­cu­lier, elle ne souffre aucune com­pa­rai­son avec l’action de ceux qui ont pris les armes. Mais si les écri­vains n’ont pas fait beau­coup pour la Résis­tance, nous dirons au contraire, après vous avoir lu, que la Résis­tance a fait beau­coup pour eux : elle leur a ensei­gné le prix des mots. Vous sou­li­gnez à juste titre leur effort d’exactitude, leur recherche de nuances qui s’accordent mal avec les néces­si­tés de l’action et du com­bat, et vous trou­vez quelques expli­ca­tions à ce phé­no­mène. Je vous en signale une, toute simple. Ris­quer sa vie, si peu que ce soit, pour faire impri­mer un article, c’est apprendre le vrai poids des mots. Dans un métier où la règle est de louer sans consé­quence et d’insulter impu­né­ment, cela fait une grande nou­veau­té. Et l’écrivain, décou­vrant sou­dain que les mots sont char­gés, est por­té à les employer avec mesure : le dan­ger rend clas­sique. Cela est vrai que seuls ceux qui n’ont rien ris­qué ont sur ce sujet abu­sé des mots. Au contraire, la plus grande œuvre née de la Résis­tance a été celle d’un homme à qui je regrette que vous ne don­niez pas toute sa place, bien au-des­sus des autres, et qui, lui, a pris les armes en même temps qu’il écri­vait. Ses mots bien hui­lés, mer­veilleu­se­ment rayon­nants, n’ont dès lors pas eu besoin de la colère ni de la haine pour chan­ter la beau­té au milieu des ténèbres. L’Allemagne nazie n’a pas eu de com­bat­tant plus déter­mi­né ni d’ennemi plus géné­reux qu’un grand poète fran­çais, René Char, dans l’œuvre de qui vous trou­ve­rez aujourd’hui comme demain le miroir fidèle d’une ver­tu libre et fière dont le sou­ve­nir nous sou­tient encore.

C’est à cause d’hommes et d’œuvres sem­blables que l’oubli sys­té­ma­tique que j’entretiens en moi sur ces sujets a pour vrai nom fidé­li­té, c’est à cause d’eux et d’elles que je ne renie aucun des mots que j’écrivais alors et que vous rap­por­tez. Je suis content au contraire d’avoir pris une part, si mince soit-elle, de cette aven­ture, en m’efforçant de ne rien haïr du peuple que nous combattions.

Je ne pré­tends à rien d’exemplaire et je suis bien loin de toute ver­tu (quelqu’un fré­mit en moi quand vous écri­vez que je suis un homme de jus­tice. Je suis un homme sans jus­tice et que cette infir­mi­té tour­mente, voi­là tout). Mais je vou­drais pour­tant res­ter fidèle à ce qui fut l’effort prin­ci­pal de cette résis­tance, déjà oubliée et tou­jours vivante chez cer­tains silen­cieux. Dans une nation dont les pério­diques pour une moi­tié insultent régu­liè­re­ment la nation amé­ri­caine et pour l’autre moi­tié le peuple russe, je vou­drais bien ne pas ajou­ter un seul mot de haine à ce tor­rent d’imprécations. Les rêves alle­mands m’ennuyaient et j’étais, et suis d’avis, qu’il faut les conte­nir. Mais je dois à Nietzsche une par­tie de ce que je suis, comme à Tol­stoï et à Mel­ville. Haïr leurs peuples serait me nier et me réfu­ter moi-même. Les com­battre s’ils oppriment le mien, est une tout autre affaire. Je sais qu’un cer­tain nombre de Fran­çais pensent ain­si et que leur atti­tude devant une nou­velle Occu­pa­tion, pour être dému­nie de hargne, n’en sera pas moins déter­mi­née. Selon moi, c’est en cela qu’eux du moins res­tent fidèles à l’esprit de la Résistance.

Mais l’Occident a mieux à faire qu’à se déchi­rer en guerres ou en polé­miques. Une créa­tion l’attend qu’il est seul, contrai­re­ment, à tout ce qui s’écrit aujourd’hui, à pou­voir édi­fier, car il est seul à four­nir les fer­ments et les hommes d’inquiétude dont aucune créa­tion, his­to­rique ou artis­tique, ne peut se pas­ser. Ces fer­ments, vous avez eu le talent et la pers­pi­ca­ci­té de les trou­ver dans un moment de l’histoire d’Europe où il était à la fois para­doxal et signi­fi­ca­tif qu’ils se mani­festent. Ce fai­sant, vous n’avez pas seule­ment aidé à rendre jus­tice à un récent pas­sé, mais encore à pré­pa­rer cet ave­nir auquel tous ensemble, et cha­cun à part, nous tra­vaillons désormais.

[/​Albert Camus/​]

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