La Presse Anarchiste

Paris 1902

J’avais dit adieu au pionicat.

Ça c’était brus­que­ment fait. La veille, je n’y pen­sais pas. D’avoir trou­vé la porte du col­lège fer­mée après minuit – la grande porte était nor­ma­le­ment fer­mée, mais il en exis­tait une petite qui ne l’était pas d’habitude – et d’être obli­gé de sau­ter le mur pour ren­trer me cou­cher, mon sang n’avait fait qu’un tour. Quoi, c’était donc la caserne ?

Cette bri­made du prin­ci­pal, impos­sible de l’accepter. Peut-être igno­rait-il que je n’étais pas ren­tré ? Au contraire, c’est parce qu’il le savait qu’il avait don­né ce tour de clef sup­plé­men­taire. Il avait vu ou quelqu’un lui avait signa­lé de petites affiches annon­çant dans la région une tour­née de confé­rences anti­mi­li­ta­ristes par Dubois-Des­saulle, un mili­tant anar­chiste d’alors. La pre­mière de ces confé­rences avait eu lieu jus­te­ment ce same­di soir à Vieux-Condé. Il s’était dit : mon bon­homme, puisque tu n’es pas ren­tré à minuit, tu iras cou­cher où tu voudras.

Je sau­tai donc le mur, mais rumi­nai toute la nuit. Non, ce ne fut pas long ; la déci­sion s’imposa très vite. Au matin, je lui remet­trais ma démis­sion de maître-répé­ti­teur. Ce que je fis. Ce qu’il accep­ta sans me poser de ques­tions, sans me deman­der d’attendre mon rem­pla­çant. Comme s’il n’était pas autre­ment sur­pris et comme s’il s’en trou­vait soulagé.

C’était un pauvre homme qui avait peur de tout. Il paraît que dans sa jeu­nesse il avait été en Picar­die un mili­tant radi­cal, à un moment où un radi­cal était un répu­bli­cain rouge, presque un révo­lu­tion­naire. Ça lui avait valu quelques ennuis dans sa car­rière de pro­fes­seur. Il ne pen­sait plus à cette période de sa vie qu’avec frayeur. Il trem­blait d’ailleurs à pro­pos de tout. Quand il écri­vait pour le ser­vice au rec­teur de l’académie de Lille, il se croyait tenu d’énumérer tous les titres uni­ver­si­taires et hono­ri­fiques du grand per­son­nage qui n’en deman­dait pas tant, qui sans doute en sou­riait même chaque fois. À l’idée de perdre l’un de ses vingt internes, il pâlis­sait. Or, j’avais por­té atteinte une pre­mière fois déjà à l’honneur du col­lège de Condé-sur-Escaut.

C’était quelques semaines avant. Un dimanche après-midi où j’étais libre, j’avais été retrou­ver à Fresnes mon ami Del­zant, le mili­tant des ver­riers, et ses cama­rades. Or, ne voi­là-t-il pas que le bruit était par­ve­nu qu’un chef des jaunes de Valen­ciennes se per­met­tait de faire une réunion publique à Vieux-Condé jus­te­ment cet après-midi. Del­zant et quelques cama­rades ne font ni une ni deux. Ils décrochent quelque part un dra­peau rouge. En route pour Vieux-Condé ! On part de Fresnes une demi-dou­zaine, le petit Monatte à côté du grand Del­zant. En che­min, on chante peut-être « l’Internationale » et « la Car­ma­gnole ». C’est bien pos­sible. La petite troupe se ren­force en route. On tra­verse ain­si Condé dans toute sa lon­gueur. À Vieux-Condé, l’étape de quatre à cinq kilo­mètres fran­chie, on arrive bien près d’une cen­taine. Le confé­ren­cier des jaunes, un avo­cat catho­lique de Valen­ciennes dont le nom ne me revient pas, mais qui eut une cer­taine noto­rié­té dans son genre, au temps de Bié­try et de Lanoir, ne s’attendait pas à tant de monde et sur­tout à cette sorte de monde. D’autant que notre arri­vée avait fouet­té l’ardeur des mineurs et des métal­lur­gistes de Vieux-Condé. La salle de réunion fut bien­tôt trop petite. Notre avo­cat patro­nal essaya de par­ler, mais il ne put conti­nuer long­temps. Il pré­fé­ra s’éclipser et la réunion fut ter­mi­née par Del­zant et les ora­teurs révo­lu­tion­naires du coin.

Vous pou­vez pen­ser si on par­la de l’événement dans le pays. Condé avait une popu­la­tion pai­sible, mais Fresnes et Vieux-Condé qui l’encadrent étaient des centres ouvriers de ver­riers, de mineurs et de métal­lur­gistes, tout au fond du bas­sin d’Anzin. Notre défi­lé à Condé der­rière le dra­peau rouge avait fait mar­cher les langues. Le prin­ci­pal du col­lège avait vite appris ma pré­sence en tête du cortège
Est-ce que cette pré­sence d’un pion du col­lège n’allait pas lui atti­rer des his­toires, peut-être le retrait de quelques-uns de ses déjà si peu nom­breux internes par quelque famille d’employés de la mine ou de pay­sans aisés des environs ?

Dans ma can­deur, je n’imaginais pas que de tels mal­heurs pou­vaient être sus­pen­dus sur la tête de mon prin­ci­pal. Et si même j’y avais pen­sé, j’y aurais été pro­ba­ble­ment insensible.

Voi­là que deux ou trois semaines plus tard, je remet­tais ça. Cette tour­née de confé­rences anti­mi­li­ta­ristes, c’était encore un coup mon­té par moi. C’en était trop. Mais que faire ? Se plaindre à l’inspecteur d’académie avant que celui-ci, asti­co­té par la Com­pa­gnie des mines d’Anzin, ne s’en plai­gnit à lui ? Mais mon crime n’était pas énorme. En ce début de 1902, non pas que l’Université fût aus­si bouillante dans ces len­de­mains de l’affaire Drey­fus qu’on le sup­pose par­fois, au moins dans le Nord, et même ailleurs, on ne tra­cas­sait pas un pion pour des choses de ce genre. Du moins, je ne l’ai pas été. Sauf par mon prin­ci­pal, plus mar­chand de soupe qu’éducateur.

S’il fut agréa­ble­ment sur­pris quand je lui remis ma démis­sion, par contre mes cama­rades de Fresnes furent conster­nés. Del­zant tout le pre­mier. Et Dubois-Des­saulle donc ! Il devait res­ter toute une semaine dans la région et faire chaque soir une réunion. L’accompagner tous ces soirs-là, je ne pou­vais y pen­ser. Le petit groupe avait assez de prendre en charge les frais du confé­ren­cier. Quant à mon escar­celle, elle était légère. Donc, c’était exclu. Il m’est reve­nu à l’oreille plus tard, en d’autres cir­cons­tances, une remarque : Monatte doit avoir quelque for­tune per­son­nelle pour envoyer paître ain­si telle ou telle situa­tion. Il m’est arri­vé en effet d’en envoyer paître de meilleures sans savoir ce qui advien­drait, le len­de­main, comme ce jour-là j’en quit­tai brus­que­ment une assez peu brillante. Et sans grand pécule en poche. Ques­tion de tem­pé­ra­ment. Comme le cama­rade à l’atelier, en ce temps-là, je ramas­sais mes clous.

Sou­dain, un besoin de liber­té m’avait pris. Il fal­lait par­tir au loin. Où ? À Paris, évidemment.

Le coup du mur à « faire » s’était pro­duit alors que j’étais déjà tout remué par l’air du dehors que m’avait appor­té Dubois-Des­saulle, par la longue conver­sa­tion que nous avions eue tout l’après-midi du same­di sur les idées et le mou­ve­ment. La vie de pion de col­lège m’était appa­rue dans toute sa tris­tesse. Cette vie n’est accep­table quelques années que si l’on pré­pare un exa­men qui vous en fasse sor­tir. Or, je n’en pré­pa­rais aucun. Rien ne me retenait.

Pas même une petite amie ? direz-vous peut-être. Pas même. Pour­tant à vingt ans on ne vit pas seule­ment de lec­tures, d’études, d’idées. J’étais seule­ment depuis trois à quatre mois à Condé et mes vingt et un ans se par­ta­geaient entre les cor­vées du col­lège, la lec­ture dans ma piaule et les cama­rades de Fresnes. Pour­tant un soir, alors qu’avec tout le col­lège j’étais dans la salle des fêtes de Condé où l’on jouait une pièce de théâtre, j’avais eu l’impression qu’une grande chose – grande pour moi – était en train de m’arriver. Au cours de la soi­rée un jeune beau visage m’avait frap­pé et je crois bien que nous nous sommes man­gé des yeux durant plu­sieurs heures. À la sor­tie, dans la cohue, nous avions pris ren­dez-vous pour le len­de­main. Près du kiosque à musique sur la grand-place. À l’heure dite, dans l’ombre de la soi­rée d’hiver, une ombre dou­blée d’un épais brouillard, j’ai atten­du un long moment. Pas un pas­sant. Puis un frô­le­ment brusque. Ce n’était pas le jeune beau visage. « N’attendez pas ma sœur. D’ailleurs elle est fian­cée. » La vision s’était fon­due dans le brouillard. Un petit coup au cœur et je rega­gnais le collège.

Rien, abso­lu­ment rien ne me rete­nait à Condé ni dans le pio­ni­cat. Tout m’entraînait ailleurs.

C’est comme cela que je par­tis pour Paris, la bourse légère, ne sachant com­ment je me débrouille­rais, mais sûr que je me débrouillerais.

Ce ne fut pas très facile. Pas tel­le­ment dif­fi­cile non plus, car la vache enra­gée ne me fai­sait pas peur.

Dès l’arrivée, je retrouve un cama­rade méca­no que j’avais connu aux grandes vacances pré­cé­dentes. Brouillé avec l’Auvergne fami­liale, je venais pas­ser les vacances à Paris. – En atten­dant que tu aies trou­vé du tra­vail, viens cou­cher chez moi. Il avait une chambre quai des Céles­tins, près de ses parents. C’était un gars de la Jeu­nesse révo­lu­tion­naire du IVe. Un peu bavard sûre­ment, mais ayant du cœur. Il m’a héber­gé ain­si plu­sieurs semaines ; il lui est même arri­vé vers la fin de lais­ser sur la com­mode une pièce de vingt sous en par­tant le matin de bonne heure, afin que je puisse cas­ser la croûte dans la journée.

Dubois-Des­saulle m’avait don­né un mot pour Vic­tor Char­bon­nel, le direc­teur de « la Rai­son ». L’hebdomadaire qui pré­cé­da le quo­ti­dien « l’Action ». Char­bon­nel vivait le rêve de sa vie, prê­cher, lui défro­qué, au grand public pari­sien, sa nou­velle foi, jouer un rôle poli­tique en vue. Il se figu­rait que tout le monde était mor­du par le même désir. Il ne me reçut pas mal, mais il me dit : « Encore un qui vient à la conquête de Paris ? » Je ne venais rien conqué­rir du tout. Je venais me fondre dans un mouvement.

Pour m’aider à trou­ver du tra­vail, il m’adressa au direc­teur de l’imprimerie Alcan-Lévy, où s’imprimait « la Rai­son ». Cette impri­me­rie alors n’était pas rue du Crois­sant, mais rue Réau­mur. Je m’y ren­dis tout de suite, trop vite peut-être. Après m’avoir ques­tion­né cinq minutes, le direc­teur, qui vou­lait faire plai­sir à Char­bon­nel, se dit qu’un bache­lier pou­vait faire au pied levé un cor­rec­teur d’imprimerie. Il me condui­sit dans l’atelier au cas­se­tin des cor­rec­teurs et me confia à un chef cor­rec­teur assez gro­gnon. De toute la jour­née celui-ci ne me dit pas un mot, pas même quand il s’aperçut, assez vite, que j’ignorais tout des signes de cor­rec­tion et des règles typo­gra­phiques. Per­sonne, par­mi les col­lègues, ne vint non plus à mon secours. Le soir, for­cé­ment, on m’avisait que je n’aurais pas à reve­nir. Je com­pris assez tôt que le mini­mum indis­pen­sable de connais­sances typo­gra­phiques m’avait man­qué. Ma pre­mière chance de me débrouiller avait raté.

Je pas­sai aux « Temps nou­veaux », où je connais­sais Jean Grave déjà depuis plu­sieurs années ; au « Liber­taire » aus­si où je ne sais plus qui m’avait aux vacances emme­né aux petites réunions du lun­di soir où se dis­cu­tait le numé­ro de la semaine. Bien reçu ici et là, mais sans pers­pec­tive de travail.

Quelque temps après, allant à « Pages libres » faire mon chan­ge­ment d’adresse, je tombe sur toute son équipe, réunie dans la pièce du fond du fameux 8, rue de la Sor­bonne. Les quatre qui en étaient les vrais ani­ma­teurs étaient là : Charles Guieysse et Mau­rice Kahn, Moreau et Dujar­din. Voi­là que Moreau, l’administrateur de la mai­son, ne se contente pas de noter ma nou­velle adresse. Il me ques­tionne. Les autres s’en mêlent. Ils veulent savoir pour­quoi j’ai quit­té le Nord et le pio­ni­cat. Un tel accueil était sur­pre­nant. L’explication ? Un mois ou deux avant, j’avais envoyé une com­mande de librai­rie pour la biblio­thèque du groupe de libre-pen­sée de Fresnes. La liste des livres deman­dés avait accro­ché leur atten­tion. Ils vou­laient savoir qui l’avait dres­sée, ce qu’était ce groupe de libre-pen­sée. Dans le Nord, très sou­vent, un tel groupe ras­sem­blait, ras­semble peut-être encore, les élé­ments ouvriers qui ne vou­laient pas adhé­rer à un groupe socia­liste, gues­diste ou autre. C’était un groupe de libre-pen­sée mais sur­tout de pen­sée libre, de pen­sée socia­liste libre, refuge des liber­taires et des socia­listes non par­le­men­taires, par­ti­cu­liè­re­ment des mili­tants syn­di­caux. C’était pour la biblio­thèque d’un tel groupe que j’avais fait venir une dou­zaine de bou­quins. Entre nous, je dois avouer que Del­zant m’a dit quelques années plus tard que ces livres n’avaient pas trou­vé beau­coup de lec­teurs. En dres­sant la liste je m’étais lais­sé gui­der davan­tage par ma propre curio­si­té intel­lec­tuelle que par celle des cama­rades du groupe. Je ne savais pas encore que tel livre pré­cieux pour quelqu’un peut très bien ne rien dire au voisin.

Mon sac vidé, Moreau me demande : « Que comp­tez-vous faire ? Avez-vous trou­vé du tra­vail ? » Sur ma réponse, que je cher­chais sans grand suc­cès jusqu’à pré­sent, il me demande si j’accepterais de faire un petit tra­vail momen­ta­né, les jeux de bandes d’abonnés de « Pages libres ». « Ça vous pren­drait trois semaines ou un mois. En atten­dant que vous ayez trou­vé mieux. »

J’acceptai volon­tiers, comme on le peut pen­ser. Grâce à la pers­pi­ca­ci­té de Moreau, j’étais momen­ta­né­ment débrouillé. Der­rière un visage un peu rude, Moreau était le plus droit et le moins sec des hommes. Dans l’équipe de « Pages libres », cer­tai­ne­ment celui qui avait le plus le sens ouvrier. Il avait quit­té le métier de bro­cheur l’année d’avant pour prendre l’administration de « Pages libres ». Il la condui­sit de façon remar­quable et ne la quit­ta qu’à la dis­pa­ri­tion de la revue, en 1909, lorsque l’équipe se disloqua.

Je n’ai donc jamais été admi­nis­tra­teur de « Pages libres ». L’honneur en revient, car hon­neur il y a ou il y eut, à Georges Moreau. C’est grâce à son effort sérieux et à son ini­tia­tive que cette revue heb­do­ma­daire grim­pa à 7 ou 8000 abon­nés, un chiffre éle­vé pour l’époque et même rare­ment atteint depuis dans nos milieux ouvriers. J’ai tra­vaillé à l’administration de « Pages libres », ce n’est pas la même chose. Après ce pre­mier tra­vail de bandes à tirer au cyclo­style, je devais être occu­pé au ser­vice de librai­rie, à d’autres tâches encore. C’est « Pages libres » qui me pro­po­sa pour le secré­ta­riat admi­nis­tra­tif de la Fédé­ra­tion des Uni­ver­si­tés popu­laires quand elle se recons­ti­tua pour un temps avec Case­vitz et Kastor.

Mais ce n’est pas « Pages libres » qui m’a diri­gé sur le Pas-de-Calais, contrai­re­ment à ce qu’a racon­té Brup­ba­cher. C’est une autre his­toire, sur­ve­nue par hasard, que je racon­te­rai quelque jour.

Quand je pense à ce milieu de « Pages libres », où j’ai cer­tai­ne­ment appris le plus de choses, je suis obli­gé de me rendre compte que je le regar­dais, sinon d’un peu haut, au moins comme ne cadrant pas com­plè­te­ment avec mes propres convic­tions. On y avait le sens de la liber­té, mais on ne s’y pro­cla­mait pas liber­taire. J’étais jeune, je tenais aux for­mules et je ne savais pas qu’on peut se dire, et se croire liber­taire et n’avoir aucun sens de la liber­té. L’expérience m’a appris ça plus tard. On n’était donc pas à « Pages libres » assez liber­taire pour mon goût. Certes, je me regar­dais comme un employé qui fait sérieu­se­ment ce qu’il a à faire, mais pas plus. Pas d’initiative. Pas de recherche pour faire plus qu’honnêtement mon tra­vail. Non que je l’aie jamais trou­vé au-des­sous de mes moyens. Je n’ai jamais eu de mépris pour ces tra­vaux admi­nis­tra­tifs. J’en ai tou­jours mesu­ré l’importance. Nos publi­ca­tions vivent mal ou ne vivent pas pré­ci­sé­ment parce que le tra­vail admi­nis­tra­tif qu’elles impliquent est trop sou­vent mal com­pris et mal fait. Peut-être aus­si à cette époque réflé­chis­sais-je trop peu à ce que je fai­sais, à ce que je voyais, à ce dont je vivais, à ce qui m’entourait. Trop de rêve, pas assez de réflexion. Ou pas assez de réflexion sur ce qui me tou­chait de tout près. Il y a des hommes qui ne pensent qu’à eux et à ce qu’ils font ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas assez. Sur­tout, la grosse lacune, trop fré­quente, c’est de ne pas faire tra­vailler son esprit sur les maté­riaux innom­brables que la vie chaque jour met sous votre nez ou dans vos mains. À l’époque, je n’avais pas trop de mes sept soi­rées pour cou­rir à toutes les réunions, petites ou grandes, qui m’intéressaient. Pour y par­ler ? Non, sans ouvrir le bec. Je me suis dis­per­sé long­temps. Aujourd’hui encore, peut-être. Je me sou­viens même qu’un peu plus tard, alors que j’étais entré dans la cor­rec­tion, Guieysse me pro­po­sa de venir à l’imprimerie où se fai­sait alors « Pages libres », à Ver­sailles. Il vou­lait me sor­tir du milieu arti­fi­ciel pari­sien où il crai­gnait que je ne me gâte. Il vou­lait que je prenne le temps d’étudier et de digé­rer mon expé­rience. Quit­ter Paris, même pour Ver­sailles, il n’y pen­sait pas !

Le rez-de-chaus­sée du 8, rue de la Sor­bonne est presque deve­nu his­to­rique. « Les Cahiers de la Quin­zaine » de Péguy occu­paient la pièce sur la rue, tan­dis que « Pages libres » dis­po­saient de la pièce du fond. Un moment même le cou­loir d’entrée fut occu­pé par « Jean-Pierre », pre­mière ten­ta­tive non com­mer­ciale de jour­nal pour enfants. « Jean-Pierre », sur qui René Johan­net a dit des bêtises l’an der­nier et en a prê­té à Bour­geois, l’administrateur des « Cahiers de la Quin­zaine ». Aujourd’hui, tout le monde connaît Péguy et ses « Cahiers ». Il a fal­lu sa mort et l’exploitation de cette mort par l’Église et par l’Armée pour qu’on oublie que de son vivant Péguy a été le plus iso­lé et le plus mécon­nu des écri­vains. Iso­le­ment et mécon­nais­sance, avec la gêne maté­rielle consé­cu­tive, qui ont peut-être ame­né Péguy à la pire situa­tion, celle de se parjurer.

« Pages libres » étaient sor­ties des Uni­ver­si­tés popu­laires comme celles-ci étaient sor­ties de l’affaire Drey­fus. Elles ont dis­pa­ru en 1909 – fon­dues dans la « Grande Revue » – non parce qu’elles avaient échoué com­mer­cia­le­ment – elles avaient plu­tôt assez bien réus­si – mais parce que le souffle qui les avait por­tées s’était éteint. Qui se sou­ve­nait de l’affaire Drey­fus ? Qui se rap­pe­lait les Uni­ver­si­tés popu­laires ? Il suf­fit de pen­ser à Cle­men­ceau se pro­cla­mant le « pre­mier des flics » en 1906 pour mesu­rer le che­min rebrous­sé par le Cle­men­ceau des pre­mières luttes de l’affaire Drey­fus, pas seule­ment par Cle­men­ceau, mais par l’ensemble des drey­fu­sards et par le pays lui-même. Une période était close, une autre allait com­men­cer, avait com­men­cé, celle que marque le syn­di­ca­lisme révolutionnaire.

Quelques noms de jour­naux et de revues situent cette période.

À côté de « la Voix du peuple », l’organe offi­ciel de la CGT, plus lus qu’elle et ren­for­çant son action, on peut citer « les Temps nou­veaux », l’hebdomadaire liber­taire, « le Mou­ve­ment socia­liste », la revue d’Hubert Lagar­delle et des socia­listes venus au syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, « Pages libres », enfin, dont Charles Guieysse était la plus forte personnalité.

Très tôt Guieysse avait com­pris la grande force que por­tait en lui le syn­di­ca­lisme. Il avait déga­gé son expé­rience des Uni­ver­si­tés popu­laires dans un « Cahier de la Quin­zaine », « Les Uni­ver­si­tés popu­laires et le mou­ve­ment ouvrier ». Offi­cier d’artillerie démis­sion­naire après la deuxième condam­na­tion de Drey­fus par un conseil de guerre, il avait vécu la vie des UP de très près ; pen­dant la belle flam­bée de leurs débuts il avait été appe­lé au secré­ta­riat de leur Fédé­ra­tion. D’ailleurs, pour lui et ses cama­rades, « Pages libres » étaient encore une UP, ins­tal­lée à un car­re­four où se rejoi­gnaient le mou­ve­ment ouvrier, le syn­di­ca­lisme des fonc­tion­naires, par­ti­cu­liè­re­ment des ins­ti­tu­teurs et des pos­tiers, aus­si le tout jeune syn­di­ca­lisme des méde­cins fraî­che­ment sor­ti de l’Association cor­po­ra­tive des étu­diants en méde­cine, et ceux des intel­lec­tuels drey­fu­sards qui se refu­saient à oublier, voire à trahir.

1902 ; c’est le minis­tère Combes, mais c’est sur­tout l’année du congrès de Mont­pel­lier où se réa­li­sa l’unité ouvrière, l’année où parut l’« His­toire des Bourses du tra­vail » de Fer­nand Pel­lou­tier, mort l’année pré­cé­dente. En 1904, Guieysse sui­vait avec pas­sion le congrès confé­dé­ral de Bourges où les révo­lu­tion­naires l’emportaient défi­ni­ti­ve­ment sur les réfor­mistes. Défi­ni­ti­ve­ment ? Rien n’est jamais défi­ni­tif. Dix ans plus tard, devant la guerre, les réfor­mistes et les mil­le­ran­distes devaient prendre une fameuse revanche. Mais alors, en plein élan du mou­ve­ment pour les huit heures, et le congrès confé­dé­ral d’Amiens deux ans après devait le confir­mer, le mou­ve­ment syn­di­cal fran­çais sem­blait être sûr de son che­min et de sa force. À Amiens, Guieysse pre­nait ses repas, comme à Bourges d’ailleurs, à la même table d’hôtel que les meilleures têtes de la CGT, avec Pou­get, Grif­fuelhes, Mer­rheim. Il a par­ti­ci­pé, plume en main, à l’élaboration de la fameuse charte d’Amiens. Pour­quoi Guieysse ne s’est-il pas enga­gé plus à fond dans le mou­ve­ment ? Pour­quoi sa confiance en lui a‑t-elle bais­sé après 1906 ? Pour bien des rai­sons. Il est dif­fi­cile à un bour­geois de trou­ver une tâche où il puisse être uti­li­sé dans le mou­ve­ment. Il lui est non moins dif­fi­cile de sur­mon­ter cer­taines dures épreuves intel­lec­tuelles. Autant que par Sorel, Guieysse avait été influen­cé par Prou­dhon, le Prou­dhon de la « Capa­ci­té poli­tique de la classe ouvrière ». Il voyait le syn­di­cat vidant l’État de ses fonc­tions utiles et les pre­nant en charge. Dans la lutte contre les bureaux de pla­ce­ment, par exemple, il ne com­prit pas la timi­di­té empê­chant les syn­di­cats de reven­di­quer le pla­ce­ment par eux-mêmes et leur rési­gna­tion à se satis­faire d’offices muni­ci­paux. Le tapage de « la Guerre sociale » et son influence dans cer­taines couches syn­di­cales créèrent en lui un malaise. Le vieil offi­cier d’artillerie se rebif­fait. Peut-être aurait-il conve­nu avec Prou­dhon que la fin du mili­ta­risme est la mis­sion du XIXe siècle – et du XXe donc – à peine de déca­dence indé­fi­nie. Mais il s’habituait mal à un cer­tain anti­mi­li­ta­risme que Gus­tave Her­vé sera le pre­mier à jeter aux orties. Autre chose encore, il avait été sur­pris que dans chaque Fédé­ra­tion d’industrie il ne se trou­vât pas un mili­tant pour suivre l’exemple don­né par Mer­rheim dans les métaux, que dans chaque Bourse du tra­vail l’ombre tom­bât sur Pel­lou­tier et son enseignement.

Toutes ces rai­sons ont cer­tai­ne­ment joué, mais la prin­ci­pale, c’est qu’il n’a pas vu – et le mou­ve­ment non plus – quelle tâche pou­vait uti­li­ser sa force et ses qua­li­tés. Pour un socia­liste poli­tique, la ques­tion ne se pose pas. Il devient dépu­té. Son milieu bour­geois accepte à ce prix qu’il pro­fesse des idées de trans­for­ma­tion sociale. Il ne déroge pas, il garde son rang. Guieysse aurait faci­le­ment trou­vé quelque cir­cons­crip­tion élec­to­rale. N’était-il pas le fils de l’ancien ministre de la Marine, le dépu­té radi­cal du Mor­bi­han ? Il ne le pou­vait ni ne le vou­lait. Non pas qu’il fût anti­par­le­men­taire à notre façon. Il croyait même que le par­le­men­ta­risme pou­vait appor­ter un élé­ment de sou­tien au mou­ve­ment. Mais il savait que le jour où il serait dépu­té il aurait de ce fait même per­du une part, une grande part, de la confiance de ses amis syn­di­ca­listes. Alors à quelle tâche se consa­crer ? Le syn­di­ca­lisme n’en avait aucune à lui confier.

Il aurait pu être d’une grande aide dans un quo­ti­dien syn­di­ca­liste. Mais un tel quo­ti­dien n’existait pas. Et s’il avait été fon­dé alors, aurait-il été dif­fé­rent de « la Révo­lu­tion » et de « la Bataille syn­di­ca­liste » qui ont fait dire avec éton­ne­ment à des obser­va­teurs clair­voyants : « C’est tout ce que les syn­di­ca­listes avaient à dire ? » Évi­dem­ment, Guieysse n’aurait pu s’y inté­res­ser qu’à la condi­tion que ce quo­ti­dien fût vrai­ment une créa­tion ori­gi­nale du syn­di­ca­lisme. D’ailleurs lui aurait-on pro­po­sé de s’y consa­crer ? Il est pro­bable qu’on n’y aurait même pas pen­sé. Nous avons bien com­mis la faute et l’injustice de ne pas aller cher­cher Pou­get quand nous avons fon­dé « la Bataille syndicaliste »
Nous n’avons même pas pen­sé à un tel geste, répa­ra­tion qui lui était bien due, démarche qui aurait pu être si utile au quo­ti­dien lui-même.

Guieysse sera res­té dix ans en marge du mou­ve­ment. Le syn­di­ca­lisme ne lui a pas ten­du la main ; le par­le­men­ta­risme ne lui disait rien. À quelle tâche se don­ner ? Il a essayé de tou­cher le grand public avec « la Revue de l’opinion ». Il avait réus­si avec « Pages libres » à tou­cher un public de mili­tants, un assez vaste public ; il en a cher­ché un plus large. L’essai n’a pas réus­si. Il s’est aper­çu alors que sa for­tune per­son­nelle s’était envo­lée. Ce jour-là, une femme de tête, sa belle-maman, la fille de l’éditeur Jouaust, lui a dit : « Charles, tout ce que vous avez fait, j’ai trou­vé que c’était bien. Mais il ne reste plus que la part de la maman ; il ne faut pas y tou­cher ; cela doit reve­nir aux enfants. » Guieysse dut alors se faire une situa­tion dans l’industrie. Il entra dans une affaire de colles et géla­tine où il réus­sit par­fai­te­ment. Mais adieu, le mou­ve­ment ouvrier. Adieu, « Pages libres ». Il avait don­né son effort, un effort qui marque dans le mou­ve­ment. Il reste encore par le pays des cen­taines d’hommes et de femmes qui doivent à « Pages libres » et à Guieysse d’avoir été conduits au syndicalisme.

Pour­quoi me suis-je lais­sé entraî­ner à par­ler si lon­gue­ment de lui et de « Pages libres » ? Parce que j’ai l’impression qu’ils sont injus­te­ment oubliés. Peut-être aus­si parce que Daniel Halé­vy m’a paru tirer Guieysse à lui et à ses idées réac­tion­naires d’aujourd’hui, don­nant à pen­ser que Guieysse avait pris le même che­min que Péguy, que les deux revues du 8 de la rue de la Sor­bonne avaient pareille­ment tour­né le dos aux idées qu’elles avaient défen­dues dans leurs jeunes années.

Je ne dirai pas qu’au temps où je tra­vaillais à « Pages libres », donc dans le voi­si­nage des « Cahiers », j’ai connu per­son­nel­le­ment Péguy. Je l’ai vu, je lui ai par­lé. Je puis même dire qu’il a été plu­sieurs fois cor­dial pour le tout jeune homme que j’étais. Mais le pre­mier Péguy déjà me met­tait sur la réserve, même celui d’avant son retour à la reli­gion et d’avant son chau­vi­nisme forcené.

Je ne m’expliquais pas, entre autres, le plai­sir qu’il avait à se mon­trer pério­di­que­ment dans la bou­tique en uni­forme d’officier de réserve.

Quant au deuxième Péguy, celui qui est deve­nu célèbre, j’avoue que je ne le com­prends pas. Je ne puis oublier qu’il est par­ti du socia­lisme et du drey­fu­sisme. Pour aller où ? Je crains que son talent n’ait été per­du par l’orgueil et qu’il n’ait été dévoyé par son insuc­cès du début. Pou­vait-il se sau­ver dans le socia­lisme, en dépit des poli­ti­ciens et des pro­fes­seurs socia­listes ? Cette pos­si­bi­li­té, il ne l’aurait eue que s’il était allé jusqu’à l’anarchisme. Il n’y est pas allé et ne pou­vait pas y aller. Il y avait en lui trop d’orgueil, trop le goût du chef, peut-être aus­si un hori­zon trop étroit. Il a eu la méga­lo­ma­nie du pro­fes­seur et de l’intellectuel. Pour lui, la vie de la France a tour­né autour de la Sor­bonne. Le livre lui a bou­ché l’horizon. Il n’a connu ni la vie éco­no­mique, ni la vie sociale, ni la véri­table vie intel­lec­tuelle. Il s’en est tenu à une vie sco­laire supérieure.

Fidé­li­té au peuple ? Fidé­li­té à ses amis ? Il a jalou­sé Romain Rol­land pour le suc­cès de « Jean-Chris­tophe ». Il a calom­nié Berg­son lors de son entrée à l’Académie. Il a cher­ché des poux à Guieysse parce que « Pages libres » avaient quatre à cinq fois plus d’abonnés que « les Cahiers ». Et sur­tout il s’est lié avec Mil­le­rand au moment où celui-ci était visi­ble­ment pas­sé à la bour­geoi­sie. Il s’est lié avec Bar­rès, le Bar­rès de la deuxième période, celui du natio­na­lisme le plus étroit et de l’antidreyfusisme. Il a visé l’Académie française.

Il n’était plus de notre camp celui à qui Romain Rol­land a enten­du dire à pro­pos de Jau­rès : « Nous ne par­ti­rons point pour le front, en lais­sant ces traîtres vivants der­rière notre dos. » Péguy est un homme que je ne com­prends pas. Ce que je dis là, je l’ai écrit de son vivant dans « la Vie ouvrière », en réponse à une lettre d’Albert Thier­ry, un ami com­mun, qui me pro­po­sait un article : « Péguy ouvrier ».

Nous voi­là loin de mon arri­vée à Paris en 1902. À regar­der en arrière, à revivre cette période d’avant 1914, à évo­quer des figures comme celles de Guieysse et de Péguy, je me demande ce qu’il fau­drait faire pour que tant d’efforts dés­in­té­res­sés et de grand prix ne se perdent pas pour le mou­ve­ment, ou ne se retournent pas contre lui, pour que ce pays ne s’épuise pas pério­di­que­ment en vel­léi­tés sans lendemain.

[/​Pierre Monatte/​]

La Presse Anarchiste