La Presse Anarchiste

Socialisme et scientisme

Mon cher Leval,

Je viens de lire la pre­mière par­tie de ton essai pour « Témoins » sur « Bakou­nine et la Science » [[Voir « Témoins », n° 6|Bakounine et la science.]]. Dans ce dia­logue post­hume avec Brup­ba­cher (qui fut, en sa qua­li­té de méde­cin, un homme for­mé par la dis­ci­pline men­tale des sciences natu­relles, comme le fut d’ailleurs notre Mala­tes­ta), il est assez tou­chant de voir la Science avec un grand S défen­due par un lit­té­raire, un émo­tif et un poète. Alors que les pra­ti­ciens de la méthode expé­ri­men­tale assignent volon­tiers des limites à l’empire des connais­sances exactes et font d’expresses réserves sur leur propre savoir, ta confiance a quelque chose d’un acte de foi, légi­time, d’ailleurs, pour­vu qu’il soit recon­nu pour ce qu’il est.

Bakou­nine, lui aus­si, s’est tenu toute sa vie sur le plan des géné­ra­li­sa­tions pas­sion­nées à par­tir d’intuitions que lui dic­tèrent ses luttes per­son­nelles, et il s’enflamma pour la phi­lo­so­phie alle­mande, cette Science des sciences, Science uni­ver­selle ou Science de l’Esprit, qui se pré­sen­tait non seule­ment comme l’expérience accu­mu­lée des siècles (c’est-à-dire la tra­di­tion), conden­sée, coor­don­née et réflé­chie, mais comme la révé­la­tion ultime des secrets de la nature, de l’histoire, de l’avenir et de la divi­ni­té. Qu’il ait cédé d’abord à la ten­ta­tion mono­po­li­sa­trice et auto­ri­taire des grands sys­tèmes, pour la dénon­cer ensuite, cela fait en bonne par­tie l’intérêt humain et l’intérêt intel­lec­tuel de son mes­sage, et je ne vois pour ma part rien à objec­ter à ce que l’on pro­pose, sans réduc­tion arbi­traire à l’unité, ces deux faces d’une même exis­tence et d’une même pen­sée. Je ferais remar­quer seule­ment que le choix expli­cite auquel se sont arrê­tés Brup­ba­cher, et (dans quelques textes que tu connais sûre­ment) Mala­tes­ta, est tout aus­si valable que le tien ; ils ont pré­fé­ré l’iconoclaste et le volon­ta­riste, tan­dis que tu insistes sur la conti­nui­té entre Bakou­nine et l’école kro­pot­ki­nienne consi­dé­rée comme école maté­ria­liste doc­tri­nale, pos­tu­lant ambi­tieu­se­ment la réduc­tion à leur ana­lyse méca­nique pos­sible de tous les phé­no­mènes, sans exclure les phé­no­mènes psy­cho­lo­giques et sociaux.

Eh bien, soit ! Ne limi­tons pas d’avance, avant toute équi­li­bra­tion natu­relle, l’impérialisme de la « véri­té » ! Les ambi­tions déme­su­rées pro­po­sées à la recherche scien­ti­fique auront tou­jours « l’action exal­tante des aspi­ra­tions infi­nies », capable de séduire à dis­tance les poètes et les lit­té­ra­teurs de la science ; mais le carac­tère roman­tique et « mys­tique » de cet attrait n’est pas niable. L’incertitude agnos­tique est l’état nor­mal du cher­cheur, et tout natu­ra­liste comme tout phy­si­cien (à plus forte rai­son tout socio­logue) sait à quel point il est dif­fi­cile d’instituer une expé­rience quel­conque, où les variants soient limi­tés à un seul, et dont les résul­tats puissent être inter­pré­tés sans aucune équi­voque ; on doute même aujourd’hui que cet idéal soit réa­li­sable, en ce qui concerne les phé­no­mènes élé­men­taires et à petite échelle, de sorte que « la Science » serait éter­nel­le­ment condam­née à n’être qu’une sup­po­si­tion théo­rique fon­dée sur l’observation glo­bale du jeu sta­tis­tique des pro­ba­bi­li­tés. D’autre part, toute théo­rie géné­rale et uni­taire de l’univers ren­contre dans la dis­con­ti­nui­té (hypo­thèse des quan­ta) une pierre d’achoppement qui coupe l’essor à cer­taines anti­ci­pa­tions et déçoit cer­taines attentes des siècles pas­sés. Com­ment, par exemple, pour­rions-nous jamais consta­ter l’existence de pla­nètes non solaires, si leur pesan­teur et leur lumi­no­si­té sont, dans l’universalité des cas, au-des­sous du seuil d’intensité qui les ren­draient obser­vables sur la terre ?

Tout cela, je m’empresse de le dire, n’entraîne pas la pré­ten­due ban­que­route de la science [[Il ne peut y avoir « faillite » qu’aux yeux de ceux qui deman­daient à la science de tenir lieu de tout, en par­ti­cu­lier d’art, de jus­tice et de reli­gion.]], mais au contraire le triomphe de la pru­dence et de la modes­tie qui carac­té­risent l’attitude scien­ti­fique. Il n’est plus ques­tion aujourd’hui de cer­ti­tudes, mais de risques d’erreur plus ou moins réduits, et d’approximations plus ou moins admis­sibles. Et rien ne peut être aujourd’hui décla­ré posi­ti­ve­ment connais­sable, sinon a pos­te­rio­ri et dans la mesure même où l’on a effec­ti­ve­ment affaire à du « connu ». Le rêve d’une science qui s’emparerait de toute réa­li­té, ou inté­gra­le­ment d’une réa­li­té quel­conque, est sans doute un « divi­nisme », une ambi­tion sur­hu­maine et vaine à quoi il faut renon­cer pour mieux concen­trer notre effort sur les pro­blèmes qui nous inté­ressent. Lais­sons donc, au moins pro­vi­soi­re­ment, la Science en géné­ral, pour nous concen­trer sur la socio­lo­gie – enten­dant par là non pas la Socio­lo­gie posi­tive d’Auguste Comte (pré­sen­tée par lui comme une syn­thèse suprême des sciences mathé­ma­tiques, phy­siques, chi­miques et bio­lo­giques par­ve­nues à leur com­plet épa­nouis­se­ment), mais la socio­lo­gie modes­te­ment expé­ri­men­tale à la pra­tique de laquelle un fou­rié­riste assa­gi, le doc­teur Ch. Pel­la­rin – encore un méde­cin ! – conviait vai­ne­ment le posi­ti­viste Lit­tré, quelque temps après la publi­ca­tion du célèbre ouvrage de Claude Ber­nard sur la méthode expé­ri­men­tale en méde­cine [[« De l’empirisme à l’expérimentation en matière sociale », par Charles Pel­la­rin, Paris, 1874, Librai­rie phalanstérienne.]].

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Cette humble micro­so­cio­lo­gie – encore embryon­naire de nos jours – n’emprunte pas la démarche des grandes idéo­cra­ties poli­tiques ; elle pro­gresse, contrai­re­ment à ce qu’avance Bakou­nine dans « Esta­tis­mo y Anar­quia », non pas « en se pro­cla­mant maté­ria­liste et athée », c’est-à-dire en posant des pos­tu­lats méta­phy­siques, ni même « en don­nant la main au socia­lisme » pour en rece­voir l’empreinte d’un dog­ma­tisme, d’un his­to­ri­cisme ou d’un impé­ria­lisme quel­conque, mais en se pla­çant quo­ti­dien­ne­ment sur le double ter­rain des volon­tés expri­mées et des réa­li­sa­tions qui en découlent, pour les confron­ter et pour en déga­ger, par une ana­lyse aus­si impar­tiale que pos­sible, les rudi­ments d’un socia­lisme plu­ra­liste et critique.

Aujourd’hui encore, pré­tendre « s’emparer de cette arme si puis­sante de la science », ain­si que le conseille Bakou­nine aux tra­vailleurs (comme s’il exis­tait une expé­rience socio­lo­gique cohé­rente, déjà sys­té­ma­ti­sée et immé­dia­te­ment uti­li­sable dans les révo­lu­tions !), c’est se ber­cer de mots, car une telle « science » est encore à créer. Il existe, il est vrai, un art de la poli­tique, du « viol des foules » par la pro­pa­gande et l’agitation ; mais la connais­sance de cet art ne peut avoir, dans le meilleur des cas, qu’une valeur de mise en garde contre l’aliénation des volon­tés et des consciences individuelles.

Il est de fait qu’une théo­rie poli­tique ou sociale est sus­cep­tible de deve­nir une force maté­rielle en s’emparant, comme le dit Marx, des masses, c’est-à-dire en revê­tant le carac­tère d’un mythe, d’un ritua­lisme et d’une idéo­cra­tie reli­gieuse. Mais cela ne sau­rait suf­fire à fon­der la valeur scien­ti­fique des juge­ments de réa­li­té – ni la valeur humaine des juge­ments de valeur – sur les­quels repose cette théo­rie par­ti­cu­liè­re­ment dyna­mique. Avoir prise sur les faits au sens de la puis­sance exer­cée par un domi­na­teur, et avoir prise sur eux au sens de leur com­pré­hen­sion intime et dés­in­té­res­sée, sont deux choses bien dif­fé­rentes [[Le séduc­teur pro­fes­sion­nel, le proxé­nète mâle ou femelle, la garce à la page, le poli­cier retors, bref les « manieurs » vul­gaires de réa­li­tés phy­sio-psy­cho-logiques peuvent bien s’imaginer « connaître à fond » les femmes et les hommes ; ils ne les connaissent jamais que comme objets et ins­tru­ments de leurs inté­rêts ou caprices, et non pas dans leur digni­té de sujets auto­nomes, ayant en eux-mêmes leurs propres fins.]]. Le fait que le mar­xisme, par exemple, soit deve­nu par excel­lence l’idéocratie des temps modernes, un ins­tru­ment de puis­sance à l’échelle du plus grand empire mon­dial jamais connu et l’objet d’un féti­chisme presque uni­ver­sel, n’en démontre nul­le­ment la supé­rio­ri­té sur tout autre sys­tème de pen­sée qui, faute de ver­tus obses­sion­nelles, reste le pri­vi­lège de quelques pion­niers ou l’héritage de quelques rares indi­vi­dua­li­tés indé­pen­dantes des forces gré­gaires. Le carac­tère clos, uni­la­té­ral et fana­tique d’une croyance éle­vée en convic­tion abso­lue, loin d’être une garan­tie de sa véra­ci­té, est plu­tôt de nature à mettre en défiance un esprit libre : tout des­po­tisme tend à sup­pri­mer ce qu’il mécon­naît, à appau­vrir la réa­li­té pour la rabais­ser au niveau de son inter­pré­ta­tion empi­rique et prag­ma­tique. En admet­tant même qu’il y par­vienne, cela ne sau­rait être comp­té que par­mi les désastres de l’humanité, et non tenu pour la confir­ma­tion des droits et de la rai­son du plus fort.

Il est vrai que « l’histoire est écrite par les vain­queurs », comme l’a sou­li­gné amè­re­ment Simone Weil. Mais lors même qu’elle efface tout ves­tige de ce qui pou­vait être, pour authen­ti­fier d’un signe fatal et néces­saire ce qui fut (ou plu­tôt la recons­ti­tu­tion inté­res­sée de ce qui fut dans un monde où la rai­son d’État informe per­pé­tuel­le­ment la légende), l’histoire est, par défi­ni­tion même, inca­pable de por­ter les fruits de l’expérience, et de four­nir les leçons de socio­lo­gie qu’on lui demande de toutes parts. Elle ne retient du pas­sé que des évé­ne­ments dont l’unicité est irré­vo­cable – « ce que jamais l’on ne ver­ra deux fois » – et c’est ce qui fait à la fois son impuis­sance et sa gran­deur. Com­ment l’histoire pour­rait-elle nous ensei­gner ses lois ou nous dévoi­ler l’avenir, alors qu’elle ne pré­sente pas deux fois les mêmes faits dans le même contexte ? Et sur­tout, com­ment pour­rions-nous lui deman­der de nous gui­der dans un choix quel­conque alors qu’elle ne nous offre jamais de chaque alter­na­tive qu’une seule branche réa­li­sée ? En l’absence de toute pos­si­bi­li­té d’un « expe­ri­men­tum cru­cis », tout ce que nous savons de la por­tée réelle d’un évé­ne­ment his­to­rique, c’est qu’il ne fut pas incom­pa­tible avec ceux qui l’ont pré­cé­dé, accom­pa­gné et sui­vi, une fois admise leur com­mune réalité.

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On parle sou­vent des « juge­ments de l’histoire », comme si la rai­son du plus fort s’identifiait à la logique du pro­grès humain. Une civi­li­sa­tion doit-elle, pour démon­trer l’authenticité et assu­rer la sur­vie des valeurs dont elle est por­teuse (et dont l’histoire impar­tiale n’est d’ailleurs pas juge), exter­mi­ner dans son sein tout ce qui repré­sente l’amorce d’une civi­li­sa­tion dif­fé­rente ? C’est la thèse que sou­tient impli­ci­te­ment M. Hen­ri Vil­le­mot, dans « Mar­syas » (août 1954), lorsqu’il jus­ti­fie la croi­sade lan­cée par le pape Inno­cent III contre les héré­tiques albi­geois [[« Mar­syas » (nos 312 et 314), Sul­ly-André Peyre, Mûre­vigne à Aigues-Vives (Gard).]]. Mais rien ne démontre que le mani­chéisme cathare – anéan­ti par le fer et par le feu – n’était pas sus­cep­tible d’engendrer un état de culture supé­rieur ou égal à la catho­li­ci­té chré­tienne. Cela dépend de l’échelle de valeurs appli­quée, et encore fau­drait-il la don­ner pour mesure à une double expé­rience (qui, dans le cas consi­dé­ré, n’a pas eu lieu).

Le prag­ma­tisme de la puis­sance pro­duc­tive ou de la capa­ci­té poli­tique à subir l’épreuve guer­rière, est une arme à deux tran­chants. Un esprit conser­va­teur sera tou­jours prêt à user de cet argu­ment redou­table, selon lequel tout ce qui existe a résis­té à la des­truc­tion et s’est mon­tré viable, tan­dis qu’une nou­veau­té peut tou­jours être mor­telle ou régres­sive (comme le sont la plu­part des muta­tions bio­lo­giques). Un esprit révo­lu­tion­naire, par contre, n’hésitera pas à sacri­fier ce qui est ancien, « donc péri­mé », à ce qui se pré­sente comme nou­veau, et à user de la vio­lence « accou­cheuse des socié­tés », contre tout ce qui a le grave défaut « d’être » avec per­sis­tance. Qui dépar­ta­ge­ra axio­lo­gi­que­ment ces deux vio­lences qui s’affrontent à chaque « tour­nant de l’histoire » ? La force elle-même ? Ce serait la néga­tion abso­lue de toute capa­ci­té humaine de choi­sir : tant que l’homme sera homme il aura à se pro­non­cer, comme le ber­ger Pâris entre les déesses, et ne pour­ra échap­per aux consé­quences de ce choix. Sans doute, il n’aurait pas à affron­ter le dan­ge­reux exer­cice du libre arbitre, si l’entrégorgement des valeurs rivales met­tait fin à leur concur­rence ; mais si l’on sup­pose, au contraire, la coexis­tence paci­fique de ces valeurs – avec pleine lati­tude pour chaque être de leur accor­der la pré­fé­rence et, s’il y a lieu, de se ravi­ser dans son choix – la liber­té reprend ses droits et impose ses responsabilités.

Si une ville ou un pays divi­sé en deux sec­teurs, l’un libé­ral, l’autre com­mu­niste, accor­dait à chaque, habi­tant le droit de s’établir à son choix ici ou là, avec sa famille et ses biens, quitte à opter à nou­veau au bout d’un laps de temps plus ou moins long, ce régime four­ni­rait la rudi­men­taire et gros­sière esquisse de la tolé­rance pra­tique néces­saire à toute expé­rience sociale valable [[Mal­heu­reu­se­ment, s’il est rela­ti­ve­ment aisé de quit­ter aujourd’hui le monde « bour­geois » pour quelque pèle­ri­nage tou­ris­tique et idéo­lo­gique dans les pays du « pro­lé­ta­riat », il est beau­coup moins facile de réa­li­ser l’option contraire ; on peut même croire que le sec­teur com­mu­niste, en cas de réa­li­sa­tion du prin­cipe des vases com­mu­ni­cants, se vide­rait rapi­de­ment, soit de sa popu­la­tion, soit du conte­nu féroce et ter­ro­riste de ses lois, tan­dis que le sec­teur « libre » serait obli­gé, devant l’afflux des émi­grants, à se roi­dir et se bureau­cra­ti­ser, jusqu’à « équi­libre » hydro­sta­tique ou osmo­tique.]]. Sup­po­sons main­te­nant, au lieu de deux sec­teurs, une plu­ra­li­té, voire même une infi­ni­té de réa­li­sa­tions expé­ri­men­tales dif­fé­rentes, reflé­tant les aspi­ra­tions et voca­tions par­ti­cu­lières de leurs pro­mo­teurs, et for­mées contrac­tuel­le­ment sur la base de pactes inter­in­di­vi­duels rési­liables ou modi­fiables au gré des par­ties, dans des condi­tions bien déter­mi­nées, et nous aurons – alors seule­ment – la condi­tion préa­lable néces­saire à une méde­cine des socié­tés humaines.

Il y aura là – et les « col­lec­tifs » d’Espagne et d’Israël furent peut-être à cet égard des pré­cur­seurs incons­cients – quelque chose de com­pa­rable, sur le plan socio­lo­gique, à ce qu’est sur le plan des sciences bio­lo­giques la méthode des tâton­ne­ments sys­té­ma­tiques, gui­dés par l’intuition, appli­qués dans un contexte bien déter­mi­né, et contrô­lés par une com­pa­rai­son impar­tiale des cri­tères avec les résul­tats. À par­tir de ces connais­sances, un orien­teur social pour­rait conseiller par exemple à un indi­vi­du pré­sen­tant tel carac­tère enté sur tel tem­pé­ra­ment, d’essayer telle ou telle forme de convi­vance et de coopé­ra­tion plu­tôt que telle autre, et consta­ter ensuite si l’intéressé obtient effec­ti­ve­ment les satis­fac­tions qu’il demande, et s’il donne l’essor aux aspi­ra­tions dont il est conscient. Jusque-là, je crois à la vani­té de tout ce que l’on appelle à tort « l’expérience his­to­rique ». Qu’elle revête les formes de la conser­va­tion, du com­pro­mis ou de la révo­lu­tion brusque ; qu’elle ait pour moteur le des­po­tisme plus ou moins éclai­ré d’un « tyran phi­lo­sophe », la dic­ta­ture d’une élite orga­ni­sée en église, caste ou par­ti, l’instinct gré­gaire d’une masse s’exprimant sans frein par l’action directe, ou bien encore la pré­ten­due « volon­té » géné­rale (incar­née dans le plé­bis­cite, le réfé­ren­dum, la légis­la­tion popu­laire ou le sys­tème repré­sen­ta­tif) ; qu’elle soit enfin contrô­lée par l’autocritique d’un pou­voir auto­cra­tique, le jeu savant des conciles et des conclaves, les dis­cours des déma­gogues, l’institut Gal­lup, ou la future télé­vi­sion des débats par­le­men­taires – cette expé­rience n’en est pas une, en ce sens qu’il est impos­sible d’en extraire des résul­tats valables rela­ti­ve­ment à tels ou tels inté­rêts ou grou­pe­ments par­ti­cu­liers, et bien plus encore pour l’homme en géné­ral, ce qui implique l’inexistence totale d’une socio­lo­gie digne de ce nom et d’un socia­lisme à bases scientifiques.

Pour qu’il y ait socia­lisme expé­ri­men­tal, il faut qu’il y ait, en résu­mé, rup­ture avec un cer­tain nombre d’illusions encore vivantes :

Rup­ture avec le dog­ma­tisme des uto­pies « à prendre ou à laisser ».

2. Rup­ture avec l’idée d’une sélec­tion natu­relle des meilleures solu­tions, dans un monde domi­né par l’arbitraire et l’impérialisme politiques.

3. Rup­ture avec l’idée que les pré­cé­dents his­to­riques et les pré­ten­dues « lois de l’histoire » puissent pré­sen­ter des ensei­gne­ments posi­tifs concer­nant les buts, ou même une mise en garde suf­fi­sante contre les erreurs de méthode.

4. Rup­ture enfin avec l’aberration qui consiste à démon­trer la supé­rio­ri­té d’une réa­li­sa­tion sociale par sa capa­ci­té de rui­ner ou détruire les réa­li­sa­tions dif­fé­rentes. (Il est assez pro­bable que les solu­tions les plus éle­vées de tout pro­blème humain seront tou­jours les plus dif­fi­ciles à mettre en appli­ca­tion et les plus fra­giles devant la vio­lence et la bar­ba­rie – en même temps que les plus fécondes en ins­pi­ra­tions « concurrentes ».)

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Voi­là, mon cher cama­rade, les quelques objec­tions que sou­lève, selon moi, l’optimisme « scien­tiste » – très lar­ge­ment répan­du dans nos milieux, et qui trouve incon­tes­ta­ble­ment une cer­taine auto­ri­té dans les écrits de Kro­pot­kine, Bakou­nine et même Prou­dhon – rela­ti­ve­ment à la valeur infor­ma­tive actuelle de la « science sociale » en matière de socia­lisme, d’anarchisme, de com­mu­nisme, etc.

En te pré­sen­tant en toute ami­tié ces objec­tions par la voie de notre petite revue « Témoins », je n’entends pas m’ériger en arbitre entre Brup­ba­cher et toi, par exemple sur le point de savoir qui était le vrai Bakou­nine, ou même le vrai Brup­ba­cher. À vrai dire, je n’en sais trop rien, et dans la mesure où ils se sont eux-mêmes refu­sés à une vision moniste et tota­li­taire du monde, mon plu­ra­lisme s’accommode fort bien du leur.

Mon but était sur­tout de mettre l’accent sur le fait que le socia­lisme « scien­ti­fique » (mar­xiste et para­marxiste) a éle­vé des pré­ten­tions exor­bi­tantes et ne mérite pas ce nom. Il y a là une besogne urgente de salu­bri­té intel­lec­tuelle à laquelle il y aurait lieu de convier tous les esprits hon­nêtes et bien infor­més de ce temps.

Enfin, j’ai vou­lu signa­ler en pas­sant à l’attention de nos amis le texte si remar­quable du Dr Pel­la­rin polé­mi­quant avec Lit­tré et posant, sur le ter­rain que je crois sain et fécond, les bases métho­do­lo­giques essen­tielles d’un socia­lisme apo­li­tique, micro­so­cio­lo­gique, volon­taire et cri­ti­co-expé­ri­men­tal. Ce socia­lisme convie les hommes de bonne foi, de bon sens et de bonne volon­té à essayer et per­fec­tion­ner les for­mules les plus diverses de vie en com­mun et à s’arrêter à celles qui leur convien­dront le mieux, sur la base de résul­tats vécus, humai­ne­ment et « scien­ti­fi­que­ment » contrôlés.

Bien fra­ter­nel­le­ment à toi,

[/​André Prud­hom­meaux/​]

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