La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

Deux livres, quelques revues et des consi­dé­ra­tions du groupe
Corale vont nous ser­vir pour ce commentaire.

Les deux livres sont « Tra­vailler deux heures par jour »
d’A­dret au Seuil, et « La fin du tra­vail » de
Chas­sagne et Mon­tra­cher chez Stock. Le deuxième étant
net­te­ment plus pro­fond, nous allons le voir.

Adret — pseu­do­nyme d’un col­let­tif — pré­sente des
inter­views qui remettent en cause l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail et la vie
qui en découle, comme le 38 qui pro­voque une nervosité
mala­dive, une vie sexuelle réduite, avec le cadre quo­ti­dien du
tra­vail : les chefs mépri­sants et le res­pect pro­fond de
l’ordre éta­bli « moi j’ai vu dans des
mani­fes­ta­tions à Saint-Nazaire, des ban­de­roles syndicales
« Mes­sieurs les Ministres, déblo­quez des crédits
pour Cor­vette et Concorde », autre­ment dit, don­nez des
sub­ven­tions à nos patrons pour qu’ils conti­nuent à nous
exploi­ter… Je suis allé dis­cu­ter avec les gars de Lip —
c’est pas pour les cri­ti­quer, ils ont fait du bon bou­lot — mais ils
se bat­taient pour la garan­tie de l’emploi : résul­tat ils
n’ont pas cri­ti­qué la fabri­ca­tion d’ar­me­ments, ni la
hié­rar­chie des reve­nus, les paies sont restées
hié­rar­chi­sées pen­dant le conflit. »

Le plus grave est que tous les inter­view char­rient une sacrée
nos­tal­gie du pas­sé : avant les 38 on savait travailler
(p. 30), avant à « Paris-chèques »
il y avait du plai­sir à tra­vailler (p. 5), avant et par
moment la secré­taire est fière ne son utilité
(p. 68), avant le ser­ru­rier sen­tait « une joie de
vivre » (p. 79). Donc mis à part le docker qui
échappe aux larmes ver­sées sur le bon capitalisme
d’an­tant et la fille de « Paris Chèque »
qui gueule contre son tra­vail actuel, il n’y a aucune remise en cause
au tra­vail. Cela peut s’ex­pli­quer parce qu’il s’a­git de mili­tant de
la CFDT et parce que le livre ne pré­sente aucune discussion
entre les par­ti­ci­pants — les manuels — tan­dis que l’intellectuel,
lui, pré­sente son étude.

L’au­teur affirme par­tir d’une ana­lyse « socialiste
liber­taire » (p. 11, 152), et il y a des aspects
sym­pa­thiques. Mais ce qui est curieux, c’est qu’il prend la société
telle qu’elle est, sans envi­sa­ger de chan­ge­ments. Il en ressort
cer­tains points que nous iso­lons ain­si : la des­truc­tion pour
main­te­nir les prix éle­vés, l’u­sure en usine des
pro­duits pour assu­rer les futures ventes ; un salaire moyen
men­suel pour un couple, avec deux enfants de 6 500 NF (en
sup­po­sant la masse sala­riale éga­le­ment répar­tie entre
les sala­riés), alors qu’en fait, il doit péniblement
atteindre les 5 000 ; et l’i­né­ga­li­té dans la
mort : sur 100 000 cadres supé­rieurs de 50 ans, 500
mour­ront alors que la même pro­por­tion de manœuvres donne
1 300.décès.

Et l’au­teur pro­pose une série de mesures comme pro­duire de
bonne chose en rédui­sant les horaires et en employant donc
plus de gens, « reven­di­ca­tions accep­tables par le
sys­tème » (p. 180).

Mais à part qu’il n’a pas d’a­na­lyse réelle de
l’é­co­no­mie fran­çaise — ses liens avec les matières
pre­mières volées dans les ex-colo­nies ; la vente
des arme­ments, etc. — « ratio­na­li­ser » le
capi­ta­lisme en soi est absurde, car ce qui parait « absurde »
est le fon­de­ment, le moteur du sys­tème. La vio­lence de
l’i­né­ga­li­té devant la mort est défen­due par la
morale : plus on est intel­li­gent, plus on com­mande, on aura
tou­jours besoin de chefs, de patrons, faut pas tou­cher au droit de
pro­prié­té, et aus­si par les forces de répression
et l’ar­mée (sol­dats bri­sant les grèves des éboueurs
et des aiguilleurs du ciel). Donc en cas de « rationalisation »
du sys­tème capi­ta­liste, on peut sup­po­ser que la police aura la
gâchette facile, comme au temps de l’I­ta­lie de Mus­so­li­ni, de
l’Al­le­magne de Hit­ler ou de l’Ar­gen­tine de la coupe du monde de
football.

— O —

Le livre de Alexis Chas­sagne et et Gas­ton Mon­tra­cher ne laisse pas
de place au doute avec la cou­ver­ture mon­trant l’en­trée d’un
camp de concen­tra­tion avec la for­mule « Arbeit macht
frei », « Le tra­vail rend libre ».
L’i­déal aurait été de pla­cer une autre photo,
publiée par Amnes­ty Inter­na­tio­nal de l’en­trée d’un camp
de tra­vail sovié­tique, avec une for­mule semblable.

Ce livre pour­rait être un bon livre de textes d’enseignement
liber­taire, car il réunit des textes de tous les horizons
(situs, mili­tants, enquêtes, témoi­gnages littéraires,
auto­bio­gra­phiques) de tous pays (USA, France, Japon, Hongrie,
Por­tu­gal) en les clas­sant depuis la dénon­cia­tion limitée
jus­qu’à la néces­saire des­truc­tion du travail.

Là aus­si on trouve des chiffes sur l’inégalité
devant la mort aux USA, moyenne de vie d’un blanc cadre sup. 68 ans,
ouvrier blanc 60 ans, ouvriers noirs 50 – 56 ans (p. 86). On
trouve des chiffres sur l’ab­sen­téisme qui est en France chaque
an trois fois plus éle­vé que les journées
per­dues en mai-juin 1968. En Ita­lie de 5 % en 1966 il est de
15 % en 73 ; en Alle­magne de 4 % en 57, il dépasse
7 % en 71. Aux USA, i1 a tri­plé dans l’au­to­mo­bile en
trois ans avec des pointes à 15 %.(p. 208)

Quant à la mobi­li­té de la main d’œuvre (reflet de
l’in­sa­tis­fac­tion), elle atteint aus­si des pro­por­tions énormes.
C’est le « turn over » aux USA. Il aurait été
pas mal de com­pa­rer avec le « tekoutchestvo »
en URSS qui touche des mil­lions de tra­vailleurs également.

La par­tie sur le mar­gi­na­lisme et le refus du tra­vail me semble un peu
flou, parce qu’en fait on dépasse dif­fi­ci­le­ment la simple
critique.

— O —

Voyons des réflexions du groupe Corale, auteur de
« Capi­ta­lisme, Syn­di­ca­lisme même combat »
chez Spar­ta­cus : « Quand on dis­cu­tait du
syn­di­ca­lisme, on s’est aper­çu qu’il y avait pas mal de choses
qui rele­vaient de la sacra­li­sa­tion du tra­vail on s’est aperçu
qu’elle n’é­tait plus impo­sée mora­le­ment, mais qu’elle
est sou­te­nue par la sacra­li­sa­tion de la consom­ma­tion. On peut se
déga­ger du syn­di­ca­lisme. On ne peut pas échap­per au
tra­vail. » Le refus du bou­lot est qua­li­fié de
« sui­ci­daire » et il est dit « Ce
qu’on fait, c’est amé­na­ger le déca­lage entre notre vie
et notre uto­pie, nos dési­rs. Conti­nuel­le­ment, on est en train
de rendre cette frange entre les 2 trucs vache­ment plus vivable,
d’es­sayer de faire son trou, de vivre de la façon la moins
conne pos­sible… À un moment don­né, c’est dangereux,
il y a tout ton côté spon­ta­néiste qui se barre
petit à petit et c’est ça qui fait le plus chier. »

Quant à ceux qui réus­sissent dans le mar­gi­na­lisme, ou
bien les ren­tiers, les retrai­tés pour divers rai­sons, ils
res­tent pro­fon­dé­ment dans le sys­tème capitaliste,
puis­qu’ils consomment (spectacles,voyages) ou font consommer
(fabri­ca­tion de col­liers, fari­boles, fro­mages — biologiques
—,etc.).

Depuis le « Droit à la Paresse » de
Lafargue, d’il y a un siècle jus­qu’à main­te­nant bien
des choses se sont pas­sées : Lafargue deman­dait le droit
des tra­vailleurs à consom­mer, aujourd’­hui c’est une
obli­ga­tion. Le sys­tème d’op­pres­sion est donc plus souple qu’il
en a l’air. Mais la cri­tique du tra­vail devient de plus en plus
claire. « Open road » de l’hi­ver 7778 commente
la bro­chure de Zer­zan, tra­duite en fran­çais par « Échange » ,
« La Révolte contre le tra­vail » qui
sou­ligne l’im­por­tance de l’ab­sen­téisme, du sabo­tage et des
grèves sau­vages aux USA. La revue « Zero Work »
(tra­vail Zéro) est aus­si com­men­tée, mais son mot
d’ordre semble se limi­ter à « Plus d’argent et
moins de tra­vail », ce qui est insuf­fi­sant pour changer
l’exploitation.

« La guerre sociale » nO 1
pré­sente des consi­dé­ra­tions inté­res­sante mais
théo­riques contre le tra­vail, pour finir par un extrait de
« Salaire aux Pièces »’ du Hongrois
Harasz­ti sur la per­ruque. Mais jus­te­ment, la per­ruque, comme le vol
dans les super-mar­chés, n’est-elle pas pré­vue dans les
frais des entreprises ?

C’est la per­ma­nence de la per­ruque, du sabo­tage, de l’absentéisme,
de la mobi­li­té des tra­vailleurs qui démontrent que la
com­ba­ti­vi­té des tra­vailleurs est tou­jours pré­sente et
qu’une nou­velle socié­té ne peut que com­men­cer par
chan­ger tota­le­ment la nature du tra­vail et sa fonc­tion, pour avoir
une impor­tance véri­table aux yeux ces travailleurs.

M.
Z. 

On nous signale à pro­pos du livre « Tra­vailler deux
heures par jour » que : — le col­lec­tif « Adret »
est fic­tif car un des auteurs refuse d’en faire partie ; —
qu’il y a eu cou­pure dans un des témoi­gnage ; — qu’un
des par­ti­ci­pants fait de grandes réserves sur l’analyse
pré­sen­tée ; — qu’il s’a­git d’une récupération
bour­geoise — sans ana­lyse de classe — de vieilles idées
anarchistes.

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