La Presse Anarchiste

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Volume V, édi­tions champ libre, Paris 1977

Cette
édi­tion d’Ar­thur Leh­ning est fort impor­tante car elle nous
fait tou­cher le pro­blème quo­ti­dien de la violence
révo­lu­tion­naire, ses impli­ca­tions et les posi­tions que prit
Bakou­nine à ce sujet.

Serge
Net­chaïev — nous ne savons pas pour­quoi cette fran­ci­sa­tion n’a
pas été adop­tée dans l’é­di­tion de Lehning
 — était un révo­lu­tion­naire très décidé
qui, peu après son arri­vée en occi­dent, fut accusé
de crime par le gou­ver­ne­ment russe et une demande d’ex­tra­di­tion fut
dépo­sée auprès de la Suisse. Cette demande fut
accep­tée et Net­chaïev fut extra­dé à
condi­tion qu’il ne soit pas jugé sur son activité
poli­tique. Ce fut en effet ce qui sem­bla se pas­ser d’a­bord et
Net­chaïev fut condam­né aux tra­vaux for­cés — 20
ans — et à res­ter à per­pé­tui­té en
Sibé­rie. Mais le tzar décré­ta qu’il était
un dan­ge­reux poli­tique et le fit enfer­mer à perpétuité
dans une for­te­resse, au secret. L’af­faire Crois­sant n’est donc qu’une
répé­ti­tion du pas­sé, les mêmes systèmes
entraînent les mêmes attitudes.

Net­chaïev
était accu­sé du meurtre d’un membre de son groupe, et
selon Engels dans « L’Al­liance de de la Démocratie
socia­liste et l’A.I.T. », 1873, la cri­tique bour­geoise et
plus récem­ment Hen­ri Arvon (mar­xiste qui fait son beurre en
détour­nant les idées anar­chistes, ce pour­quoi il est
com­plai­sam­ment édi­té) dans « son »
« Bakou­nine », le « Catéchisme
révo­lu­tion­naire » qui pré­voit la plus grande
rigueur et une dure­té impla­cable dans la pratique
révo­lu­tion­naire, est sans conteste de Bakounine.

En
fait l’am­bi­guï­té vint de la sym­pa­thie qu’éprouva
d’a­bord Bakou­nine pour Net­chaïev et la fougue qu’il arborait.
Mais rapi­de­ment Bakou­nine se sépa­ra de lui, non sans s’être
lais­sé entraî­ner dans des ma mani­pu­la­tions par­mi l’exil
russe. Bakou­nine, dans sa lettre fleuve du 2 juin 1870, s’explique :
« Oui, mon cher ami, vous n’êtes pas un
maté­ria­liste, comme nous, pauvres pêcheurs, mais un
idéa­liste, un pro­phète, un moine de la révolution,
votre héros ne peut être ni Babeuf ni même Marat,
mais un quel­conque Savo­na­ro­la. » « Vous
ban­ni­rez de votre orga­ni­sa­tion l’emploi sys­té­ma­tique des
méthodes poli­cières et jésui­tiques, vous bornant
à n’y recou­rir que dans la mesure où ce serait
effec­ti­ve­ment et abso­lu­ment néces­saire et sur­tout raisonnable
et seule­ment vis-à-vis du Gou­ver­ne­ment et des par­tis ennemis ;
vous rejet­te­rez l’i­dée absurde qu’on peut faire la révolution
en dehors du peuple et sans sa par­ti­ci­pa­tion, et accep­te­rez comme
base fon­da­men­tale de votre orga­ni­sa­tion l’i­dée de la
révo­lu­tion popu­laire spon­ta­née, où le peuple
sera l’ar­mée et l’or­ga­ni­sa­tion rien de plus que
l’état-major. »

Même
les his­to­riens sovié­tiques — Pirou­mo­va — considèrent
que Bakou­nine ne col­la­bo­ra pas au « Catéchisme »,
dont les impli­ca­tions sont importantes.

Disons
tout d’a­bord que l’é­di­tion de Leh­ning contient peu de
maté­riel, en fait. Et pour ce com­men­taire — et sur­tout pour
avoir le texte du « catéchisme » —,
nous avons dû nous ser­vir de « Bakou­nine et
Net­chaïev » de Jean Bar­rué (Spartacus,1971) et
« Vio­lence dans la vio­lence. Le débat
Bakou­nine — Necaev » de Confi­no (Mas­pe­ro, 1973). Et il
est quand même curieux que vu le prix et la spécialisation,
Leh­ning ne donne même pas le « catéchisme »
en note !

Net­chaïev
défi­nis­sait ain­si l’at­ti­tude du révo­lu­tion­naire envers
lui-même (toutes les cita­tions viennent de la tra­duc­tion du
russe de Confi­no) « La révo­lu­tion­naire est un homme
per­du d’a­vance. Il n’a pas d’in­té­rêts particuliers,
d’af­faires pri­vées, de sen­ti­ments, d’at­taches per­son­nelles, de
pro­prié­té, il n’a même pas de nom. Tout en lui
est absor­bé par un seul inté­rêt à
l’ex­clu­sion de tout autre, par une seule pen­sée, par une
pas­sion — la révo­lu­tion. » Il méprise
l’o­pi­nion publique. Il méprise et déteste la morale
actuelle de la socié­té dans tous ses motifs et
mani­fes­ta­tions. Pour lui, est moral tout ce qui contri­bue au triomphe
de la révo­lu­tion ; immo­ral et cri­mi­nel, tout ce qui
l’entrave. »

Atti­tude
du révo­lu­tion­naire envers ses cama­rades en révolution :
« Chaque cama­rade doit avoir sous la main quelques
révo­lu­tion­naires de deuxième et de troisième
caté­go­ries, c’est-à-dire pas tout à fait
ini­tiés. Ceux-là, il doit les consi­dé­rer comme
une frac­tion du capi­tal révo­lu­tion­naire total mis à sa
dis­po­si­tion. Il doit dépen­ser avec éco­no­mie sa part de
capi­tal, tâchant tou­jours d’en tirer le plus de profit
pos­sible. Il se consi­dère lui-même comme un capital
des­ti­né à être per­du pour le triomphe de la cause
révo­lu­tion­naire, mais un capi­tal dont il peut dis­po­ser seul et
à son gré sans l’ac­cord de toute la société
ses cama­rades entiè­re­ment initiés. »

« Lors­qu’un
cama­rade tombe en détresse, le révo­lu­tion­naire — en
déci­dant de le sau­ver ou non — doit prendre en considération
non pas ses sen­ti­ments per­son­nels, mais seule­ment le bien de la cause
révo­lu­tion­naire. Par consé­quent, il doit évaluer,
d’une part, la contri­bu­tion de ce cama­rade, et, d’autre part, la
dépense de forces révo­lu­tion­naires nécessaires
pour le sau­ver ; sa déci­sion dépen­dra au côté
où penche la balance. »

Atti­tude
au révo­lu­tion­naire envers la socié­té : Il
s’a­git de la divi­sion des enne­mis entre ceux à abattre, ceux à
cor­rompre et les femmes divi­sées en trois « les
futiles, stu­pides et sans âme », les capables mais
pas mûres, les initiées.

Cette
men­ta­li­té pro­vient de la quête du pou­voir pour le
pou­voir — sous pré­texte de révo­lu­tion — et il est
donc logique qu’elle réap­pa­raisse à tra­vers l’histoire,
encore que jamais aus­si sin­cè­re­ment que chez Netchaïev.

À
tra­vers les écrits anar­chistes, puis le « Goulag »
de Sol­je­nit­sine, on savait que Lénine aimait se ser­vir de la
Ter­reur. La revue « Libre » no 2,
publie des extraits d’un livre sovié­tique de 1975 « Lénine
et la Tché­ka ». Nous don­nons ceux de Lénine :
À pro­pos de l’a­bo­li­tion de la peine de mort, 25-10-1917, par
le congrès des soviets, « Quelle sottise !
mais quelle sot­tise !… Croient-ils donc qu’on peut faire une
révo­lu­tion sans fusiller ? » Juin 1918, « il
faut encou­ra­ger un déve­lop­pe­ment éner­gique et mas­sif de
la ter­reur pour abattre les contre-révolutionnaires. »
12 – 12-18 : « Employez toutes vos forces à vous
sai­sir des spé­cu­la­teurs et des pro­fi­teurs d’As­tra­khan et
faites-les fusiller. Il faut liqui­der cette canaille de telle manière
que tous s’en sou­viennent des années durant. »

Inutile
de s’at­tar­der sur le dis­ciple de Lénine appe­lé J.
Sta­line, mais il est bon de voir l’u­sage de la ter­reur par la R.A.F.,
et plus exac­te­ment le groupe Juin Noir, qui en 1974 exécuta
Ulrich Schmu­cker comme traître, parce qu’il avait parlé
durant un inter­ro­ga­toire, mené avec la dou­ceur propre à
la police démo­cra­tique de l’Ouest.

Rap­pe­lons
que Net­chaïev avait fait assas­si­ner un membre de son groupe,
parce qu’il était sus­cep­tible d’a­ban­don­ner l’or­ga­ni­sa­tion et
donc de l’affaiblir.

Un
groupe anar­chiste alle­mand com­men­ta ain­si cette action : « Vous
vous dites délé­gués du tri­bu­nal popu­laire, mais
qui vous a don­né cette délé­ga­tion ? Combien
étiez vous à ce tri­bu­nal ? » « Nous
pen­sons que vous êtes sin­cères lorsque vous affir­mez que
vous défen­dez la soli­da­ri­té impé­ria­liste, mais
nous avons bien des doutes sur la soli­da­ri­té dont vous allez
béné­fi­cier en conti­nuant à vous spécialiser
dans la tech­nique de l’agression. »

La
réponse de « Juin Noir » fut la
sui­vante : « Le peuple par­ti­cipe-t-il à vos
comi­tés, vos fêtes ? Est-il avec vous à
l’u­ni­ver­si­té ou au bureau ? S’il en était ainsi,
vous sau­riez que chaque pro­lé­taire conscient dit “un traître
et un mou­chard doivent être exé­cu­tés”. Votre
docu­ment dans son entier n’est qu’une ordure psy­cho­lo­gique qui n’a
rien à voir avec la lutte de classe. » (repro­duit
dans « Black Flag » Londres, 10 – 1974)

Cas
extrême dira-t-on ! Mais je me rap­pelle, il y à une
quin­zaine d’an­nées, des mili­tants de « Lutte
Ouvrière » exclu qui disaient qu’un­tel leur aurait
dit « En période révo­lu­tion­naire, je vous
aurais fait fusiller ! » Et Anto­nio Sala et Eduardo
Duràn dans « Cri­ti­ca de la izquier­da auto­ri­ta­ria en
Cata­lau­na 1967 – 1974 » rap­portent des faits sem­blables à
pro­pos du P.C.I. (un mili­tant liqui­dé). Et en octobre 1975,
telle ten­dance du F.R.A.P. dont des mili­tants venaient d’être
fusillés par Fran­co, étaient mena­cés de mort à
Paris parce qu’ils vou­laient conti­nuer les atten­tats, et ceux qui
mena­çaient de mort étaient le groupe par­ti­san d’une
poli­tique pacifiste ! !

Les
anar­chistes échappent-ils à cette déformation ?
N’est-elle pas inhé­rente à tout groupe clandestin,
comme le Pouvoir ?

Un
exemple inté­res­sant peut être don­né par les
mou­ve­ments argen­tin et espa­gnol qui ont fait un usage étendu
de la clan­des­ti­ni­té armée durant des années.
S’il y eut de vio­lentes dis­cus­sions entre par­ti­sans de la lutte de
masses uni­que­ment et groupes pen­sant impul­sés par des actions
secrètes cette lutte, ou bien entre par­ti­sans des cambriolages
pour finan­cer l’a­chat d’armes et ceux qui disaient que tout groupe
qui fait des hold-up finit par oublier la « Cause »,
nous n’a­vons pas connais­sance de dévia­tion, de culte de
l’or­ga­ni­sa­tion pour l’or­ga­ni­sa­tion en liqui­dant des membres « mous ».

Au
contraire, Saba­ter, Face­rias, évi­tèrent tou­jours dans
les fusillades de se ser­vir des pas­sants comme paravent. Le fameux
Wen­ces­lao Gimé­nez Orive, se sachant sui­vi par la police écarta
une pas­sante avant de se dé fendre et ce geste le retar­da, il
fut bles­sé et se sui­ci­da avec une cap­sule de cya­nure déjà
pré­pa­rée. Dans ce cas, le fond du problème
n’é­tait pas la pas­sante, mais une tra­hi­son. Et, après
véri­fi­ca­tion, le ou les mou­chards étaient exécutés ;
là encore, il n’y avait pas de déci­sions hystériques
(voir « La guer­ri­la urba­na Face­rias » d’Antonio
Téllez).

De
toute façon la vio­lence spé­cia­li­sée n’est qu’un
aspect super­fi­ciel de la vio­lence du sys­tème (acci­dents du
tra­vail, édu-cas­tra­tion des idées, exo­loi­ta­tion des
colo­nies soi-disant indé­pen­dantes, uti­li­sa­tion de l’armée
pour régler les conflits capi­ta­listes : armée
anglaise en Ulster, armée sovié­tique en
Tchécoslovaquie,etc.) et comme le remar­quait déjà
Kro­pot­kine et les membres du congrès anar­chiste russe en exil
à Londres en 1906 : « …il est indispensable,
cependant,de ne pas oublier que le sens de tout acte ter­ro­riste se
mesure à ses résul­tats et aux impres­sions qu’il
pro­duit. » « Si pour com­prendre un acte,
l’homme de la rue, celui qui n’est pas mili­tant, com­mence à se
poser de nom­breuses ques­tions, l’in­fluence de l’acte en question
devient nulle, ou même négative. »
(« Kro­pot­kine Œuvres » Maspero)

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M.Z.
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