La Presse Anarchiste

Des changements sociaux en Espagne

Si les dic­ta­teurs, en général,
réus­sissent à faus­ser l’évolution politique
nor­male des peuples, cela est encore plus vrai pour le franquisme.
L’Espagne actuelle est sen­si­ble­ment dif­fé­rente de celle de
1936. Tout d’abord : une influence com­mu­niste, jadis inexistante ;
un anar­cho-syn­di­ca­lisme en proie à des problèmes
doc­tri­naires et orga­niques, qui seront dif­fi­ciles à résoudre ; un répu­bli­ca­nisme his­to­rique, dépas­sé dans le
temps et dans l’espace, qui repré­sente le car­lisme de la
gauche ; un par­ti socia­liste avec des cadres diri­geants très
dimi­nués par les morts et les expul­sions, étant, en
Espagne, aux prises avec un com­mu­nisme agis­sant, un nationalisme
cata­lan sans repré­sen­ta­tion poli­tique valable ; un
catho­li­cisme qui essaie de plon­ger dans la « question
sociale » et qui se donne comme diri­geant Mon­sei­gneur Herrera,
de triste mémoire ; une par­tie du « syn­di­cat des
vain­queurs » qui vient de décou­vrir que la Pha­lange a
échoué, et que, peut-être, les « rouges » étaient autre chose que des gangs de tueurs à
gages.

Mais en plus de ces faits ou,
pour mieux dire, de ces mani­fes­ta­tions, il y a eu, et il y a des
chan­ge­ments pro­fonds qui altèrent même cer­taines couches
de la socié­té espagnole.

Cer­tains de ces faits sont un
pro­duit direct du régime ; d’autres ont été
encou­ra­gés direc­te­ment ou non ; et, d’autres encore ont
sur­gi à rebours des dési­rs et des pré­vi­sions de
Fran­co et de son entou­rage. Un des « enfants ché­ris » de Fran­co et de son ex-ministre Suances (un des rares
Espa­gnols qui tutoient le dic­ta­teur) est l’industrialisation de
l’Espagne. En plus des résul­tats spécifiquement
éco­no­miques ou finan­ciers de cette expé­rience, il faut
envi­sa­ger le pas­sage au pro­lé­ta­riat indus­triel des masses
pay­sannes. On a pu assis­ter (on assiste encore) à la création
de noyaux pro­lé­ta­riens, très puis­sants quel­que­fois. Ces
nou­velles couches ouvrières, encore sans expérience
syn­di­cale, peuvent, là où elles ont été
créées, chan­ger le rap­port des forces traditionnelles.
Vers quoi ces nou­veaux ouvriers diri­ge­ront-ils demain leurs espoirs ?
Conti­nue­ront-ils à per­pé­tuer le dua­lisme syndical
UGT-CNT (c’est-à-dire, syn­di­ca­lisme socia­li­sant et
syn­di­ca­lisme anar­cho-révo­lu­tion­naire) ? Quelle sera la
part des syn­di­cats chré­tiens et des com­mu­nistes ? Ont-ils déjà
– dans l’ensemble – pris position ?

On ne doit pas confondre ce
pro­blème avec l’augmentation mas­sive (par exemple en
Cata­logne) de l’immigration des hommes du sud, immigration
encou­ra­gée à un cer­tain moment par les autorités
locales des pro­vinces d’origine (qui accor­daient des facilités
à ceux qui par­taient), essayant ain­si d’enrayer
l’épouvantable misère des régions sou­mises à
leur juri­dic­tion. En Cata­logne, le pro­blème social est assez
simple : des vagues d’immigrants sont venues aug­men­ter le nombre
d’ouvriers non spé­cia­li­sés dans une région à
forte tra­di­tion de lutte ouvrière orga­ni­sée. (Le
pro­lé­ta­riat bar­ce­lo­nais déclen­cha la grève
géné­rale pour pro­tes­ter contre la dis­so­lu­tion de ses
orga­nismes de lutte ; 60 000 ouvriers mani­fes­tèrent en
deman­dant « Asso­cia­tion ou mort ». Ils gagnèrent).

Sur le plan social, le problème
est sen­si­ble­ment le même que celui posé pen­dant la
troi­sième décen­nie de ce siècle. Trois grands
ouvrages publics étaient mis en chan­tier : le métropolitain,
les égouts et l’Exposition inter­na­tio­nale de 1929. La
bour­geoi­sie cata­lane réus­sit, par cette impor­ta­tion de
main‑d’œuvre, à enrayer, au début, les progrès
du syn­di­ca­lisme ouvrier, les nou­veaux venus accep­tant de travailler
dans des condi­tions au-des­sous de celles acquises par le prolétariat
autoch­tone. Mais la situa­tion chan­gea très vite : les
immi­grants s’incorporèrent à la lutte syndicale,
arri­vant bien­tôt à for­mer l’avant-garde de
l’anarcho-syndicalisme, et son quar­tier géné­ral – La Ter­rasse – devint l’épouvantail des bourgeois
bar­ce­lo­nais. On peut s’attendre à une issue pareille, étant
don­né la simi­li­tude des don­nées du problème.

Celui-ci porte plus spécialement
sur le natio­na­lisme cata­lan et aurait un aspect poli­tique plus que
social. La Cata­logne offre cer­taines carac­té­ris­tiques très
par­ti­cu­lières, qui peuvent être profondément
modi­fiées par une immi­gra­tion sem­blable. Par­mi ces
carac­té­ris­tiques : La per­sis­tance de sa langue, qui a conservé
la même fron­tière lin­guis­tique qu’au Moyen âge,
mal­gré les per­sé­cu­tions sécu­laires ; persistance
très liée à l’existence et à la
jus­ti­fi­ca­tion du natio­na­lisme poli­tique ; la macro­cé­pha­lie du
pays, qui fait que la moi­tié de la popu­la­tion totale (quelque
3 mil­lions) s’entasse dans une ville, Bar­ce­lone (plus d’un
mil­lion et demi d’habitants) ; la très faible natalité
des Cata­lans (plus faible même que celle de la France d’avant
guerre). L’on com­prend tout de suite que cette masse d’immigrants
peut modi­fier très for­te­ment les couches pro­fondes du pays. On
assiste à un ren­ver­se­ment de la pro­por­tion des habi­tants de
langue cata­lane et de ceux de langue cas­tillane. Les immi­grants ayant
une très forte nata­li­té, les sta­tis­tiques font prévoir
que dans dix ans les usa­gers de la langue cas­tillane seront
majo­ri­taires (en Cata­logne) ; situa­tion jamais vue.

Les apports mas­sifs (par
immi­gra­tion ou par nais­sance) accroissent encore l’hypertrophie
bar­ce­lo­naise, ren­dant encore plus dif­fi­cile l’équilibre
social, éco­no­mique, poli­tique, entre les villes, et sur­tout la
capi­tale de la pro­vince, et l’arrière-pays.

Il est à prévoir,
pre­mière consé­quence poli­tique de cette situation
(favo­ri­sée par le fran­quisme, mais sur­tout par les
mons­trueuses condi­tions de vie qui sévissent tou­jours en
Anda­lou­sie, Estra­ma­dure, Mur­cie et cer­taines par­ties de la Castille),
une radi­ca­li­sa­tion du natio­na­lisme cata­lan, qui glis­se­ra sur la pente
du racisme (il com­mence déjà à le faire).
D’autant plus qu’il n’aura plus affaire à une minorité
non cata­lane, mais à une majo­ri­té ins­tal­lée dans
le pays.

Il n’y a qu’un facteur
posi­tif dans ce pro­blème, qui peut sinon aider à sa
solu­tion du moins le mini­mi­ser : le sur­pre­nant pou­voir de la
Cata­logne, qui fait que les immi­grants sont vite assimilés
(même au point de vue lin­guis­tique). Il arrive même que
cer­tains de ceux-ci militent dans les groupes cata­la­nistes, voire
jusque dans les sec­tions extrémistes.

Je ne connais pas les aspects de
la situa­tion en pays basque. Il se peut qu’elle soit encore plus
grave, du fait que la langue y est en recul depuis déjà
quelques siècles.

Un autre phénomène
socio­lo­gique lourd de consé­quences futures, est, d’une part,
la pro­lé­ta­ri­sa­tion d’une grande par­tie de la petite
bour­geoi­sie cata­lane (la seule en Espagne qui eût de
l’importance) et, de l’autre, l’ascension d’un petit nombre
de petits-bour­geois aux rangs de la grande bourgeoisie.

D’un autre carac­tère est
l’intégration dans l’armée d’une grande quantité
de sous-offi­ciers pro­ve­nant des Milices uni­ver­si­taires, et qui, pour
la plu­part (au moins en Cata­logne), font preuve d’une farouche
oppo­si­tion au régime. Cet élé­ment nouveau
n’aurait de consé­quences que dans le cas où le régime
devrait faire une épreuve de force, et on pour­rait s’attendre
à une prise de posi­tion anti-régime de la part de
larges sec­teurs d’officiers subalternes.

Pour finir, un événement
que l’on peut pla­cer sans hési­ta­tion par­mi ceux que le
régime n’a pas dési­rés. C’est l’abandon du
Maroc, et il est trop tôt pour essayer de voir quelles en
seront les consé­quences et si elles agi­ront direc­te­ment sur
l’avenir du régime. En tout cas, ce fait nous a per­mis de
voir un repré­sen­tant qua­li­fié du natio­na­lisme catalan
se refu­ser à prendre publi­que­ment posi­tion pour l’indépendance
du Maroc, parce que, selon lui, on ne devait pas, même si
Fran­co se trou­vait au pou­voir, poi­gnar­der la patrie dans le dos !

Ramon Por­que­ras

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