La Presse Anarchiste

Deux légendes

Patrie des révoltés,
ses plus grandes œuvres sont des cris vers l’impossible.


A. Camus

Si l’on exa­mine attentivement
la plu­part des repor­tages qui ont été effectués
sur l’Espagne, on pour­rait y dis­cer­ner l’existence de deux
légendes qui s’y répètent et s’y
entre­croisent jusqu’à la nausée.

En effet, en dehors et en plus
des dif­fé­rences qui découlent des diverses conceptions
poli­tiques, sociales ou reli­gieuses, des auteurs de ces reportages,
ou encore des hasards de leurs ren­contres en Espagne, ou dans le
milieu des exi­lés espa­gnols en France, deux faits semblent
indis­cu­tables (pour eux). On les retrouve dans tous les articles,
comme une constante mathé­ma­tique de la poli­tique actuelle de
l’Espagne. Le pre­mier fait, que l’on peut consta­ter dès
1946, est celui-ci : « Le peuple espa­gnol s’est uni autour du
Cau­dillo, à la suite du blo­cus inter­na­tio­nal. » Les
causes qui auraient déter­mi­né cette union sacrée
seraient la fier­té, la digni­té natio­nale, l’amour de
l’indépendance, qui sont, comme cha­cun le sait, à la
base du carac­tère ibé­rique. Il n’y aurait qu’une
ques­tion à poser au créa­teur de cette «
 consta­ta­tion » : « Où sont les preuves de cette
adhé­sion du peuple espa­gnol ? Com­ment a‑t-on pu constater
cette una­ni­mi­té contre l’intervention étrangère
 ? »

Sur quels faits a‑t-on bâti
cette légende ?

La seconde légende –
éga­le­ment don­née comme un fait – a trait à la
guerre civile. Il paraî­trait évident aux yeux de tous
les obser­va­teurs qua­li­fiés des pro­blèmes espa­gnols, que
la géné­ra­tion qui a fait la guerre, conserve encore le
sou­ve­nir des hor­reurs de la lutte, et qu’elle accep­te­rait n’importe
quoi, à condi­tion que ce « n’importe quoi » lui
épargne une pos­sible aven­ture guerrière.

Ici aus­si, on aime­rait savoir
quelles sont les sources, quelles sont les éléments
d’information qui ont per­mis de faire naître cette deuxième
légende ? Il se peut qu’elle ait une double ori­gine : l’avis
de quelques Espa­gnols (qui pour la plu­part appar­tiennent au «
 syn­di­cat des vain­queurs », et sont donc oppo­sés à
tout ren­ver­se­ment, même paci­fique, de la situa­tion actuelle),
et d’autre part un rai­son­ne­ment, en appa­rence logique, démontrant
que la géné­ra­tion qui a fait la guerre, n’éprouve
ni désir ni besoin d’en faire une autre.

Les deux mythes reposent donc,
soit sur des impres­sions très par­tielles (recueillies parfois
par des jour­na­listes qui ne connaissent même pas la langue du
pays) soit sur des trans­po­si­tions his­to­riques, ou encore sur des
juge­ments qui ne sont que de hâtives généralisations
de la pen­sée, des dési­rs et des craintes d’une
cer­taine par­tie seule­ment du peuple espagnol.

Il y a trans­po­si­tion historique
(invo­lon­taire ou non, cela revient au même en fin de compte)
lorsque l’on com­pare la guerre de l’indépendance à
la situa­tion actuelle. C’est toute l’Espagne qui, nous dit-on,
s’est dres­sée contre Napo­léon. La défense de
la patrie a uni tous les Espa­gnols, réac­tion­naires ou
libé­raux. Et ce serait le même phénomène
qui se serait pro­duit en 1946 ? Non, il n’en est rien, et le
rai­son­ne­ment même est faux. L’Espagne de 1808 n’a rien à
voir avec celle de 1946. La pre­mière était unie (par la
reli­gion plu­tôt que par l’idée patriotique,
d’ailleurs) lorsque l’invasion fran­çaise eut lieu ; et les
hommes qui s’étaient ral­liés, spi­ri­tuel­le­ment, au
prin­cipes révo­lu­tion­naires, ont col­la­bo­ré, pour la
plu­part, avec l’administration napo­léo­nienne. L’Espagne
qui dut affron­té le blo­cus diplo­ma­tique était (comme
elle est tou­jours) divi­sée par une guerre sans mer­ci, qui fut
sui­vie d’une répres­sion impi­toyable, farouche,
inin­ter­rom­pue, orga­ni­sée et impla­cable. Et ceux des Espagnols
qui avaient per­du la guerre (et nul effort ne fut épargné
pour leur faire com­prendre qu’ils avaient vrai­ment per­du la guerre
!), c’est-à-dire les ouvriers, les intel­lec­tuels de gauche,
les natio­na­listes basques et cata­lans, la petite-bourgeoisie
libé­rale, sou­hai­taient, dési­raient, attendaient,
méri­taient, non pas un blo­cus, stu­pide et inutile, mais une
inter­ven­tion déci­sive, armée si nécessaire.
C’est à la suite d’une situa­tion poli­tique iden­tique que
ces Espa­gnols auraient appris à haïr l’Amérique,
ses hommes, ses ins­ti­tu­tions. Mais il faut se gar­der d’enfanter une
nou­velle légende : haine, mépris, ini­mi­tié ont
sur­gi, non pas à cause des bases amé­ri­caines, mais
parce que l’Amérique a conso­li­dé, grâce à
l’aide qu’elle lui appor­tait, le régime et l’autorité
de Fran­co. Nous sommes loin de la guerre de l’Indépendance.
Nous en sommes si loin que chaque fois que Fran­co lance son slogan :
« Gibral­tar para España », le peuple espagnol,
le vrai (c’est-à-dire le vain­cu) réclame « España
para Gibral­tar ». Il n’oublie pas que le seul mor­ceau de sol
espa­gnol où existent cer­taines liber­tés démocratiques,
c’est jus­te­ment cette presqu’île sou­mise à un régime
colonialiste !

Pour en reve­nir à la
légende de la peur de la guerre civile, il ne fait aucun doute
que le « syn­di­cat des vain­queurs », à tous les
éche­lons hié­rar­chiques, craint une fin vio­lente du
sys­tème fran­quiste. Mais il n’est pas le pays, et se bat
tou­jours par per­sonne inter­po­sée. Et, par­mi les vain­cus, il
n’est pas dif­fi­cile, même pour les « experts »,
de trou­ver des hommes qui rêvent d’une autre guerre civile,
ou, pour être plus exact, qui aime­raient conti­nuer celle de
1936. Alors ? Alors, que l’on ne confonde pas vou­loir et pouvoir.

Le refus de tout recours à
la vio­lence est-il une opi­nion effec­ti­ve­ment si répan­due en
Espagne ? Je vous dirai que la réponse à cette question
nous sera don­née – à vous, à moi, au monde
entier – le jour où les pos­si­bi­li­tés de recommencer
la guerre dépas­se­ront le cadre d’un sui­cide collectif.

Ramón Por­que­ras

La Presse Anarchiste