Parler de l’Espagne de 1936,
c’est un peu, pour ceux d’entre nous qui ont vécu son
drame, étaler en public une affaire de famille. C’est à
la fois un devoir impérieux et une tâche pénible.
Peut-être y a‑t-il dans ce sentiment ambigu un regret de nos
vingt ans, de nos espoirs évanouis. Peut-être
prêtons-nous au peuple espagnol plus qu’il ne se doit et il
est possible que cette Révolution « romantique »
ait marqué le recul définitif du libéralisme
dans le monde. Mais puisque nous avons survécu à cette
défaite, s’il reste encore en nous quelque sentiment de
justice, quelque espoir de liberté, c’est que nous pensons
que l’Espagne de 36 a été l’honneur de l’Europe,
qu’avec tous ses défauts évidents cette révolution
reste encore un modèle et en quelque sorte une préfiguration
d’un monde digne d’être accepté et aimé.
Nous avons vu depuis des hommes
sincères nous proposer de mourir pour Dantzig, pour la
Tchécoslovaquie, pour la Pologne. Contre un envahisseur
imbécile et motorisé, nous avons vu un mouvement de
Résistance bien naturel, mais où se mêlait le
pire au meilleur ; nous n’avons pas voulu, pas su ou pas osé
y participer ; nous étions quelques-uns à penser qu’on
nous proposait de troquer le racisme de Hitler contre la paix
concentrationnaire soviétique. Le monde d’entre les deux
guerres avait bloqué notre besoin d’action efficace, le
monde d’après 36 nous a offert des caricatures risibles de
nos idéaux. L’inaction entraîne la lâcheté
et le cynisme. Je fais partie de cette génération « historiquement » sacrifiée, et je conçois donc
bien le sourire sceptique de ceux qui nous ont succédé.
Mais c’est pour cela que c’est notre devoir de rappeler aux
jeunes ce qu’a été l’Espagne de 36, ce qu’il y a
encore de valable dans notre expérience d’alors ; certains
comprendront peut-être qu’il y a quelques rares valeurs pour
lesquelles vivre ou même mourir a un sens, à côté
des grimaces frelatées du nationalisme ou des Empires
totalitaires.
Le peuple espagnol s’est
soulevé en juillet 1936, les fascismes remportaient succès
sur succès en Europe, Mussolini avait préfiguré
ce que son compère Hitler réalisait avec plus de
sincérité, de sauvagerie, de folie et d’esprit de
système. Une résistance à cette vague paraissait
vaine ; la liberté s’éteignait partout et sans combat ; la justice sociale paraissait inséparable de la tyrannie et
la liberté liée inéluctablement à
l’exploitation capitaliste. Déjà cependant une lueur
était apparue : la résistance sans espoir des ouvriers
de Vienne ; les plus courageux d’entre nous pouvaient espérer
encore mourir les armes à la main. Quand éclatèrent
les Journées de juillet 1936, on put penser qu’il était
encore possible non seulement de combattre, mais de vaincre. Cet
immense espoir fut sans doute naïf, mais il redonnait un sens à
notre vie, et nous ressentons encore envers l’Espagne une dette
d’honneur. Notre illusion ne dura pas longtemps : quelques mois
plus tard il devint évident que le territoire espagnol servait
de camp d’entraînement aux différents impérialismes
avant le grand conflit mondial.
* *
Ce sont quelques impressions,
quelques souvenirs de Juillet 1936 que je veux vous soumettre.
J’ai eu la chance de me trouver
par hasard en Catalogne quelques jours avant l’insurrection, d’y
voir Andrès Nin et quelques anarchistes, d’assister ensuite
aux débuts toujours prometteurs d’une Révolution
populaire, qu’on ne qualifiait pas encore de « guerre de
défense républicaine ».
Mes souvenirs d’Espagne sont
limités dans le temps (j’ai regagné la France dès
les premiers jours d’août) et dans l’espace (j’ai visité
la Catalogne en juillet, puis suivi la deuxième colonne de
miliciens au front d’Aragon).
Dès notre arrivée à
Port-Bou au début de juillet, l’atmosphère sociale
était tendue : on parlait encore de la récente grève
du bâtiment menée par la CNT [[La Confédération
nationale du travail (CNT) était le plus fort groupement
syndical (au moins en Catalogne).]] de Madrid ; la grève des
chemins de fer catalans était imminente et déjà
des graffiti de la CNT, de la FAI [[La Fédération
anarchiste ibérique (FAI) contrôlait la CNT.]],
quelques-uns de l’UGT [[L’Union générale des
travailleurs (UGT), également puissante, groupait les ouvriers
de tendance socialiste ou communiste.]] couvraient les wagons ; on y
lisait en particulier les salaires comparatifs de l’ouvrier non
qualifié (6 pesetas 45) et du directeur (220 pesetas.). Il
faut savoir que le taux officiel de la peseta était alors de 2
francs français, mais son pouvoir d’achat supérieur à
3 francs ; on vivait alors à Paris avec 1 000 F par mois,
certains avec moins ; la moyenne des salaires, assez élevée
en Catalogne, était de 10 pesetas par jour, alors qu’aux
Asturies et en Andalousie des salaires de 2 ou 3 pesetas étaient
courants, nous dit-on.
La grève générale
des transports suit de près notre arrivée : outre
l’absence de trains, l’absence de camions de ravitaillement est
presque complète ; le port de Barcelone est frappé de
paralysie. On sent déjà que le jeu est surtout mené
par les hommes de la CNT et de la FAI.
Pour nous bien reconnaître
dans la complexité des nuances politiques et syndicales
d’alors, nous discutons successivement avec Andrès Nin,
secrétaire du POUM [[Le Parti ouvrier d’unification marxiste
(POUM) avait en Catalogne une influence qui dépassait le
nombre de ses adhérents (quelques milliers). Il groupait des
communistes d’opposition, détachés du trotskisme
officiel et liés de près à l’autonomisme
catalan de gauche.]] et promis à un destin tragique, puis avec
Alfonso de Miguel, intellectuel anarchiste, qui nous pilote avec
dévouement dans les syndicats CNT de l’habillement, du
bâtiment et des transports, où l’agitation gréviste
est déjà fébrile. Je n’oublierai pas de
mentionner l’indignation d’un jeune camarade du syndicat de
l’habillement : lorsque je lui dépeins l’atmosphère
de kermesse qui accompagne en France les occupations d’usines, il
ne comprend pas ; pour lui la grève ce n’est ni les chants
ni la danse, c’est l’action directe accompagnée au besoin
du pistolet et de la bombe, et c’est pour demain l’installation
victorieuse du communisme libertaire. Je cite cette anecdote comme
très caractéristique de l’ambiance catalane d’alors,
de cet idéalisme quasi religieux des anarcho-syndicalistes,
apôtres de l’attentat individuel autant que de l’action
collective.
Les meurtres politiques semblent
naturels dans cette atmosphère surchauffée, chez les
libertaires bien entendu, mais aussi chez les marxistes ; les
fascistes de Madrid assassinent le lieutenant Castillo, un socialiste ; la riposte ne se fait pas attendre et, la nuit suivante, les
compagnons de Castillo « exécutent » la meilleure
tête des partis de droite, Calvo Sotelo, ancien monarchiste
devenu le leader du fascisme espagnol. Ces deux meurtres vont
contribuer à allumer le brasier révolutionnaire. Le
coup d’État fasciste semble imminent, on se provoque de part
et d’autre et, quelques jours plus tard, le soulèvement de
la Légion étrangère au Maroc donne le signal du
pronunciamento militaire. L’extrême gauche de son côté,
sans trop consulter le gouvernement de Front populaire, ne reste pas
inactive ; on sent bien que quelque chose de grave est en préparation
dans les syndicats.
Dans ces derniers jours de calme
relatif, une camaraderie spontanée s’établit vite
entre les Catalans et les campeurs que nous étions. Nous eûmes
l’impression de vivre au milieu d’un peuple fier, courageux et
pacifique à la fois, ignorant le chauvinisme. Mais ce premier
contact était peut-être en partie trompeur : la vieille
hostilité des Catalans à l’égard des
Castillans expliquait sans doute leur amitié instinctive à
l’égard de n’importe quel étranger. Un fait reste
incontestable : les ruraux ressentent, tout comme les ouvriers et les
petites gens, le malaise social ; nous constatons une vraie
fraternité entre paysans et ouvriers, et pas une fois
n’apparaît la jalousie de l’homme de la terre à
l’égard de l’homme des villes ; les uns et les autres
semblent se comprendre et aspirer à plus de justice sociale
pour tous.
* *
Dès le dimanche 19, les
bruits de guerre civile parviennent jusqu’à nous, au fin
fond d’un village de la côte catalane. Reprenant la route du
Sud, nous regagnons en hâte Barcelone, en carriole et en
camion, car les transports officiels n’existent plus et aucune
voiture ne peut circuler sans l’autorisation des syndicats. La
plupart des autos portent les insignes de la CNT et de la FAI,
quelques-unes celles de l’UGT et du POUM ; nous n’en avons pas
rencontré une seule des autres organismes de Front populaire,
ni de la Généralité de Catalogne (gouvernement
régional). L’emprise des libertaires est particulièrement
frappante à Mataro, petit centre de textile et de bonneterie
situé à 30 kilomètres au nord de Barcelone, où
flotte partout le drapeau rouge et noir. Dans cette ville, le niveau
de vie est satisfaisant, semble-t-il : Nous sommes entrés dans
plusieurs habitations ouvrières fort bien tenues, on nous
parle de 12 pesetas par jour de salaire avec congé annuel et
assurances (vieillesse et maladie). C’est là que nous
verrons le dernier curé vivant circulant en soutane ; la lutte
prend traditionnellement une allure antireligieuse féroce dans
cette Espagne de l’Inquisition, sauf en pays basque bien entendu.
Les rumeurs et les faux bruits,
optimistes ou pessimistes, circulent d’autant plus activement que
la poste est interrompue, que les journaux n’arrivent guère
– et s’entraînent déjà au mensonge
patriotique ou révolutionnaire. Cet aspect rebutant de la « lutte antifasciste » ne nous apparaît pas alors, et c’est
rétrospectivement que je constate comme le mensonge est plus
facile à installer que la justice sociale ; les tueurs de
curés préfèrent leur besogne sans risque à
la vie du front ; le maquillage vestimentaire transforme vite un
bourgeois terrorisé en un prolétaire extrémiste ; une « grande pagaïe », pour excitante qu’elle
soit, ne prépare pas une ère d’abondance socialiste.
Retenons cette leçon des
événements d’Espagne : rien ne justifie le mensonge,
même par omission. Et nous en avons tous commis, retour
d’Espagne, en nous retrouvant dans l’ambiance mesquine du Front
populaire français ! Comme nos prédécesseurs qui
vécurent les premiers jours de la Révolution d’Octobre,
nous avons eu peur de ne pas être compris et de nuire à
un mouvement dans l’ensemble louable et acceptable. De fil en
aiguille, les plus butés en sont arrivés à
accepter le stalinisme, en Russie comme en Espagne, et sans même
être du parti ! Mais ce serait aussi fausser la perspective que
de peindre en noir les débuts de la Révolution
espagnole, comme Simone Weil le fit par excès de probité
intellectuelle et peur d’être dupe. Malgré des excès
individuels – plus liés au tempérament espagnol et à
la nature humaine qu’à des ordres venus d’en haut – ce
qui domine, c’est la générosité et la dignité
des vainqueurs. Et notons que nous avons pu pénétrer
partout et rencontrer partout des interlocuteurs connaissant le
français ; nous sommes allés dans les syndicats et dans
les organismes officiels, d’abord à la faveur de la « pagaïe », ensuite comme miliciens réguliers ; les
atrocités du début nous paraissent, dans le territoire
républicain que nous avons traversé, avoir été
spontanées, sporadiques, assez rares, explicables sinon
excusables. Elles viennent d’en bas, et non d’en haut ; elles ne
rencontrent pas la sympathie des militants du rang : ceci vaut d’être
noté et correspond à bien des conversations que nous
avons eues, soit occasionnellement, soit en assistant à des
scènes de violence et à l’exécution de
quelques « contre-révolutionnaires » déguisés
en ouvriers (dont deux curés, d’après la tonsure
découverte sous leur casquette). Dans les premiers jours de la
révolution, les polices politiques n’occupent pas encore le
haut du pavé.
Nous continuons notre route vers
le nord, à travers les barricades, les parades de miliciens
anarchistes, les manifestations antireligieuses ostentatoires, les
coups de feu inutiles lancés à tort et à travers
par des mains inexpertes (l’Espagnol n’est pas un soldat, vu
l’absence de conscription généralisée).
À notre retour à
Barcelone, le calme paraît revenir et la vie quotidienne
reprend tant bien que mal. Certes les Ramblas sont plus agitées
que la semaine précédente, les voitures de la police
portant les initiales de la CNT et de la FAI sillonnent sans cesse et
à toute vitesse les chaussées et de préférence
les trottoirs ; des gosses de quinze ans paradent avec leur pistolet ; quelques églises brûlent, des cadavres de chevaux et
des carcasses d’autos incendiées sont les témoins des
combats de dimanche autour de la place de Catalogne ; les files de
tramways renversés encombrent les grandes artères, des
« balles perdues » partent des toits ; des civils rasent
les murs en brandissant un mouchoir blanc. Mais, dans l’ensemble,
on a l’impression que la révolution a triomphé et
commence à s’installer ; les milices ouvrières sont
en armes ; les ordres partent des syndicats et non du gouvernement
républicain officiel ; les libertaires organisent les
collectivisations des entreprises, souvent en collaboration avec des
militants du POUM et même du PS et du PC (qui n’ont pas
encore fusionné). À la façade des grands hôtels
et des maisons bourgeoises flottent les drapeaux des partis et
syndicats ; je doute que ces réquisitions apportent de
meilleurs logis aux ouvriers : une nouvelle bureaucratie, dont on
sentira le poids plus tard, s’installe avec ses paperasses
habituelles. On expose à la morgue les cadavres des premières
victimes de la révolution ; le chiffre officiel qu’on nous
donne à l’hôpital-clinique est de 203 morts
antifascistes (dont 28 femmes et quelques enfants) et 350 blessés ; ces chiffres sont certainement au-dessous de la vérité ; quant aux victimes « fascistes », inutile de dire qu’on
n’en parle pas.
Dans les diverses organisations
que nous visitons le mercredi 22, l’accueil est chaleureux, malgré
le surmenage et les nuits d’insomnie – passées, pour la
plupart, dans des fauteuils d’hôtels. Comme les autres, nous
nous habituerons vite à ce manque de sommeil qui rend
l’activité de chacun encore plus fébrile. Au siège
du POUM, sur les Ramblas, règne un ordre apparemment militaire
(comme d’ailleurs au PS, à l’UGT et au PC : nous n’avons
pas l’occasion de revoir les syndicats CNT) et nous causons
quelques instants avec Andrès Nin, optimiste quant au succès
final, mais sans illusion sur la marche immédiate des
événements et plein de scepticisme sur les capacités
d’organisation des anarchistes. Il douche notre enthousiasme à
l’égard de l’héroïsme un peu dilettante des
libertaires. Il pressent déjà les luttes fratricides de
mai 1937, dont il devait être une des premières
victimes, mais il sous-estime la puissance montante des staliniens
(il est vrai que les armes russes n’arriveront que trois mois plus
tard et que le PC en Catalogne n’a pas su mordre sur les masses,
comme dans le Sud de l’Espagne et comme en France). Nin envisage
une lutte de plusieurs mois et ne croit pas à la prise
imminente de Saragosse, dont tous les autres partis parlent avec
assurance. Sa lucidité nous aidera à revenir sur terre
et à ne pas nous laisser griser exagérément
Aux abords du port, les sportifs
français des Olympiades de Barcelone s’occupent de leur
rapatriement et ne paraissent pas en général goûter
cette guerre civile, qui a brisé dans l’œuf leurs exploits
athlétiques.
* *
Avec un jeune camarade français,
je décide de rejoindre les milices ouvrières ; et,
comme le POUM ne tient pas à s’encombrer de bouches
inutiles, nous nous engageons dans les milices du PC de Catalogne,
dont la tâche immédiate est de gonfler des effectifs
squelettiques : il n’y a alors qu’environ 3 000 communistes
organisés dans toute la Catalogne. C’est donc à
l’Hôtel Colon, centre des milices communistes, que nous
passons deux soirées avant notre départ pour le front.
Là, le hasard nous met en contact avec une secrétaire
du PC, à cheveux gris, d’allure énergique, âgée
d’une cinquantaine d’années à peine. Cette femme
qui nous entoure de ses soins et a facilité nos formalités
d’engagement se nomme Caridad Mercader : est-ce la mère du
futur assassin de Léon Trotsky ? Outre des Espagnols, nous
rencontrons à l’Hôtel Colon de nombreux réfugiés
italiens et allemands, mais pas de Russes selon toute apparence – leur heure n’est pas encore venue. On dort mal, mais on mange bien.
La discipline n’est pas rigoureuse, mais suffisante ; malgré
le mélange des sexes, l’attitude générale des
Espagnols est digne et le restera, je crois. Tous ces jeunes en short
et en salopettes ressemblent plus à des clients d’auberges
de jeunesse qu’à des guerriers ; leurs connaissances
militaires paraissent égaler les nôtres, c’est-à-dire
voisines de zéro. Un transfuge de l’anarcho-syndicalisme
(nous dit-on) doit diriger notre colonne vers Saragosse ; cet être
d’apparence assez fruste excelle à la propagande : il
organise même un faux départ pour calmer notre
impatience du second soir. Après avoir quitté l’Hôtel
Colon, nous n’aurons plus l’occasion de le rencontrer ; il
comprend d’ailleurs fort mal le français.
Le soir du 24, on nous transfère
dans un local de l’UGT et nous serons dès lors mêlés
à des camarades de diverses tendances. L’ambiance y est plus
spontanée et moins grandiloquente qu’à l’Hôtel
Colon. Là aussi chacun se montre bon camarade, sans rivalité.
Nous assistons au départ d’une première colonne pour
le front de Saragosse, composée de miliciens et de quelques
transfuges de l’armée régulière, dont un
Français de la Légion étrangère avec qui
nous bavardons sur les événements de dimanche ; sur
ordre de ses chefs, il a commencé la lutte… de l’autre
côté de la barricade.
Ce n’est que le samedi 25 que
nous nous embarquons enfin en chemin de fer, avec le service de santé
de la 2e colonne du front Nord. Notre convoi est des plus
pittoresques : les wagons de miliciens alternent avec des
plates-formes de marchandises garnies de mitrailleuses, dont les
desservants sont des hommes de la FAI. Miliciens et miliciennes
s’entassent dans des wagons torrides où nous allons vivre
quatre à cinq jours, pour atteindre ce « front »
mythique, car tout se borne à quelques bombardements par
avions (qui lancent des bombes de 10 kg à peine) et quelques
échanges de salves parfaitement inutiles entre les dits avions
et nos mitrailleurs. Comme le fera la Deuxième Guerre
mondiale, celle-ci commence par une « drôle de guerre ».
Les modèles de fusils et de revolvers sont hétéroclites
et les munitions, en général, parfaitement inadaptées
à leur usage. Rare sont ceux qui savent manier ou ont même
vu de près un fusil ; les premiers blessés le seront
avec leurs propres armes. C’est bien plus un départ de
week-end qu’un départ pour un front de guerre. Par bonheur,
apprendrons-nous plus tard, les gens d’en face ne sont pas beaucoup
plus malins que nous, à part les tabors marocains, qui valent
nos anarchistes sur le plan de l’efficacité militaire et du
courage. L’égalité quasi absolue entre officiers et
soldats est fascinante et durera autant que les milices ouvrières
elles-mêmes, jusqu’à leur fusion dans 1’« armée populaire ». Plus que le manque d’armes et
d’entraînement, c’est le manque de discipline qui frappe.
De sa locomotive blindée surgit un mécanicien barbu,
qui circule parmi nous et nous manifeste son enthousiasme, ce qui
retarde encore le départ du convoi. Enfin le train s’ébranle
au cri de « UHP » [[UHP : Union des frères
prolétaires, cri de ralliement des combattants asturiens
d’octobre 1934.]], accepté unanimement par toutes les
tendances de l’arc-en-ciel politique.
Inutile d’insister sur notre
traversée de la Catalogne et de l’Aragon : c’est une fête
permanente et colorée ; à chaque halte (et elles sont
nombreuses), les paysans nous passent des cruches d’eau, des miches
de pain et des fruits ; les drapeaux rouge et noir s’érigent
partout, jusque sur les meules de paille ; hommes et femmes, le poing
levé, acclament le convoi. C’est une belle phase de notre
randonnée. À Lérida, les anarchistes et le POUM
paraissent coordonner toutes les activités de cette belle
cité, moderne au bord du fleuve, moyenâgeuse par sa
citadelle. Le ravitaillement est encore excellent ; mais la troupe
commence à réquisitionner des vêtements dans les
boutiques, ce qui ne va pas sans grincements de dents, semble-t-il :
nos bons de réquisition n’inspirent pas confiance aux
commerçants.
Ce n’est qu’entre Barbastro
et Sariñena que l’atmosphère de guerre apparaît
; nous voyons les premiers blessés qui redescendent. Les
visages sont plus tendus, les gens moins loquaces ; la trop belle
confiance dans les lendemains fait place à une « espionnite aiguë ». Mais notre court séjour au
front du Haut-Aragon, dans le petit village de Granen, nous permet
d’apprécier la grande fraternité et l’hospitalité
désintéressée de ses paysans. Nous étions
un millier de miliciens pour un millier d’habitants, ce qui ne
refroidit pas l’accueil chaleureux de ces pauvres cultivateurs
aragonais.
Aujourd’hui encore, je salue en
pensée ces camarades que nous avons trop tôt abandonnés,
pour un front où il ne se passait rien et où les jours
d’été rendaient encore la vie facile et supportable.
Que sont-ils devenus ? Combien sont morts ? Que reste-t-il d’espoir
au cœur des survivants de ces villages « collectivisés » sous une discipline libertaire librement consentie ?
L’expérience a peut-être été trop courte
et trop incomplète pour laisser des traces indélébiles,
et le réveil sous la vieille domination des hobereaux a dû
être particulièrement amer. Qui écrira l’histoire impartiale de ces communautés agraires ?
À notre retour à
Barcelone, dans les premiers jours d’août, la ville est
calme, le ravitaillement encore bon, sauf pour la viande (elle venait
en partie des Asturies). Les magasins collectivisés sont
ouverts et pas encore vidés de toute marchandise. Trams,
autobus et métros fonctionnent normalement. Seul le port reste
inactif. L’activité de chacun paraît normalisée : on s’installe dans la révolution et dans la guerre. On
nous dit toutefois que les demandes de passeports affluent ; devant
le danger d’une crise prolongée, les rats quittent le
navire. La ferveur révolutionnaire est déjà
moins vive que dix jours plus tôt ; mais, de retour en France,
l’ambiance de Barcelone nous paraîtra par contraste haute en
couleurs et fort dynamique. Pendant les six mois qui suivront, nous
ne vivrons qu’en fonction de l’Espagne, qu’avec le désir
ardent d’y retourner et d’y combattre.
Sur l’impression que donnait
Barcelone à un étranger, un excellent témoin,
George Orwell, qui s’engagea près d’un an plus tard dans
les milices du POUM, écrit :
« Sans doute quiconque
était là depuis le début devait avoir
l’impression, même déjà en décembre et
janvier (1937), que la période révolutionnaire touchait
à sa fin ; mais pour qui arrivait alors directement
d’Angleterre, l’aspect saisissant de Barcelone dépassait
toute attente. C’était bien la première fois de ma
vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière
était « en selle »… Je ne me rendis pas compte
que tout simplement un grand nombre de bourgeois aisés se
terraient ou, provisoirement, se déguisaient en prolétaires…
Au printemps 1937, le changement des foules (quant à
l’habillement) était saisissant. Deux faits donnaient le ton
à tout le reste : d’une part les gens – la population
civile – ne s’intéressaient plus beaucoup à la
guerre ; d’autre part l’habituelle division de la société
en riches et en pauvres s’affirmait à nouveau…
« Pendant ce temps-là
se poursuivait une propagande systématique contre les milices
de partis et en faveur de l’Armée populaire…
« Les Espagnols ont
sans conteste une générosité, une noblesse d’une
qualité qui n’est pas exactement du XXe siècle. C’est
ce qui permet d’espérer qu’en Espagne, même le
fascisme pourrait prendre une forme relativement moins autoritaire et
plus supportable. Peu d’Espagnols possèdent les odieuses
capacités et l’esprit de suite qu’exige un État
totalitaire moderne. » [[George Orwell, « la Catalogne
libre », trad. par Yvonne Davet (Gallimard).]]
Quant à moi, je n’ai pas
assisté comme Orwell aux Journées de Mai 37, qui mirent
un point final à la révolution espagnole et permirent
aux staliniens d’instituer leur dictature de fait ; mais ces
réflexions me font penser que j’ai eu la chance de connaître
la plus belle époque, celle des débuts d’une
révolution où le peuple fut véritablement « en selle », mais pas pour longtemps. Comme les journaux du POUM
nous le rabâchaient quotidiennement, c’était folie de
vouloir séparer la guerre et la révolution ; on ne
pouvait gagner la guerre sans développer de pair et affermir
les conquêtes sociales. Pour nous qui avons connu Juillet 36,
c’est l’évidence même.
* *
Je rentrai en France en pleine
lune de miel du Front populaire, époque des embrassades entre
staliniens, radicaux et socialistes. Les socialistes tremblaient de
se brouiller avec l’Angleterre (voir le fameux discours de Léon
Blum à Luna-Park), et avaient une peur bleue d’un mouvement
nationaliste au Maroc français (on a vu mieux depuis en
Afrique du Nord !).
Lorsque je lui proposai mes
souvenirs sur la Catalogne, le premier réflexe d’un bon
camarade, alors socialiste de gauche, fut de me demander de changer
le titre de mon article : « Ce que j’ai vu de la Révolution
espagnole » devait devenir « Ce que j’ai vu de la lutte
contre Mola » – général franquiste dont
j’ignorais l’existence et ignore encore toujours le rôle
exact.
Il ne fallait à aucun prix
parler de « révolution ». Il y allait de la
conservation des victoires sociales acquises pacifiquement en France,
insinuait-on. La première tâche était de se
prémunir contre une attaque hitlérienne : on défendait,
en Espagne comme en France, « le Droit, la Liberté, la
République », et pas plus. Cet idéal alléchant
de « Guerre pour la démocratie » a, comme on le
sait, excité l’héroïsme républicain de
notre peuple et contribué à nos « succès »
de 1940. Seule une lutte révolutionnaire authentique en faveur
d’un idéal libertaire avait quelque chance de galvaniser les
meilleurs, de contrebalancer la propagande soviétique,
d’ébranler (avec ou sans guerre) la suffisance des
dictateurs fascistes voisins, dont le régime était
encore fragile et l’armement incomplet. Mais à quoi bon
explorer le domaine des suppositions et refaire l’Histoire ?…
Le fait incontestable, c’est
qu’à notre retour de Catalogne, le spectacle du Front
populaire français était si choquant qu’on ne
souhaitait qu’une chose : repartir de l’autre côté
des Pyrénées dans le plus bref délai. Je ne l’ai
pas fait, et bientôt il fut trop tard. En Espagne aussi, la
révolution était matée et l’ordre régnait
grâce aux armes russes. Aujourd’hui, l’ordre règne
encore là-bas, celui de Franco. Naguère encore, on
donnait le fouet dans les prisons d’Espagne, comme le prouve un
reportage du « New York Times » de mai 1945. Certes, il
ne s’agit pas d’un fascisme « scientifique » comme en
Allemagne ou en URSS – d’une part grâce à la longue
résistance des opposants (qui a pourri la victoire
franquiste), d’autre part grâce au tempérament
ibérique qui se prête mal au moule fasciste, enfin et
surtout parce que les problèmes économiques ont
étranglé chez les franquistes toute velléité
sérieuse de provocation guerrière (même la
répression s’atténue peu à peu). Si Franco
reste, c’est que la division des antifascistes et la peur d’une
nouvelle guerre civile poussent à le supporter ; mais, si la
terreur est moins féroce, la misère reste, plus
accablante que jamais.
Un jour la lutte reprendra, sous
une forme ou sous une autre. Souhaitons que les Espagnols sachent
tirer quelques conclusions de leur expérience, associer un
meilleur sens de l’organisation à leur admirable instinct de
liberté. En Espagne, tout progrès social est subordonné
à une révolution agraire profonde et à une
transformation de l’industrie – qui peut cesser d’être
inhumaine si des hommes épris de justice et d’esprit
libertaire s’attellent sérieusement à cette tâche.
L’enjeu me paraît mériter un tel effort.
Daniel Martinet