La Presse Anarchiste

Hommage à la Catalogne Rouge et Noire

Par­ler de l’Espagne de 1936,
c’est un peu, pour ceux d’entre nous qui ont vécu son
drame, éta­ler en public une affaire de famille. C’est à
la fois un devoir impé­rieux et une tâche pénible.
Peut-être y a‑t-il dans ce sen­ti­ment ambi­gu un regret de nos
vingt ans, de nos espoirs éva­nouis. Peut-être
prê­tons-nous au peuple espa­gnol plus qu’il ne se doit et il
est pos­sible que cette Révo­lu­tion « romantique »
ait mar­qué le recul défi­ni­tif du libéralisme
dans le monde. Mais puisque nous avons sur­vé­cu à cette
défaite, s’il reste encore en nous quelque sen­ti­ment de
jus­tice, quelque espoir de liber­té, c’est que nous pensons
que l’Espagne de 36 a été l’honneur de l’Europe,
qu’avec tous ses défauts évi­dents cette révolution
reste encore un modèle et en quelque sorte une préfiguration
d’un monde digne d’être accep­té et aimé.

Nous avons vu depuis des hommes
sin­cères nous pro­po­ser de mou­rir pour Dant­zig, pour la
Tché­co­slo­va­quie, pour la Pologne. Contre un envahisseur
imbé­cile et moto­ri­sé, nous avons vu un mou­ve­ment de
Résis­tance bien natu­rel, mais où se mêlait le
pire au meilleur ; nous n’avons pas vou­lu, pas su ou pas osé
y par­ti­ci­per ; nous étions quelques-uns à pen­ser qu’on
nous pro­po­sait de tro­quer le racisme de Hit­ler contre la paix
concen­tra­tion­naire sovié­tique. Le monde d’entre les deux
guerres avait blo­qué notre besoin d’action effi­cace, le
monde d’après 36 nous a offert des cari­ca­tures risibles de
nos idéaux. L’inaction entraîne la lâcheté
et le cynisme. Je fais par­tie de cette géné­ra­tion « his­to­ri­que­ment » sacri­fiée, et je conçois donc
bien le sou­rire scep­tique de ceux qui nous ont succédé.
Mais c’est pour cela que c’est notre devoir de rap­pe­ler aux
jeunes ce qu’a été l’Espagne de 36, ce qu’il y a
encore de valable dans notre expé­rience d’alors ; certains
com­pren­dront peut-être qu’il y a quelques rares valeurs pour
les­quelles vivre ou même mou­rir a un sens, à côté
des gri­maces fre­la­tées du natio­na­lisme ou des Empires
totalitaires.

Le peuple espa­gnol s’est
sou­le­vé en juillet 1936, les fas­cismes rem­por­taient succès
sur suc­cès en Europe, Mus­so­li­ni avait préfiguré
ce que son com­père Hit­ler réa­li­sait avec plus de
sin­cé­ri­té, de sau­va­ge­rie, de folie et d’esprit de
sys­tème. Une résis­tance à cette vague paraissait
vaine ; la liber­té s’éteignait par­tout et sans com­bat ; la jus­tice sociale parais­sait insé­pa­rable de la tyran­nie et
la liber­té liée iné­luc­ta­ble­ment à
l’exploitation capi­ta­liste. Déjà cepen­dant une lueur
était appa­rue : la résis­tance sans espoir des ouvriers
de Vienne ; les plus cou­ra­geux d’entre nous pou­vaient espérer
encore mou­rir les armes à la main. Quand éclatèrent
les Jour­nées de juillet 1936, on put pen­ser qu’il était
encore pos­sible non seule­ment de com­battre, mais de vaincre. Cet
immense espoir fut sans doute naïf, mais il redon­nait un sens à
notre vie, et nous res­sen­tons encore envers l’Espagne une dette
d’honneur. Notre illu­sion ne dura pas long­temps : quelques mois
plus tard il devint évident que le ter­ri­toire espa­gnol servait
de camp d’entraînement aux dif­fé­rents impérialismes
avant le grand conflit mondial.

* *

Ce sont quelques impressions,
quelques sou­ve­nirs de Juillet 1936 que je veux vous soumettre.

J’ai eu la chance de me trouver
par hasard en Cata­logne quelques jours avant l’insurrection, d’y
voir Andrès Nin et quelques anar­chistes, d’assister ensuite
aux débuts tou­jours pro­met­teurs d’une Révolution
popu­laire, qu’on ne qua­li­fiait pas encore de « guerre de
défense républicaine ».

Mes sou­ve­nirs d’Espagne sont
limi­tés dans le temps (j’ai rega­gné la France dès
les pre­miers jours d’août) et dans l’espace (j’ai visité
la Cata­logne en juillet, puis sui­vi la deuxième colonne de
mili­ciens au front d’Aragon).

Dès notre arri­vée à
Port-Bou au début de juillet, l’atmosphère sociale
était ten­due : on par­lait encore de la récente grève
du bâti­ment menée par la CNT [[La Confédération
natio­nale du tra­vail (CNT) était le plus fort groupement
syn­di­cal (au moins en Cata­logne).]] de Madrid ; la grève des
che­mins de fer cata­lans était immi­nente et déjà
des graf­fi­ti de la CNT, de la FAI [[La Fédération
anar­chiste ibé­rique (FAI) contrô­lait la CNT.]],
quelques-uns de l’UGT [[L’Union géné­rale des
tra­vailleurs (UGT), éga­le­ment puis­sante, grou­pait les ouvriers
de ten­dance socia­liste ou com­mu­niste.]] cou­vraient les wagons ; on y
lisait en par­ti­cu­lier les salaires com­pa­ra­tifs de l’ouvrier non
qua­li­fié (6 pese­tas 45) et du direc­teur (220 pese­tas.). Il
faut savoir que le taux offi­ciel de la pese­ta était alors de 2
francs fran­çais, mais son pou­voir d’achat supé­rieur à
3 francs ; on vivait alors à Paris avec 1 000 F par mois,
cer­tains avec moins ; la moyenne des salaires, assez élevée
en Cata­logne, était de 10 pese­tas par jour, alors qu’aux
Astu­ries et en Anda­lou­sie des salaires de 2 ou 3 pese­tas étaient
cou­rants, nous dit-on.

La grève générale
des trans­ports suit de près notre arri­vée : outre
l’absence de trains, l’absence de camions de ravi­taille­ment est
presque com­plète ; le port de Bar­ce­lone est frap­pé de
para­ly­sie. On sent déjà que le jeu est sur­tout mené
par les hommes de la CNT et de la FAI.

Pour nous bien reconnaître
dans la com­plexi­té des nuances poli­tiques et syndicales
d’alors, nous dis­cu­tons suc­ces­si­ve­ment avec Andrès Nin,
secré­taire du POUM [[Le Par­ti ouvrier d’unification marxiste
(POUM) avait en Cata­logne une influence qui dépas­sait le
nombre de ses adhé­rents (quelques mil­liers). Il grou­pait des
com­mu­nistes d’opposition, déta­chés du trotskisme
offi­ciel et liés de près à l’autonomisme
cata­lan de gauche.]] et pro­mis à un des­tin tra­gique, puis avec
Alfon­so de Miguel, intel­lec­tuel anar­chiste, qui nous pilote avec
dévoue­ment dans les syn­di­cats CNT de l’habillement, du
bâti­ment et des trans­ports, où l’agitation gréviste
est déjà fébrile. Je n’oublierai pas de
men­tion­ner l’indignation d’un jeune cama­rade du syn­di­cat de
l’habillement : lorsque je lui dépeins l’atmosphère
de ker­messe qui accom­pagne en France les occu­pa­tions d’usines, il
ne com­prend pas ; pour lui la grève ce n’est ni les chants
ni la danse, c’est l’action directe accom­pa­gnée au besoin
du pis­to­let et de la bombe, et c’est pour demain l’installation
vic­to­rieuse du com­mu­nisme liber­taire. Je cite cette anec­dote comme
très carac­té­ris­tique de l’ambiance cata­lane d’alors,
de cet idéa­lisme qua­si reli­gieux des anarcho-syndicalistes,
apôtres de l’attentat indi­vi­duel autant que de l’action
collective.

Les meurtres poli­tiques semblent
natu­rels dans cette atmo­sphère sur­chauf­fée, chez les
liber­taires bien enten­du, mais aus­si chez les mar­xistes ; les
fas­cistes de Madrid assas­sinent le lieu­te­nant Cas­tillo, un socia­liste ; la riposte ne se fait pas attendre et, la nuit sui­vante, les
com­pa­gnons de Cas­tillo « exé­cutent » la meilleure
tête des par­tis de droite, Cal­vo Sote­lo, ancien monarchiste
deve­nu le lea­der du fas­cisme espa­gnol. Ces deux meurtres vont
contri­buer à allu­mer le bra­sier révo­lu­tion­naire. Le
coup d’État fas­ciste semble immi­nent, on se pro­voque de part
et d’autre et, quelques jours plus tard, le sou­lè­ve­ment de
la Légion étran­gère au Maroc donne le signal du
pro­nun­cia­men­to mili­taire. L’extrême gauche de son côté,
sans trop consul­ter le gou­ver­ne­ment de Front popu­laire, ne reste pas
inac­tive ; on sent bien que quelque chose de grave est en préparation
dans les syndicats.

Dans ces der­niers jours de calme
rela­tif, une cama­ra­de­rie spon­ta­née s’établit vite
entre les Cata­lans et les cam­peurs que nous étions. Nous eûmes
l’impression de vivre au milieu d’un peuple fier, cou­ra­geux et
paci­fique à la fois, igno­rant le chau­vi­nisme. Mais ce premier
contact était peut-être en par­tie trom­peur : la vieille
hos­ti­li­té des Cata­lans à l’égard des
Cas­tillans expli­quait sans doute leur ami­tié ins­tinc­tive à
l’égard de n’importe quel étran­ger. Un fait reste
incon­tes­table : les ruraux res­sentent, tout comme les ouvriers et les
petites gens, le malaise social ; nous consta­tons une vraie
fra­ter­ni­té entre pay­sans et ouvriers, et pas une fois
n’apparaît la jalou­sie de l’homme de la terre à
l’égard de l’homme des villes ; les uns et les autres
semblent se com­prendre et aspi­rer à plus de jus­tice sociale
pour tous.

* *

Dès le dimanche 19, les
bruits de guerre civile par­viennent jusqu’à nous, au fin
fond d’un vil­lage de la côte cata­lane. Repre­nant la route du
Sud, nous rega­gnons en hâte Bar­ce­lone, en car­riole et en
camion, car les trans­ports offi­ciels n’existent plus et aucune
voi­ture ne peut cir­cu­ler sans l’autorisation des syn­di­cats. La
plu­part des autos portent les insignes de la CNT et de la FAI,
quelques-unes celles de l’UGT et du POUM ; nous n’en avons pas
ren­con­tré une seule des autres orga­nismes de Front populaire,
ni de la Géné­ra­li­té de Cata­logne (gou­ver­ne­ment
régio­nal). L’emprise des liber­taires est particulièrement
frap­pante à Mata­ro, petit centre de tex­tile et de bonneterie
situé à 30 kilo­mètres au nord de Bar­ce­lone, où
flotte par­tout le dra­peau rouge et noir. Dans cette ville, le niveau
de vie est satis­fai­sant, semble-t-il : Nous sommes entrés dans
plu­sieurs habi­ta­tions ouvrières fort bien tenues, on nous
parle de 12 pese­tas par jour de salaire avec congé annuel et
assu­rances (vieillesse et mala­die). C’est là que nous
ver­rons le der­nier curé vivant cir­cu­lant en sou­tane ; la lutte
prend tra­di­tion­nel­le­ment une allure anti­re­li­gieuse féroce dans
cette Espagne de l’Inquisition, sauf en pays basque bien entendu.

Les rumeurs et les faux bruits,
opti­mistes ou pes­si­mistes, cir­culent d’autant plus acti­ve­ment que
la poste est inter­rom­pue, que les jour­naux n’arrivent guère
– et s’entraînent déjà au mensonge
patrio­tique ou révo­lu­tion­naire. Cet aspect rebu­tant de la « lutte anti­fas­ciste » ne nous appa­raît pas alors, et c’est
rétros­pec­ti­ve­ment que je constate comme le men­songe est plus
facile à ins­tal­ler que la jus­tice sociale ; les tueurs de
curés pré­fèrent leur besogne sans risque à
la vie du front ; le maquillage ves­ti­men­taire trans­forme vite un
bour­geois ter­ro­ri­sé en un pro­lé­taire extré­miste ; une « grande pagaïe », pour exci­tante qu’elle
soit, ne pré­pare pas une ère d’abondance socialiste.

Rete­nons cette leçon des
évé­ne­ments d’Espagne : rien ne jus­ti­fie le mensonge,
même par omis­sion. Et nous en avons tous com­mis, retour
d’Espagne, en nous retrou­vant dans l’ambiance mes­quine du Front
popu­laire fran­çais ! Comme nos pré­dé­ces­seurs qui
vécurent les pre­miers jours de la Révo­lu­tion d’Octobre,
nous avons eu peur de ne pas être com­pris et de nuire à
un mou­ve­ment dans l’ensemble louable et accep­table. De fil en
aiguille, les plus butés en sont arri­vés à
accep­ter le sta­li­nisme, en Rus­sie comme en Espagne, et sans même
être du par­ti ! Mais ce serait aus­si faus­ser la pers­pec­tive que
de peindre en noir les débuts de la Révolution
espa­gnole, comme Simone Weil le fit par excès de probité
intel­lec­tuelle et peur d’être dupe. Mal­gré des excès
indi­vi­duels – plus liés au tem­pé­ra­ment espa­gnol et à
la nature humaine qu’à des ordres venus d’en haut – ce
qui domine, c’est la géné­ro­si­té et la dignité
des vain­queurs. Et notons que nous avons pu pénétrer
par­tout et ren­con­trer par­tout des inter­lo­cu­teurs connais­sant le
fran­çais ; nous sommes allés dans les syn­di­cats et dans
les orga­nismes offi­ciels, d’abord à la faveur de la « pagaïe », ensuite comme mili­ciens régu­liers ; les
atro­ci­tés du début nous paraissent, dans le territoire
répu­bli­cain que nous avons tra­ver­sé, avoir été
spon­ta­nées, spo­ra­diques, assez rares, expli­cables sinon
excu­sables. Elles viennent d’en bas, et non d’en haut ; elles ne
ren­contrent pas la sym­pa­thie des mili­tants du rang : ceci vaut d’être
noté et cor­res­pond à bien des conver­sa­tions que nous
avons eues, soit occa­sion­nel­le­ment, soit en assis­tant à des
scènes de vio­lence et à l’exécution de
quelques « contre-révo­lu­tion­naires » déguisés
en ouvriers (dont deux curés, d’après la tonsure
décou­verte sous leur cas­quette). Dans les pre­miers jours de la
révo­lu­tion, les polices poli­tiques n’occupent pas encore le
haut du pavé.

Nous conti­nuons notre route vers
le nord, à tra­vers les bar­ri­cades, les parades de miliciens
anar­chistes, les mani­fes­ta­tions anti­re­li­gieuses osten­ta­toires, les
coups de feu inutiles lan­cés à tort et à travers
par des mains inex­pertes (l’Espagnol n’est pas un sol­dat, vu
l’absence de conscrip­tion généralisée).

À notre retour à
Bar­ce­lone, le calme paraît reve­nir et la vie quotidienne
reprend tant bien que mal. Certes les Ram­blas sont plus agitées
que la semaine pré­cé­dente, les voi­tures de la police
por­tant les ini­tiales de la CNT et de la FAI sillonnent sans cesse et
à toute vitesse les chaus­sées et de préférence
les trot­toirs ; des gosses de quinze ans paradent avec leur pis­to­let ; quelques églises brûlent, des cadavres de che­vaux et
des car­casses d’autos incen­diées sont les témoins des
com­bats de dimanche autour de la place de Cata­logne ; les files de
tram­ways ren­ver­sés encombrent les grandes artères, des
« balles per­dues » partent des toits ; des civils rasent
les murs en bran­dis­sant un mou­choir blanc. Mais, dans l’ensemble,
on a l’impression que la révo­lu­tion a triom­phé et
com­mence à s’installer ; les milices ouvrières sont
en armes ; les ordres partent des syn­di­cats et non du gouvernement
répu­bli­cain offi­ciel ; les liber­taires orga­nisent les
col­lec­ti­vi­sa­tions des entre­prises, sou­vent en col­la­bo­ra­tion avec des
mili­tants du POUM et même du PS et du PC (qui n’ont pas
encore fusion­né). À la façade des grands hôtels
et des mai­sons bour­geoises flottent les dra­peaux des par­tis et
syn­di­cats ; je doute que ces réqui­si­tions apportent de
meilleurs logis aux ouvriers : une nou­velle bureau­cra­tie, dont on
sen­ti­ra le poids plus tard, s’installe avec ses paperasses
habi­tuelles. On expose à la morgue les cadavres des premières
vic­times de la révo­lu­tion ; le chiffre offi­ciel qu’on nous
donne à l’hôpital-clinique est de 203 morts
anti­fas­cistes (dont 28 femmes et quelques enfants) et 350 bles­sés ; ces chiffres sont cer­tai­ne­ment au-des­sous de la véri­té ; quant aux vic­times « fas­cistes », inutile de dire qu’on
n’en parle pas.

Dans les diverses organisations
que nous visi­tons le mer­cre­di 22, l’accueil est cha­leu­reux, malgré
le sur­me­nage et les nuits d’insomnie – pas­sées, pour la
plu­part, dans des fau­teuils d’hôtels. Comme les autres, nous
nous habi­tue­rons vite à ce manque de som­meil qui rend
l’activité de cha­cun encore plus fébrile. Au siège
du POUM, sur les Ram­blas, règne un ordre appa­rem­ment militaire
(comme d’ailleurs au PS, à l’UGT et au PC : nous n’avons
pas l’occasion de revoir les syn­di­cats CNT) et nous causons
quelques ins­tants avec Andrès Nin, opti­miste quant au succès
final, mais sans illu­sion sur la marche immé­diate des
évé­ne­ments et plein de scep­ti­cisme sur les capacités
d’organisation des anar­chistes. Il douche notre enthou­siasme à
l’égard de l’héroïsme un peu dilet­tante des
liber­taires. Il pressent déjà les luttes fra­tri­cides de
mai 1937, dont il devait être une des premières
vic­times, mais il sous-estime la puis­sance mon­tante des staliniens
(il est vrai que les armes russes n’arriveront que trois mois plus
tard et que le PC en Cata­logne n’a pas su mordre sur les masses,
comme dans le Sud de l’Espagne et comme en France). Nin envisage
une lutte de plu­sieurs mois et ne croit pas à la prise
immi­nente de Sara­gosse, dont tous les autres par­tis parlent avec
assu­rance. Sa luci­di­té nous aide­ra à reve­nir sur terre
et à ne pas nous lais­ser gri­ser exagérément

Aux abords du port, les sportifs
fran­çais des Olym­piades de Bar­ce­lone s’occupent de leur
rapa­trie­ment et ne paraissent pas en géné­ral goûter
cette guerre civile, qui a bri­sé dans l’œuf leurs exploits
athlétiques.

* *

Avec un jeune cama­rade français,
je décide de rejoindre les milices ouvrières ; et,
comme le POUM ne tient pas à s’encombrer de bouches
inutiles, nous nous enga­geons dans les milices du PC de Catalogne,
dont la tâche immé­diate est de gon­fler des effectifs
sque­let­tiques : il n’y a alors qu’environ 3 000 communistes
orga­ni­sés dans toute la Cata­logne. C’est donc à
l’Hôtel Colon, centre des milices com­mu­nistes, que nous
pas­sons deux soi­rées avant notre départ pour le front.
Là, le hasard nous met en contact avec une secrétaire
du PC, à che­veux gris, d’allure éner­gique, âgée
d’une cin­quan­taine d’années à peine. Cette femme
qui nous entoure de ses soins et a faci­li­té nos formalités
d’engagement se nomme Cari­dad Mer­ca­der : est-ce la mère du
futur assas­sin de Léon Trots­ky ? Outre des Espa­gnols, nous
ren­con­trons à l’Hôtel Colon de nom­breux réfugiés
ita­liens et alle­mands, mais pas de Russes selon toute appa­rence – leur heure n’est pas encore venue. On dort mal, mais on mange bien.
La dis­ci­pline n’est pas rigou­reuse, mais suf­fi­sante ; malgré
le mélange des sexes, l’attitude géné­rale des
Espa­gnols est digne et le res­te­ra, je crois. Tous ces jeunes en short
et en salo­pettes res­semblent plus à des clients d’auberges
de jeu­nesse qu’à des guer­riers ; leurs connaissances
mili­taires paraissent éga­ler les nôtres, c’est-à-dire
voi­sines de zéro. Un trans­fuge de l’anarcho-syndicalisme
(nous dit-on) doit diri­ger notre colonne vers Sara­gosse ; cet être
d’apparence assez fruste excelle à la pro­pa­gande : il
orga­nise même un faux départ pour cal­mer notre
impa­tience du second soir. Après avoir quit­té l’Hôtel
Colon, nous n’aurons plus l’occasion de le ren­con­trer ; il
com­prend d’ailleurs fort mal le français.

Le soir du 24, on nous transfère
dans un local de l’UGT et nous serons dès lors mêlés
à des cama­rades de diverses ten­dances. L’ambiance y est plus
spon­ta­née et moins gran­di­lo­quente qu’à l’Hôtel
Colon. Là aus­si cha­cun se montre bon cama­rade, sans rivalité.
Nous assis­tons au départ d’une pre­mière colonne pour
le front de Sara­gosse, com­po­sée de mili­ciens et de quelques
trans­fuges de l’armée régu­lière, dont un
Fran­çais de la Légion étran­gère avec qui
nous bavar­dons sur les évé­ne­ments de dimanche ; sur
ordre de ses chefs, il a com­men­cé la lutte… de l’autre
côté de la barricade.

Ce n’est que le same­di 25 que
nous nous embar­quons enfin en che­min de fer, avec le ser­vice de santé
de la 2e colonne du front Nord. Notre convoi est des plus
pit­to­resques : les wagons de mili­ciens alternent avec des
plates-formes de mar­chan­dises gar­nies de mitrailleuses, dont les
des­ser­vants sont des hommes de la FAI. Mili­ciens et miliciennes
s’entassent dans des wagons tor­rides où nous allons vivre
quatre à cinq jours, pour atteindre ce « front »
mythique, car tout se borne à quelques bom­bar­de­ments par
avions (qui lancent des bombes de 10 kg à peine) et quelques
échanges de salves par­fai­te­ment inutiles entre les dits avions
et nos mitrailleurs. Comme le fera la Deuxième Guerre
mon­diale, celle-ci com­mence par une « drôle de guerre ».
Les modèles de fusils et de revol­vers sont hétéroclites
et les muni­tions, en géné­ral, par­fai­te­ment inadaptées
à leur usage. Rare sont ceux qui savent manier ou ont même
vu de près un fusil ; les pre­miers bles­sés le seront
avec leurs propres armes. C’est bien plus un départ de
week-end qu’un départ pour un front de guerre. Par bonheur,
appren­drons-nous plus tard, les gens d’en face ne sont pas beaucoup
plus malins que nous, à part les tabors maro­cains, qui valent
nos anar­chistes sur le plan de l’efficacité mili­taire et du
cou­rage. L’égalité qua­si abso­lue entre offi­ciers et
sol­dats est fas­ci­nante et dure­ra autant que les milices ouvrières
elles-mêmes, jusqu’à leur fusion dans 1’« armée popu­laire ». Plus que le manque d’armes et
d’entraînement, c’est le manque de dis­ci­pline qui frappe.
De sa loco­mo­tive blin­dée sur­git un méca­ni­cien barbu,
qui cir­cule par­mi nous et nous mani­feste son enthou­siasme, ce qui
retarde encore le départ du convoi. Enfin le train s’ébranle
au cri de « UHP » [[UHP : Union des frères
pro­lé­taires, cri de ral­lie­ment des com­bat­tants asturiens
d’octobre 1934.]], accep­té una­ni­me­ment par toutes les
ten­dances de l’arc-en-ciel politique.

Inutile d’insister sur notre
tra­ver­sée de la Cata­logne et de l’Aragon : c’est une fête
per­ma­nente et colo­rée ; à chaque halte (et elles sont
nom­breuses), les pay­sans nous passent des cruches d’eau, des miches
de pain et des fruits ; les dra­peaux rouge et noir s’érigent
par­tout, jusque sur les meules de paille ; hommes et femmes, le poing
levé, acclament le convoi. C’est une belle phase de notre
ran­don­née. À Léri­da, les anar­chistes et le POUM
paraissent coor­don­ner toutes les acti­vi­tés de cette belle
cité, moderne au bord du fleuve, moyen­âgeuse par sa
cita­delle. Le ravi­taille­ment est encore excellent ; mais la troupe
com­mence à réqui­si­tion­ner des vête­ments dans les
bou­tiques, ce qui ne va pas sans grin­ce­ments de dents, semble-t-il :
nos bons de réqui­si­tion n’inspirent pas confiance aux
commerçants.

Ce n’est qu’entre Barbastro
et Sariñe­na que l’atmosphère de guerre apparaît
 ; nous voyons les pre­miers bles­sés qui redes­cendent. Les
visages sont plus ten­dus, les gens moins loquaces ; la trop belle
confiance dans les len­de­mains fait place à une « espion­nite aiguë ». Mais notre court séjour au
front du Haut-Ara­gon, dans le petit vil­lage de Gra­nen, nous permet
d’apprécier la grande fra­ter­ni­té et l’hospitalité
dés­in­té­res­sée de ses pay­sans. Nous étions
un mil­lier de mili­ciens pour un mil­lier d’habitants, ce qui ne
refroi­dit pas l’accueil cha­leu­reux de ces pauvres cultivateurs
aragonais.

Aujourd’hui encore, je salue en
pen­sée ces cama­rades que nous avons trop tôt abandonnés,
pour un front où il ne se pas­sait rien et où les jours
d’été ren­daient encore la vie facile et supportable.
Que sont-ils deve­nus ? Com­bien sont morts ? Que reste-t-il d’espoir
au cœur des sur­vi­vants de ces vil­lages « col­lec­ti­vi­sés » sous une dis­ci­pline liber­taire libre­ment consentie ?
L’expérience a peut-être été trop courte
et trop incom­plète pour lais­ser des traces indélébiles,
et le réveil sous la vieille domi­na­tion des hobe­reaux a dû
être par­ti­cu­liè­re­ment amer. Qui écri­ra l’histoire impar­tiale de ces com­mu­nau­tés agraires ?

À notre retour à
Bar­ce­lone, dans les pre­miers jours d’août, la ville est
calme, le ravi­taille­ment encore bon, sauf pour la viande (elle venait
en par­tie des Astu­ries). Les maga­sins col­lec­ti­vi­sés sont
ouverts et pas encore vidés de toute mar­chan­dise. Trams,
auto­bus et métros fonc­tionnent nor­ma­le­ment. Seul le port reste
inac­tif. L’activité de cha­cun paraît nor­ma­li­sée : on s’installe dans la révo­lu­tion et dans la guerre. On
nous dit tou­te­fois que les demandes de pas­se­ports affluent ; devant
le dan­ger d’une crise pro­lon­gée, les rats quittent le
navire. La fer­veur révo­lu­tion­naire est déjà
moins vive que dix jours plus tôt ; mais, de retour en France,
l’ambiance de Bar­ce­lone nous paraî­tra par contraste haute en
cou­leurs et fort dyna­mique. Pen­dant les six mois qui sui­vront, nous
ne vivrons qu’en fonc­tion de l’Espagne, qu’avec le désir
ardent d’y retour­ner et d’y combattre.

Sur l’impression que donnait
Bar­ce­lone à un étran­ger, un excellent témoin,
George Orwell, qui s’engagea près d’un an plus tard dans
les milices du POUM, écrit :

« Sans doute quiconque
était là depuis le début devait avoir
l’impression, même déjà en décembre et
jan­vier (1937), que la période révo­lu­tion­naire touchait
à sa fin ; mais pour qui arri­vait alors directement
d’Angleterre, l’aspect sai­sis­sant de Bar­ce­lone dépassait
toute attente. C’était bien la pre­mière fois de ma
vie que je me trou­vais dans une ville où la classe ouvrière
était « en selle »… Je ne me ren­dis pas compte
que tout sim­ple­ment un grand nombre de bour­geois aisés se
ter­raient ou, pro­vi­soi­re­ment, se dégui­saient en prolétaires…
Au prin­temps 1937, le chan­ge­ment des foules (quant à
l’habillement) était sai­sis­sant. Deux faits don­naient le ton
à tout le reste : d’une part les gens – la population
civile – ne s’intéressaient plus beau­coup à la
guerre ; d’autre part l’habituelle divi­sion de la société
en riches et en pauvres s’affirmait à nouveau…

« Pen­dant ce temps-là
se pour­sui­vait une pro­pa­gande sys­té­ma­tique contre les milices
de par­tis et en faveur de l’Armée populaire…

« Les Espa­gnols ont
sans conteste une géné­ro­si­té, une noblesse d’une
qua­li­té qui n’est pas exac­te­ment du XXe siècle. C’est
ce qui per­met d’espérer qu’en Espagne, même le
fas­cisme pour­rait prendre une forme rela­ti­ve­ment moins auto­ri­taire et
plus sup­por­table. Peu d’Espagnols pos­sèdent les odieuses
capa­ci­tés et l’esprit de suite qu’exige un État
tota­li­taire moderne. » [[George Orwell, « la Catalogne
libre », trad. par Yvonne Davet (Gal­li­mard).]]

Quant à moi, je n’ai pas
assis­té comme Orwell aux Jour­nées de Mai 37, qui mirent
un point final à la révo­lu­tion espa­gnole et permirent
aux sta­li­niens d’instituer leur dic­ta­ture de fait ; mais ces
réflexions me font pen­ser que j’ai eu la chance de connaître
la plus belle époque, celle des débuts d’une
révo­lu­tion où le peuple fut véri­ta­ble­ment « en selle », mais pas pour long­temps. Comme les jour­naux du POUM
nous le rabâ­chaient quo­ti­dien­ne­ment, c’était folie de
vou­loir sépa­rer la guerre et la révo­lu­tion ; on ne
pou­vait gagner la guerre sans déve­lop­per de pair et affermir
les conquêtes sociales. Pour nous qui avons connu Juillet 36,
c’est l’évidence même.

* *

Je ren­trai en France en pleine
lune de miel du Front popu­laire, époque des embras­sades entre
sta­li­niens, radi­caux et socia­listes. Les socia­listes trem­blaient de
se brouiller avec l’Angleterre (voir le fameux dis­cours de Léon
Blum à Luna-Park), et avaient une peur bleue d’un mouvement
natio­na­liste au Maroc fran­çais (on a vu mieux depuis en
Afrique du Nord !).

Lorsque je lui pro­po­sai mes
sou­ve­nirs sur la Cata­logne, le pre­mier réflexe d’un bon
cama­rade, alors socia­liste de gauche, fut de me deman­der de changer
le titre de mon article : « Ce que j’ai vu de la Révolution
espa­gnole » devait deve­nir « Ce que j’ai vu de la lutte
contre Mola » – géné­ral fran­quiste dont
j’ignorais l’existence et ignore encore tou­jours le rôle
exact.

Il ne fal­lait à aucun prix
par­ler de « révo­lu­tion ». Il y allait de la
conser­va­tion des vic­toires sociales acquises paci­fi­que­ment en France,
insi­nuait-on. La pre­mière tâche était de se
pré­mu­nir contre une attaque hit­lé­rienne : on défendait,
en Espagne comme en France, « le Droit, la Liber­té, la
Répu­blique », et pas plus. Cet idéal alléchant
de « Guerre pour la démo­cra­tie » a, comme on le
sait, exci­té l’héroïsme répu­bli­cain de
notre peuple et contri­bué à nos « succès »
de 1940. Seule une lutte révo­lu­tion­naire authen­tique en faveur
d’un idéal liber­taire avait quelque chance de gal­va­ni­ser les
meilleurs, de contre­ba­lan­cer la pro­pa­gande soviétique,
d’ébranler (avec ou sans guerre) la suf­fi­sance des
dic­ta­teurs fas­cistes voi­sins, dont le régime était
encore fra­gile et l’armement incom­plet. Mais à quoi bon
explo­rer le domaine des sup­po­si­tions et refaire l’Histoire ?…

Le fait incon­tes­table, c’est
qu’à notre retour de Cata­logne, le spec­tacle du Front
popu­laire fran­çais était si cho­quant qu’on ne
sou­hai­tait qu’une chose : repar­tir de l’autre côté
des Pyré­nées dans le plus bref délai. Je ne l’ai
pas fait, et bien­tôt il fut trop tard. En Espagne aus­si, la
révo­lu­tion était matée et l’ordre régnait
grâce aux armes russes. Aujourd’hui, l’ordre règne
encore là-bas, celui de Fran­co. Naguère encore, on
don­nait le fouet dans les pri­sons d’Espagne, comme le prouve un
repor­tage du « New York Times » de mai 1945. Certes, il
ne s’agit pas d’un fas­cisme « scien­ti­fique » comme en
Alle­magne ou en URSS – d’une part grâce à la longue
résis­tance des oppo­sants (qui a pour­ri la victoire
fran­quiste), d’autre part grâce au tempérament
ibé­rique qui se prête mal au moule fas­ciste, enfin et
sur­tout parce que les pro­blèmes éco­no­miques ont
étran­glé chez les fran­quistes toute velléité
sérieuse de pro­vo­ca­tion guer­rière (même la
répres­sion s’atténue peu à peu). Si Franco
reste, c’est que la divi­sion des anti­fas­cistes et la peur d’une
nou­velle guerre civile poussent à le sup­por­ter ; mais, si la
ter­reur est moins féroce, la misère reste, plus
acca­blante que jamais.

Un jour la lutte repren­dra, sous
une forme ou sous une autre. Sou­hai­tons que les Espa­gnols sachent
tirer quelques conclu­sions de leur expé­rience, asso­cier un
meilleur sens de l’organisation à leur admi­rable ins­tinct de
liber­té. En Espagne, tout pro­grès social est subordonné
à une révo­lu­tion agraire pro­fonde et à une
trans­for­ma­tion de l’industrie – qui peut ces­ser d’être
inhu­maine si des hommes épris de jus­tice et d’esprit
liber­taire s’attellent sérieu­se­ment à cette tâche.
L’enjeu me paraît méri­ter un tel effort.

Daniel Mar­ti­net

La Presse Anarchiste