1898 : la guerre contre les
États-Unis fait perdre à l’Espagne Cuba, Porto Rico
et les Philippines.
Ce qui restait encore de l’empire
de Charles-Quint est anéanti. Les ports espagnols fourmillent
de rapatriés éclopés et affamés. Les
autorités espagnoles ne disposent pas de moyens suffisants
pour permettre à ces malheureux de regagner leurs foyers
attristés. Le spectacle de la misère nationale est
impressionnant. Tout crie la décadence, la détresse, la
ruine. Comme l’a écrit Jean Cassou :
« Il faudra le cruel
désastre de Cuba et des Philippines pour qu’une génération
nouvelle s’éveille à l’insupportable spectacle de
cette grande Espagne déchue, inutile, rongée par
l’ignorance, le caciquisme, un militarisme sans prestige, un
cléricalisme sans foi profonde, des jeux et des discussions de
casinos, de gazettes et d’académies régionales. »
(« Littérature espagnole », p. 30, Kra, Paris,
1931.)
La génération de
1898
C’est à ce moment
critique de la vie nationale qu’un groupe d’hommes éclairés,
animés du désir d’arracher l’Espagne à sa
léthargie mortelle, vont entreprendre de réveiller la
conscience hispanique et de libérer l’esprit espagnol de la
routine et de l’obscurantisme. Ils aspirent à obtenir un
renouveau complet, à mettre l’esprit espagnol en contact
avec le monde européen, sans pour autant négliger de
rechercher dans les tréfonds de l’âme espagnole ce qui
reste de sain et de permanent.
À cette génération,
mondialement connue, appartiennent Ganivet, Joquín Costa,
Unamuno, Ortega y Gasset, Baroja, Valle-Inclán, Benavente,
Américo Castro, les frères Barnés, Juan Ramon
Jiménez, Pérez de Ayala (plus jeune), Menéndez
Pidal, Eugenio D’Ors, les frères Machado, Pedro Salinas et
Jorge Guillén. Il faudrait rattacher quelques-uns de ces
hommes (Américo Castro, Salinas, les frères Barnés)
à l’Institution libre de l’enseignement, fondée par
Giner de los Rios, organisme d’esprit libéral opposé
au cléricalisme.
Il ne s’agit pas d’un
mouvement savamment organisé d’hommes dont les idées
politiques et littéraires coïncident en tout point, mais
plutôt – nous dit M. Madariaga – « d’une attitude
naturelle et spontanée qui se manifeste sous des formes
indépendantes » et, souvent, pourrait-on affirmer,
opposées et contradictoires.
Il n’y a donc pas chez eux
unité historique ou idéologique, mais plutôt
identité de vues et de pensée en ce qui concerne le
problème national espagnol et l’avenir de l’Espagne.
Ces hommes désirent
ardemment la régénération de leur patrie
moribonde, l’établissement d’un ordre moral nouveau, sain
et vigoureux, exempt d’entraves routinières.
L’Espagne, on le sait, est
statique. C’est à cause de cela peut-être que la
génération de 98 n’a pas ému le monde avec la
création de nouveaux systèmes philosophiques ou des
credos littéraires originaux. Elle n’a fait que secouer la
torpeur d’un peuple qui agonisait et réaffirmer devant le
monde moderne la personnalité espagnole.
La génération de 98
remplit encore de son nom l’Espagne actuelle et a réussi à
acquérir par son œuvre multiple et dense en valeur
universelle, humaine, une place de choix dans le monde moderne. Les
noms d’Unamuno, Ortega y Gasset et Baroja résonnent dans le
concert littéraire mondial et soulèvent une admiration
bien méritée.
La stagnation franquiste
La guerre civile, c’est-à-dire
le complot clérico-militaire-phalangiste avec la connivence
des monarchistes espagnols, du nazisme et du fascisme italien, éclata
en juillet 1936 et ne se termina qu’en avril 1939 par la défaite
de la jeune République espagnole.
Les républicains
espagnols, en nombre imposant, s’expatrièrent. L’Espagne
se divisa en deux camps irréductibles et irréconciliables.
Parmi les exilés figurent plus de soixante pour cent
d’intellectuels, hommes souvent d’élite : Américo
Castro, Pedro Salinas, Navarro Tomás, Torner, Martín
Echeverría, Bosch Gimpera, Nicolau D’Olwer, Sánchez
Albornoz, Millares Carlo, Altamira… La liste serait fort longue.
L’Université espagnole a subi un rude coup. La médiocrité
– la « ramploneria » dont parlait Unamuno –
règne partout. Le manque de professeurs qualifiés se
fait sentir de jour en jour avec plus d’urgence. Le nombre des
étudiants s’accroît. Les pouvoirs publics ne semblent
guère prêter attention au problème universitaire,
qui reste sans issue. L’Église, d’autre part, est toujours
toute-puissante. Son intransigeance traditionnelle étouffe
tout élan créateur, toute possibilité de
renouveau. C’est un État dans l’État plus fort que
l’État lui-même. Ne lui a‑t-on pas conféré
le droit de délivrer des titres universitaires à l’égal
des Institutions officielles elles-mêmes ?
D’autre part, malgré la
présence américaine et la pression anglaise, le
protestantisme mène une vie précaire. Nous lisons dans
« le Monde » du 25 janvier 1956 : « L’école
protestante de Madrid, la seule existant en Espagne depuis la
fermeture, ces dernières années, des institutions
similaires de province, a été fermée hier lundi
par les autorités espagnoles, qui ont laissé entendre
que les scellés seraient apposés sur les locaux. »
Tout commentaire serait superflu [[La mesure – sans doute trop
dangereuse pour l’afflux des dollars – paraît avoir été
annulée. (Réd.)]].
La censure militaire, à
son tour, empêche la divulgation de toute idée qui ne
serait pas en accord avec la mentalité officielle, bornée
et contradictoire.
La suspension récente de « Indice » et de « Insula », revues littéraires
indépendantes, de portée européenne, ne
prouve-t-elle pas l’absence absolue de toute liberté
intellectuelle ?
Il n’y a pas de production
intellectuelle qui signifie un apport idéologique nouveau. Le
vide est la caractéristique du régime franquiste. Les
œuvres qui obtiennent les prix nationaux sont dépourvues de
toute valeur universelle et humaine. Quand on lit « Nada »,
de Carmen Laforet – je prends un roman au hasard – on est tenté,
c’est-à-dire obligé de conclure que le titre
correspond parfaitement au fond et à la valeur intrinsèque
de l’œuvre : c’est le Néant.
Les écrivains Sánchez
Mazas, Ridruejo, Ruiz Gallardo et autres fines fleurs du phalangisme,
ont-ils réussi à imposer leur mentalité
décadente ? Loin de là ! Ils ont échoué
comme directeurs de conscience et n’ont pas réussi à
s’attirer les sympathies de la rue. L’ouvrier qui travaille à
l’atelier et l’intellectuel libre qui vit hors de l’Université
parce qu’il ne veut pas se soumettre à la discipline
phalangiste, sont hostiles à tout diktat officiel et méprisent
le phalangisme.
C’est l’échec d’une
idéologie qui n’a pas su se frayer un chemin susceptible de
mener à une situation stable et définitive.
On me dira que Elena Quiroga,
Cela et Zunzunegui sont là. C’est vrai, ils sont là,
mais il y a lieu de se demander, après les avoir lus, s’ils
ne voudraient pas être ailleurs.
Je n’ignore pas que l’on
publie en Espagne de nombreux ouvrages de caractère critique,
littéraire, linguistique et même scientifique. On ne
peut pas nier l’évidence.
En effet, je vois les noms de
Marañón, Pidal, Garcia de Diego, Dámaso Alonso,
Laín Entralgo, Gómez Moreno et Aleixandre… J’entends
même le nom de Pérez de Ayala, premier ambassadeur de la
République espagnole à Londres. Mais qui donc oserait
soutenir que ces hommes sont un « produit » du franquisme ?
Il y en a parmi eux qui étaient
mondialement connus avant le triomphe du dictateur. Ce que l’on
peut dire, c’est que ces savants vivent en Espagne et rien d’autre.
Ortega y Gasset lui-même n’a‑t-il pas vécu à
Madrid jusqu’à sa mort ? Qui oserait affirmer que notre
philosophe était un franquiste ou un réactionnaire ?
Le franquisme – répétons-le – est le vide intellectuel.
Quoi d’étonnant à
ce que M. Laín Entralgo, recteur de l’Université de
Madrid, aujourd’hui destitué, ait été poussé
à mettre en garde le gouvernement Franco quant à l’état
lamentable de l’Université espagnole et au désir de
la jeunesse de trouver une nourriture intellectuelle convenable, qui
pour l’instant lui est refusée ? Les récents
événements qui ont eu lieu à l’Université
madrilène ont prouvé que M. Entralgo avait raison. La
jeunesse mondiale progresse, tandis que la jeunesse espagnole végète
faute d’un enseignement efficace.
Tandis qu’en Espagne se
prolonge cet état de détresse intellectuelle,
d’abrutissement systématique de la personnalité
humaine, les émigrés, plus ou moins adaptés au
pays où ils vivent, continuent de travailler librement. Le
fond de leurs idées s’est enrichi au contact de la culture
des autres peuples, où règne la liberté
spirituelle.
Leur tâche, essentiellement
espagnole, continue de donner des fruits excellents en Amérique
du Nord (Universités de Princeton et de Columbia), à
Montevideo, à Buenos Aires, à Porto Rico et à
Paris, où les moyens d’expression dont disposent les
réfugiés espagnols sont assez restreints. Le nombre de
leurs œuvres constitue actuellement un volume bibliographique
imposant.
Citons, à titre de
curiosité, le « Suplemento literario » (de « Solidaridad obrera »), qui paraît à Paris, ainsi
que « Cuadernos », qui, par leur contenu éclectique
et leur présentation soignée, ont réussi à
capter la sympathie et l’estime tant des hispanisants français
que des exilés espagnols. L’émigration essaie de
créer, tandis que le franquisme tend à la destruction
des valeurs.
C’est pourquoi tandis que les
religieux Gonzalez, Caminero et Oromi cherchent à jeter le
discrédit sur Unamuno, considéré par l’Église
comme le plus grand hérétique de notre temps, Ferrater
y Mora, dans son « Unamuno, bosquejo de una filosofia »
(« esquisse d’une philosophie »), paru à Buenos
Aires (Editorial Losada), mettra en évidence la valeur
permanente de l’ancien recteur de l’Université de
Salamanque, l’intelligence espagnole la plus dense de l’Espagne
moderne.
Ces deux Espagnes, aujourd’hui
séparées en ce qui concerne la production
intellectuelle, travaillent pour la même cause : mettre en
évidence les valeurs spirituelles permanentes de l’âme
espagnole.
Il est possible qu’un jour la
voix de la conscience se réveille chez Franco et, tout en le
priant de partir définitivement, lui dise : « Caïn,
qu’as-tu fait de ton frère ? » Ce sera peut-être
le moment où les deux Espagnes n’en constitueront plus
qu’une seule et où il sera possible de vivre tous ensemble,
sans s’entre-tuer, dans un régime de dignité et de
justice sociale.
J. Chicharro de Léon