La Presse Anarchiste

Les causes de l’agitation chez les étudiants

La guerre civile à peine
ter­mi­née, un mou­ve­ment sou­ter­rain com­men­çait en
Espagne, dont l’action, sans revê­tir des proportions
spec­ta­cu­laires, s’est expri­mée de manière constante
en divers domaines. Et la jeu­nesse uni­ver­si­taire, qui, déjà,
lors de périodes anté­rieures d’oppression
(par­ti­cu­liè­re­ment sous la dic­ta­ture de Pri­mo de Rive­ra), avait
su se faire l’interprète des inquié­tudes populaires,
ne pou­vait res­ter en marge de la pro­tes­ta­tion natu­rel­le­ment engendrée
par le sys­tème per­sis­tant et détes­table d’obscurantisme
éta­bli en Espagne par Fran­co. Bien loin de res­ter indifférente
au drame espa­gnol, la jeu­nesse uni­ver­si­taire allait donc saisir
l’occasion d’entrer en scène de façon cou­ra­geuse et
décisive.

Il y a pour le moins cinq ans que
cette effer­ves­cence se mani­feste. Enca­drés d’office dans le
SEU (Syn­di­cat pha­lan­giste des étu­diants de l’université),
les jeunes ont vu leur action long­temps para­ly­sée par mille
obs­tacles divers. Le carac­tère tota­li­taire de l’organisation
a ain­si consti­tué un frein effi­cace, jusqu’au jour où,
à Bar­ce­lone, débor­dant les consignes de la hiérarchie,
l’agitation prit corps dans les rues et s’exprima avec audace par
le boy­cott de la Com­pa­gnie des tram­ways ; ce fut là le thème
cen­tral d’une sen­sa­tion­nelle grève des usa­gers, qui se
trans­for­ma par la suite en un mou­ve­ment général
affec­tant toute l’industrie de la zone bar­ce­lo­naise, et s’étendant
ensuite au pays basque. À par­tir de cet ins­tant, une bonne
par­tie de la jeu­nesse uni­ver­si­taire se trou­vait enga­gée dans
l’action de manière éner­gique et directe contre la
dic­ta­ture, et bien­tôt cer­tains pro­fes­seurs de l’enseignement
secon­daire et supé­rieur devaient s’incliner devant le
bien-fon­dé de ses demandes et de ses reven­di­ca­tions. Cet état
de l’opinion qui, vu de l’étranger et d’une façon
super­fi­cielle, pou­vait paraître d’importance négligeable,
n’en a pas moins inquié­té les diri­geants du régime ; c’est au point qu’ils confièrent à un de leurs
ser­vices spé­cia­li­sés, l’Institut de l’opinion
publique, le soin de mener une enquête – qui n’est pas
res­tée secrète, mais dont la presse de tous les pays a
récem­ment fait connaître les résultats
significatifs.

C’est ain­si que l’on a appris
– non pas par les organes de l’opposition anti­fran­quiste en exil,
dont les infor­ma­tions en l’espèce pour­raient paraître
ten­dan­cieuses, mais par la divul­ga­tion d’un docu­ment phalangiste
offi­ciel – aux termes mêmes du rap­port rédigé
par don José Maria Pinillos, titu­laire de la chaire de
psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale à l’université de
Madrid :

  1.  
    Que 74 % des étudiants
    élèvent contre l’appareil gou­ver­ne­men­tal espa­gnol des
    reproches d’incompétence, de légèreté,
    d’inertie ou d’ignorance ;
  2.  
    Que 85 % des étudiants
    taxent les gou­ver­nants actuels d’immoralité ;
  3. Que 90 % des étudiants
    accusent les mili­taires d’incompétence ou d’ignorance, et
    les consi­dèrent comme enga­gés dans un travail
    bureau­cra­tique abso­lu­ment stérile ;
  4. Que 67 % des étudiants
    se consi­dèrent comme pri­vés de pro­fes­seurs, les
    titu­laires de ces fonc­tions man­quant de sin­cé­ri­té dans
    leur ensei­gne­ment ou d’intérêt pour la profession
    qu’ils exercent ;
  5. Que 52 % des étudiants
    dénoncent la hié­rar­chie catho­lique comme entachée
    d’immoralité, de faste osten­ta­toire et d’attachement à
    des pri­vi­lèges féodaux ;
  6. Que 70 % des étudiants
    déclarent que, si la poli­tique sociale de l’Église
    n’inspire au peuple aucune confiance, c’est parce qu’elle ne se
    pré­oc­cupe que dans son propre inté­rêt des
    condi­tions de la classe travailleuse ;
  7. Que 70 % enfin, manifestent
    leur oppo­si­tion « à la pré­sente struc­ture sociale
    et éco­no­mique de l’Espagne ».

Avant même que fussent
divul­gués les résul­tats de l’enquête
sus­men­tion­née, sys­té­ma­ti­que­ment conduite par­mi les
jeunes des diverses facul­tés, s’était pro­duit un
mou­ve­ment symp­to­ma­tique, à l’occasion de la mort de don José
Orte­ga y Gas­set. À l’éminent professeur
démis­sion­naire, les étu­diants ren­dirent un hommage
funèbre ; les efforts pha­lan­gistes d’accaparement furent, en
l’espèce, tota­le­ment mis en échec par l’intervention
d’un des ora­teurs qui se récla­ma « de ce philosophe
libé­ral, notre maître à tous ».

Tout cela pro­dui­sit une telle
sen­sa­tion dans les milieux gou­ver­ne­men­taux, que le Cau­dillo lui-même
res­sen­tit la néces­si­té de s’en prendre, dans son
mes­sage de fin d’année, au « dia­bo­lique matérialisme
de la jeu­nesse actuelle », tout en ajou­tant cette conclusion
illu­soi­re­ment rassurante :

« Nous ne devons pas nous
lais­ser impres­sion­ner par les sur­vi­vances libé­rales qui
res­sur­gissent de temps en temps dans la vie publique, car il suffit
de s’approcher de ces sépulcres blan­chis, pour percevoir,
sous leur brillante appa­rence, ce relent qui carac­té­rise les
plus tristes années de notre histoire. »

Quelques semaines après, à
tra­vers une série d’incidents et de cri­tiques dirigées
par la presse offi­cielle contre l’activité des jeunes
écri­vains uni­ver­si­taires, écla­taient les troubles de
Madrid. Envi­ron trois mille étu­diants, s’arrachant au
mono­pole pha­lan­giste du SEU, récla­mèrent les élections
libres d’un Comi­té direc­teur, nom­mé par les inscrits
aux diverses facul­tés ; et, cette péti­tion ayant été
accep­tée par le rec­teur de l’université, le résultat
fut, imman­qua­ble­ment, la déroute du SEU qui, sur les quarante
postes à pour­voir, ne réus­sit à faire nom­mer que
trois de ses propres candidats.

Les auto­ri­tés, voyant
mises en jeu les bases mêmes de la struc­ture totalitaire,
annu­lèrent l’élection et mobi­li­sèrent, à
des fins de pro­vo­ca­tion, les forces pha­lan­gistes de choc. Mais elles
comp­taient sans la résis­tance réso­lue des étu­diants ; de l’université, le conflit s’étendit à la
rue et, per­dant la face, le ministre de l’Intérieur dut
ordon­ner, outre la ces­sa­tion des cours et la des­ti­tu­tion du recteur,
de nom­breuses arres­ta­tions et per­qui­si­tions domiciliaires.

Au bout de quelques jours, sous
le signe de la ter­reur, tout « ren­tra dans l’ordre » – c’est du moins ce que l’on a pré­ten­du. Mais, en réalité,
le mécon­ten­te­ment s’étendait au sein même de la
pha­lange, et Fran­co, pour sau­ver la situa­tion, devait de nouveau
agi­ter l’épouvantail com­mu­niste en met­tant sur le compte des
agents de Mos­cou – qui n’y sont pour rien – la responsabilité
des événements.

En réa­li­té, non
seule­ment l’influence des com­mu­nistes, mais celle de toutes les
autres forces de l’opposition anti­fran­quiste s’est avérée
négli­geable dans l’explosion de mécon­ten­te­ment à
l’université et dans l’organisation de ses manifestations
suc­ces­sives. La pro­tes­ta­tion s’est dérou­lée en marge
de toute direc­tion poli­tique et syn­di­cale, et c’est précisément
ce qui consti­tue un signe de révolte digne de la plus grande
attention.

Les longues années de
dic­ta­ture n’ont pas réus­si à assu­rer l’adhésion
du peuple, et les nou­velles géné­ra­tions, cibles
pri­vi­lé­giées de la pro­pa­gande offi­cielle, montrent, en
ren­ver­sant tous les cal­culs de la hié­rar­chie, un désir
d’amélioration sociale qui échappe à toutes
les ten­ta­tives de cap­ta­tion doc­tri­nales et orga­ni­sa­toires, auxquelles
se consacre le cler­gé, en par­ti­cu­lier à travers
l’entreprise congré­ga­niste de l’Opus Dei. Et c’est
pré­ci­sé­ment la spon­ta­néi­té de l’action
des étu­diants, en dehors de toute atti­tude de par­ti, qui
per­met d’espérer que, dans un ave­nir peu éloigné,
la masse actuel­le­ment neutre s’ébranlera dans le sens de la
révolte popu­laire, l’alimentera à tout ins­tant par
l’entrée en ligne des orga­ni­sa­tions ouvrières, et
revê­ti­ra, enfin, des pro­por­tions natio­nales, de manière
à per­mettre la recon­quête de la liberté.

Les pos­si­bi­li­tés de ce
tra­vail peuvent être appré­ciées dans l’esprit
même qui carac­té­rise la jeu­nesse, et que tra­duit, mieux
que tout com­men­taire, le docu­ment offi­ciel dont l’auteur est le
señor Laín Entral­go, rec­teur de l’université
cen­trale. On sait que, par sa sin­cé­ri­té, cet exposé
a moti­vé la colère des auto­ri­tés franquistes.
Voyons donc, en recou­rant au texte même, quelques-uns des
juge­ments por­tés par cet homme clair­voyant dont la destitution
fut un scandale :

« Intel­lec­tuel­le­ment, cette
mino­ri­té uni­ver­si­taire se sent mécon­tente de la pâture
scien­ti­fique, phi­lo­so­phique et lit­té­raire que lui offre
l’Espagne au-dedans comme au dehors de l’université… Son
inquié­tude poli­tique consiste, avant tout, en un malaise
pro­fond concer­nant l’avenir de l’Espagne, et dans une critique
amère, quant à l’efficacité de l’État
et quant à son injus­tice, en face des pro­blèmes de la
vie espa­gnole, prin­ci­pa­le­ment ceux d’ordre social et
admi­nis­tra­tif… La jeu­nesse uni­ver­si­taire d’aujourd’hui est
exi­geante ; son agi­ta­tion intime ne se limite point à la
dis­cus­sion aca­dé­mique ou aux jeux gra­tuits de l’imagination,
mais, dans ses conver­sa­tions, elle mani­feste avec urgence, et parfois
même avec fièvre, tout ce qui lui paraît man­quer à
la socié­té qui l’entoure. »

Laín Entral­go ana­lyse dans
le même docu­ment les rai­sons qui motivent cet état
d’esprit dans la jeu­nesse uni­ver­si­taire, et cite, entre autres :

  1.  
    Sa psy­cho­lo­gie spéciale,
    et le rôle que celle-ci lui confère dans le dynamisme
    des mou­ve­ments sociaux, de sorte qu’« elle est d’habitude
    la pre­mière à expri­mer des états d’opinion
    latents dans la socié­té à laquelle elle
    appar­tient, ou res­treints à la dimen­sion de commentaires
    privés ».
  2. Sa conscience historique
    par­ti­cu­lière, qui fait que, n’ayant pas vécu la
    guerre civile, les motifs de cette der­nière ne consti­tuent pas
    « le sou­ve­nir d’une expé­rience per­son­nelle, mais
    l’audition ou la lec­ture d’un récit ».
  3. L’étroitesse de son
    hori­zon pro­fes­sion­nel qui, faute de larges possibilités
    d’emploi une fois les études ter­mi­nées, impose à
    l’âme des jeunes « le dégoût et le
    mécontentement ».
  4.  Les res­tric­tions légales
    en vigueur, en ce qui concerne les voyages d’information, de
    contact et d’études à l’étranger ; les
    étu­diants qui ne peuvent sur­mon­ter ces obs­tacles « font
    preuve –  nous dit-on – d’une curio­si­té insa­tiable à
    l’égard des mou­ve­ments intel­lec­tuels et des formes
    d’existence qui mani­festent aujourd’hui la plus évidente
    vita­li­té historique ».
  5. Le désen­chan­te­ment
    devant le fait que beau­coup de sec­teurs de la vie espa­gnole sont loin
    de pré­sen­ter un aspect modèle, étant donné
    « que l’inégalité sociale reste par­mi nous
    déme­su­rée ; que la pré­oc­cu­pa­tion pour le profit
    éco­no­mique immé­diat est deve­nue générale
    et abu­sive ; que la répu­ta­tion du pays, en tout ce qui touche
    aux rap­ports éco­no­miques, est bien au-des­sous de ce qui serait
    dési­rable ; que la qua­li­fi­ca­tion et le dévouement
    effec­tif à l’enseignement, chez le pro­fes­seur d’université,
    n’atteint pas le niveau auquel le dis­ciple conscient est en droit
    de pré­tendre ; et qu’enfin l’enseignement reli­gieux et
    l’enseignement poli­tique sont, dans un grand nombre de cas,
    res­sen­tis comme une obli­ga­tion ennuyeuse plu­tôt que comme une
    for­ma­tion per­son­nelle effective ».
  6. Enfin, le pater­na­lisme d’État,
    sous son aspect pro­hi­bi­tif, avec ses normes de cen­sure intellectuelle
    et artis­tique « exces­si­ve­ment étroites et ne permettant
    jamais un recours moti­vé de la part de ceux qui en sont
    frappés ».

Ces cri­tiques sont autant de
thèmes de réflexion qui, dans une situa­tion normale,
s’imposeraient aux hommes dans les mains des­quels est placée
la des­ti­née d’un peuple. Mais, dans les hautes sphères
du régime fran­quiste, au lieu de la réflexion, s’est
ins­tal­lée la gros­siè­re­té satis­faite du soudard
triom­phant – celle d’un Mil­lan Astray, com­pa­gnon de Fran­co dans
ses aven­tures afri­caines, criant : « À mort
l’intelligence ! » – et dont le tout nouveau
secré­taire-ministre du par­ti unique, Arrese, récemment
entré en fonc­tion, a remis l’arrogance à l’ordre du
jour, par une stu­pide invo­ca­tion au « dia­logue des revolvers ».
Dans une atmo­sphère pareille, il ne faut pas s’étonner
si le rap­port de Laín Entral­go fut accueilli avec
mécon­ten­te­ment, et pro­vo­qua la révo­ca­tion immédiate
de son auteur, d’autant plus qu’à ses prudents
aver­tis­se­ments étaient joints, en manière de
pro­po­si­tions concrètes, « quatre points cardinaux »
qui peuvent se résu­mer ainsi :

  1.  
    Pra­tique d’un rigou­reux et
    pers­pi­cace exa­men de conscience, de la part des éléments
    diri­geants la vie nationale.
  2. Exten­sion et enrichissement
    des hori­zons de notre jeu­nesse, tant dans l’ordre de son avenir
    pro­fes­sion­nel qu’en ce qui concerne ses aspi­ra­tions his­to­riques et
    sociales.
  3. Raf­fer­mis­se­ment des liens
    entre le magis­tère et la dis­ci­pline ensei­gnée, qui ne
    peut être inti­me­ment accep­tée si le maître ne
    pré­sente pas une qua­li­té et un magnétisme
    spi­ri­tuel suffisants ;
  4. Ouver­ture d’esprit aussi
    souple qu’intelligente à l’égard de tout ce que
    pré­sente d’important, à l’intérieur et à
    l’extérieur des fron­tières, le monde intellectuel,
    lit­té­raire et artistique.

Les « quatre points »
sont, bien enten­du, res­tés lettre morte.

Le fran­quisme, né de la
vio­lence, et impo­sé par l’application rigou­reuse de procédés
tota­li­taires, s’est mon­tré inca­pable de révi­ser son
œuvre et ses concep­tions propres, et de four­nir la moindre
pos­si­bi­li­té de solu­tion dans le sens récla­mé par
l’autorité uni­ver­si­taire elle-même. La jeunesse
étu­diante en a fait aujourd’hui l’expérience, comme
l’avaient faite pré­cé­dem­ment les masses travailleuses
et l’opinion libé­rale. C’est pour­quoi les inquiétudes
des milieux uni­ver­si­taires, qui ten­daient à l’obtention de
réformes mineures de struc­ture dans les cadres du phalangisme,
s’orientent main­te­nant vers un chan­ge­ment radi­cal met­tant fin à
la pré­sente immo­ra­li­té, lui sub­sti­tuant la jus­tice et
réar­mant spi­ri­tuel­le­ment l’Espagne pour qu’elle puisse
rem­plir le rôle que son his­toire et ses valeurs éternelles
lui réservent dans le concert des peuples libres.

F. Gomez Pelaez

La Presse Anarchiste