La Presse Anarchiste

Les perspectives de la « résistance civile » en Espagne

L’été der­nier, à
Bar­ce­lone, le hasard m’a fait faire la connais­sance d’un jeune
étu­diant fort sym­pa­thique et ardem­ment libé­ral. Il m’a
par­lé d’un réseau de « Résistance
civile », dont l’initiative a été prise par un
groupe de ses cama­rades, et m’a mon­tré un rap­port en catalan
(texte dont l’auteur, dit-il, ne milite dans aucun par­ti) qui était
des­ti­né à tou­cher les divers mou­ve­ments en exil. Mon
nou­vel ami m’ayant remis à l’époque une copie de ce
docu­ment, je crois bien faire d’en trans­crire les passages
essen­tiels, comme pou­vant expli­quer les événements
sur­ve­nus depuis lors.

Après avoir présenté
le triste pano­ra­ma des réa­li­tés éco­no­miques et
morales en Espagne, l’auteur écrit :

« De graves erreurs sont com­mises par ceux qui croient que l’aide
amé­ri­caine peut remé­dier à tout cela ; le poids
mort de l’étatisme para­si­taire est étouf­fant, et ce
ne sont pas quelques injec­tions de dol­lars et d’équipements
amé­ri­cains qui tire­ront le pays de sa déca­dence. Les
maux sont trop grands et trop pro­fonds et les illu­sions de
l’interventionnisme ne font déjà qu’accroître
le déver­gon­dage et la débauche des « hié­rarques », en même temps que l’indifférence apa­thique du
peuple. Les Amé­ri­cains pour­ront aider effi­ca­ce­ment l’Espagne
et en être aidés, le jour où ils se mettront
du côté du peuple contre les pro­fi­teurs du régime.
Jusque-là le pro­nos­tic est facile et infaillible : ils iront
vers un échec fatal. 
»

Pour résoudre le problème
inté­rieur, l’étudiant bar­ce­lo­nais se base sur les
don­nées et pers­pec­tives suivantes :

« 1° Si elle prend
forme active, l’opinion publique devien­dra irré­sis­tible. 2° Une semaine de presse libre suf­fi­rait à renou­ve­ler totalement
l’atmosphère. 3° On peut comp­ter que 80 % de la
popu­la­tion sont hos­tiles au régime, que 5 % lui sont atta­chés par le ventre et que 15 % pos­sèdent des liens dans les deux
camps. 4° Une fois iso­lée, la résis­tance des 5 % de
hié­rarques sera inef­fi­cace. 5° La solu­tion est dans un
vaste mou­ve­ment popu­laire non san­glant. La grande affaire est de
mettre le peuple en mou­ve­ment d’une manière générale
et ano­nyme, en évi­tant les repré­sailles individuelles ;
et cela, grâce à l’activité de minorités
vigi­lantes et déci­dées, agis­sant dans une direction
com­mune selon le déve­lop­pe­ment de l’activité
géné­rale. D’abord concen­tré dans les grandes
agglo­mé­ra­tions et les régions où l’opposition
est la plus enra­ci­née, le mou­ve­ment se répan­dra de
lui-même dans le reste du pays. Mais il est nécessaire
que ce mou­ve­ment ait un carac­tère non ter­ro­riste, non
sec­taire, de pro­tes­ta­tion popu­laire contre l’immoralité,
l’iniquité et l’ignominie du régime, et qu’il
abou­tisse à une péti­tion uni­ver­selle de liberté,
comme but com­mun et comme fac­teur indis­pen­sable de toute solution
d’ensemble et de toute solu­tion par­ti­cu­lière des problèmes
de l’Espagne. »

Voi­ci main­te­nant les moyens
suc­ces­sifs que le rap­port pro­po­sait d’utiliser :

« Forum popu­laire. Dans
toutes les villes, choi­sir un lieu de pas­sage très fréquenté
qui sera le ren­dez-vous de tous les éléments
mécon­tents, à heure fixe, les dimanches et jours
fériés. On don­ne­ra ain­si une portée
pro­tes­ta­taire et édu­ca­trice à la concen­tra­tion du plus
grand nombre pos­sible de pro­me­neurs paci­fiques, de curieux et de
badauds. Et, à la faveur de cet embou­teillage sans désordre,
on pour­ra dis­tri­buer des tracts ou lan­cer quelques appels pour
déclen­cher les réac­tions indi­vi­duelles et four­nir un
thème aux conversations.

« Péti­tion de
liber­té
. Il s’agit du lan­ce­ment d’un référendum
natio­nal, consis­tant à tra­cer par­tout la lettre L –
 igni­fiant liber­té – sur les murs et les monu­ments, dans les
fabriques, les ciné­mas, les trains, sous les porches, etc.
Cette lettre devien­dra le sym­bole de notre lutte, de sorte que notre
signe de recon­nais­sance consis­te­ra à figu­rer un L avec l’index
et le pouce de la main droite, les autres doigts repliés. (Cet
L retour­né, lisible pour la per­sonne que l’on salue,
implique le res­pect de la liber­té d’autrui). Quand les deux
mou­ve­ments du Forum et du Réfé­ren­dum auront pris corps,
on les trans­por­te­ra d’une ville à l’autre par surprise
(afin d’éviter la répres­sion), grâce à
des jour­nées de divul­ga­tion. Ain­si la marée montante
s’ébranlera et empor­te­ra tous les obs­tacles, sans effusion
de sang ni larmes inutiles, selon l’esprit de la Résistance
civile. »

Tout en fai­sant la part, dans les
pers­pec­tives ci-des­sus, de l’enthousiasme juvé­nile, il
importe de signa­ler l’attitude réa­liste et compréhensive
de mon ami étu­diant sur deux points bien déterminés :

« Le but que nous
pour­sui­vons, m’a‑t-il dit, est le réta­blis­se­ment des droits
consti­tu­tion­nels et des liber­tés syn­di­cales et pro­vin­ciales de
1931, non pas la réou­ver­ture d’une guerre sociale plus ou
moins lar­vée avec son conte­nu de revanche, d’épuration,
de révo­lu­tion per­ma­nente –, bref, d’ordre et de désordre
orga­ni­sés à la façon des « démocraties
popu­laires » ; l’Espagne de 1955 ne peut se payer les frais
et les risques de nou­velles années san­glantes, avec leur
cor­tège d’arbitraire, de pillage et de des­truc­tion, et tous
les élé­ments sérieux des mou­ve­ments libéral,
socia­liste et anar­cho-syn­di­ca­liste en sont également
per­sua­dés. La consé­quence néces­saire de cet
accord, c’est l’exclusive la plus ferme à l’égard
du Par­ti com­mu­niste, qui ne cherche qu’à pêcher en eau
trouble et qui com­pro­met de son mieux la cause anti­fas­ciste. Sans la
confu­sion que Fran­co, avec l’aide de Sta­line, a réus­si à
entre­te­nir entre la Résis­tance civile inté­rieure et le
com­mu­nisme mos­co­vite dans l’esprit d’un peuple qui a connu le SIM
et la Tché­ka, sa dic­ta­ture eût été prête
à s’écrouler dès les pre­mières défaites
de l’Axe, et le monde libre trou­ve­rait aujourd’hui dans les
peuples ibé­riques un de ses plus solides remparts. »

E. (tra­duit par A. P.)

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