La Presse Anarchiste

L’éternelle piétaille sacrifiée

Quand les « volontaires »
espa­gnols assié­geaient Léningrad

Si nous par­lions un peu de la divi­sion Azul ?

Oui, je sais, le moment est bien mal choisi.

Le géné­ral Franco,
qui en 1940 avait récla­mé vai­ne­ment à
l’Allemagne, pour prix de son inter­ven­tion, la moi­tié de
l’Afrique du Nord et de l’Afrique occi­den­tale « fran­çaise », est aujourd’hui un grand ami des USA, qui lui fournissent
de quoi remon­ter son armée ; il est aus­si un grand ami de
l’URSS et de ses satel­lites qui l’ont triom­pha­le­ment accueilli
par­mi les Nations unies ; un grand ami des pays arabes, dont il
recon­naît l’indépendance après les avoir,
durant sa guerre civile, exploi­tés comme une mine de carburant
humain ; et un grand ami de la papau­té, à qui il doit à
vrai dire une fière chan­delle ; et un grand ami de la France
répu­bli­caine, à qui il a ren­du non-inter­ven­tion pour
non-intervention !

Il n’y a qu’un seul endroit
où il n’ait pas d’amis : à peine des com­plices, ce
qui n’est pas la même chose, comme nous l’apprend, entre
autres, le XXe Congrès du Par­ti com­mu­niste (bol­che­vik) ; c’est
l’Espagne, où les grèves suc­cèdent aux
mani­fes­ta­tions d’étudiants – et où le clergé,
la caste mili­taire, la féo­da­li­té ter­rienne et
capi­ta­liste, la nou­velle bureau­cra­tie et l’appareil politique
lui-même ne le sou­tiennent plus sans réti­cences, tandis
que le gros de la popu­la­tion, n’était la crainte d’une
seconde tue­rie à la façon de 1936 – 1939, l’aurait déjà
depuis fort long­temps liqui­dé. Sans le spectre du communisme
(qu’il agite sans ver­gogne tout en se fai­sant ouvrir des crédits
par les héri­tiers de Sta­line), Fran­co ne se serait jamais tiré
d’affaire, ni à l’intérieur ni à
l’extérieur. Or, quel appoint repré­sente-t-il, comme
auxi­liaire à une croi­sade offen­sive ou défen­sive ? Nul.
Ses par­rains anti­com­mu­nistes auraient le plus grand tort de croire
qu’il puisse être, sur ce ter­rain du « don­nant, don­nant », autre chose qu’un bou­let à traî­ner. Témoin
en est l’histoire de la fameuse Divi­sion Azul, la divi­sion bleue,
envoyée par Fran­co sur le front russe en 1942 et dont « CNT », l’organe des syn­di­ca­listes liber­taires espa­gnols en
exil, a publié la véri­dique his­toire. Une his­toire qui
est, plus ou moins, celle de tous les « fan­tas­sins » des
guerres pas­sées, pré­sentes et futures et où plus
d’un recon­naî­tra sa propre expé­rience – celle qui se
résume dans cette ques­tion tou­jours sans réponse : « Qu’est-ce qu’on fout là ? »

Le prix du sang

Quand un homme d’État
rend ser­vice à un autre, c’est généralement
avec du sang : or le sang, comme on sait, ne se paye que par le sang.
La gra­ti­tude des hommes d’État leur inter­dit de se servir
d’une autre mon­naie pour recon­naître les ser­vices rendus.
D’où néces­si­té de trou­ver des don­neurs de
sang, volon­taires ou non. En fait, on en trouve tou­jours. Hit­ler et
Mus­so­li­ni en avaient trou­vé en abon­dance pour aider leur
col­lègue Fran­co à s’installer au pou­voir sur une
Espagne paci­fiée en forme de cime­tière. Fran­co ne
pou­vait pas être en reste. D’où l’intervention
espa­gnole aux côtés de l’axe Berlin-Rome.

Il s’agissait, au moment où
les chances ris­quaient de tour­ner contre le nazisme, de payer la
dette poli­tique contrac­tée en 1936 – 1939 par l’Espagne
natio­na­liste envers la Légion Condor et la Ges­ta­po, envers les
Jun­kers et les Mes­ser­sch­mitts de la Lutf­waffe, envers le cuirassé
Deut­schland sur­veillant Minorque et l’escadre alle­mande bombardant
Almé­ria en signe de non-intervention…

En tri­but de recon­nais­sance pour
Guer­ni­ca, en tri­but de recon­nais­sance pour la mort de 1 200 000
Espa­gnols (dont 800 000 non com­bat­tants) tués par le
mili­ta­risme tota­li­taire, une force « volon­taire » devait
se lever de terre, expri­mant l’impatience des don­neurs de sang
espa­gnols de se sai­gner à blanc pour la Wehrmacht.

Comme la chose fut organisée,
nous ne pré­ten­dons pas le savoir, bien que les méthodes
des ser­gents-recru­teurs aient peu varié depuis l’origine des
armées. Nous pré­fé­rons lais­ser la parole à
un témoin ocu­laire, celui-là même qui a rédigé
pour « CNT » l’historique de la division
Azul.

Dans chaque loca­li­té, nous
dit-on, fut orga­ni­sée une espèce de fies­ta mayor
(foire, ker­messe) avec orga­ni­sa­tion de danses et de banquets ;
diver­tis­se­ments sui­vis, natu­rel­le­ment, par un essai d’enrôlement
géné­ral. Mais l’enrôlement se réduisit
pra­ti­que­ment à peu de choses ; pha­lan­gistes com­pro­mis dans des
meurtres ou des mal­ver­sa­tions, aven­tu­riers ou déracinés
de toute espèce, et sur­tout répu­bli­cains menacés
de mort
ou de repré­sailles fami­liales, tel fut le recrutement
de la Divi­sion Azul. Il fal­lut recou­rir à un véritable
porte à porte. On vit cir­cu­ler des camions char­gés de
la chair à canon ramas­sée de vil­lage en vil­lage ; ils
exhi­baient dans les bour­gades tra­ver­sées, au milieu de la
froi­deur abso­lue des popu­la­tions, des écri­teaux qui
pro­cla­maient : « De Bur­gos à Mos­cou ! », « De l’Espagne aux monts Oural ! », etc. Pauvres Ibériques,
pauvres méri­dio­naux bru­nis de soleil, pro­mis à
l’abandon dans les neiges infi­nies ! Des cris, des dra­peaux, un
enthou­siasme fac­tice. Puis ce fut l’embarquement dans les wagons à
bes­tiaux des trains sinistres, éter­nel sym­bole de la guerre.

Le chemin du sacrifice

La Divi­sion Azul prit le chemin
du sacri­fice, le che­min de France – pays alors « col­la­bo­rant » – dans un cli­mat d’indifférence gla­ciale. Chose
curieuse, les Boï­nas rouges (bérets car­listes) des
sol­dats de la civi­li­sa­tion tota­li­taire allaient s’éclaircissant
au fur et à mesure que le train les empor­tait. Tous les jours
des vides béants se pro­dui­saient dans les rangs des « volon­taires » sacri­fiés, de gré ou de force, à
la défense d’une cause qui leur était étrangère.
C’est que par­mi les recrues ger­ma­no­philes, les plus enthousiastes,
ceux qui avaient le plus don­né de la voix contre Sta­line et
contre Chur­chill, s’étaient pru­dem­ment éclip­sés : les uns étaient res­tés dans les lieux de prospection
par­cou­rus en auto, les autres, les plus nom­breux, étaient
retour­nés à Madrid.

« À peine débarquée
à Ber­lin, dit un témoin, notre troupe mer­ce­naire fut
trai­tée avec dure­té, comme de la viande à brûler
qu’on atten­dait depuis long­temps et qui avait tar­dé à
arri­ver… La Divi­sion Azul, offi­ciel­le­ment dénommée
Divi­sion espa­gnole des volon­taires, était des­ti­née au
sec­teur nord du front orien­tal, et c’est entre la Fin­lande et la
ville de Lénin­grad qu’elle prit posi­tion, par une
tem­pé­ra­ture de 60 degrés au-des­sous de zéro,
comme si l’on avait fait exprès pour ne pas lais­ser un homme
en vie… »

À ces mal­heu­reux, le
com­man­dant res­pon­sable de leur sacri­fice, le général
Muñoz Grandes, confor­ta­ble­ment ins­tal­lé avec quatre
cents enchu­fis­tas (com­bi­nards) dans son quar­tier général
de Ber­lin, trou­va bon de faire un dis­cours par radio, à
l’occasion de Noël 1942. Les pieds au feu, il adres­sa les
encou­ra­ge­ments sui­vants à ceux de ses subor­don­nés qui
affron­taient alors un froid mor­tel et le feu des défenses
inté­rieures de Léningrad :

« Très tenace est
l’ennemi, et très dur l’hiver russe : mais notre race est
encore plus dure, dans cette lutte aux côtés des
héroïques troupes allemandes. »

Et il les enga­geait classiquement
à tenir jusqu’au bout.

Entre-temps, ceux qui tombaient
étaient sai­sis et étouf­fés par la neige, et leur
place était prise par des « renforts » :
mal­heu­reux venant des pri­sons d’Espagne, conver­tis à force
de faim, de coups, de pro­lon­ga­tion de peine – et pha­lan­gistes « volon­taires du devoir », tou­jours moins nombreux.

Bleus de froid et de coups

Les glo­rieux faits d’armes
por­tés au compte de la Divi­sion Azul furent : la liquidation
d’une tête de pont éta­blie par les Russes sur une
rivière qui ser­vait de ligne de démar­ca­tion, et une
action défen­sive impo­sée par la pres­sion bolchevique
aux envi­rons du lac Ilmen, dans la nuit du 27 décembre 1942.

À cette occa­sion, Muñoz
Grandes avait ordon­né à ses sol­dats : « Que
per­sonne ne recule ! Conser­vez vos posi­tions comme si vous étiez
cloués à terre ! » Les « bleus »
n’eurent garde de bou­ger. Le gel, et les baïonnettes
alle­mandes situées à l’arrière, leur en
enle­vait jusqu’à la tentation…

Le froid fai­sait encore plus de
mal aux divi­sion­naires bleus que les rafales et les feux de salves
des Russes. Un autre fac­teur sta­tis­tique de pertes était
l’abondance des « lâcheurs ». Il était
tel­le­ment plus beau de plas­tron­ner dans les cafés de Madrid
que de cre­ver dans la glace ! Tout cela fit que, sur les 27 000
hommes qui pas­sèrent par les uni­tés com­bat­tantes de la
Divi­sion espa­gnole des volon­taires, il y eut 8 000 déserteurs
plus ou moins pro­té­gés et 11 000 morts, estropiés,
hos­pi­ta­li­sés ou « dis­pa­rus » sur le front et le
long du che­min qui sépare Lénin­grad de la frontière
d’Espagne.

L’oraison funèbre des
vic­times fut pro­non­cée en ces termes par le colo­nel baron von
der Gross :

« Des cen­taines de tombes
fraî­che­ment creu­sées, çà et là,
dans l’immense terre russe, sou­lignent la véra­ci­té du
vers célèbre : “No hay un puña­do de tier­ra sin
una tum­ba españo­la” (il n’y a pas un coin de terre sans
une tombe espa­gnole). Et les noms de toutes les régions
d’Espagne sur les bras de ces croix rus­tiques témoignent
taci­te­ment des hautes ver­tus mili­taires d’une race d’authentiques
soldats. »

Les restes désarmés
de la Divi­sion Azul revinrent en Europe occi­den­tale en qualité
de pri­son­niers rapa­triés. Des cen­taines de sur­vi­vants, la
plu­part bles­sés, furent acca­blés d’outrages
lorsqu’ils arri­vèrent en convoi à la station
fran­çaise de Cham­bé­ry, après avoir traversé
la Suisse, et ils eussent été lyn­chés par la
foule sans les efforts de la Croix-Rouge et l’intervention des
Américains.

« Vae victis ! »

Il est pénible de
consta­ter que les Fran­çais ont réser­vé aux
res­ca­pés espa­gnols « fas­cistes » des plaines
russes les mêmes huées et les mêmes coups qui
avaient salué l’arrivée à la frontière
pyré­néenne des sol­dats et des réfu­giés « anti­fas­cistes » en 1938. L’insulte aux vain­cus est restée,
depuis Bren­nus, dans les mœurs de ce peuple qui se croit le plus
géné­reux et le plus spi­ri­tuel de la terre ; et cela,
mal­gré les ter­ribles leçons d’humilité de 1871
et de 1940 !

Com­bien il serait temps pour nous
de tirer de nos propres misères his­to­riques cette notion trop
oubliée, que si l’oppresseur est mau­dit, l’hôte, le
pros­crit, le vain­cu, le fugi­tif, le sup­pliant, et plus généralement
le mal­heu­reux, est sacré dans sa per­sonne et dans son honneur.
Belle revanche, certes, pour une déroute comme nous en avons
tous connu nous-mêmes, de frap­per et d’insulter un adversaire
désar­mé ! Sous un uni­forme détes­té, il
faut savoir dis­cer­ner un ami peut-être et sûre­ment une
vic­time ; nous savons main­te­nant que la divi­sion Azul se com­po­sait en
bonne par­tie de répu­bli­cains recru­tés sous la menace
des pires repré­sailles, et l’on peut sup­po­ser que le reste
avait acquis pour Muñoz Grandes et Fran­co la considération
que mérite le chef oublieux de ses hommes. Ce sont ces gens-là
que les com­mu­nistes et les super­pa­triotes de Cham­bé­ry ont
essayé de mas­sa­crer, pour leur don­ner une leçon de
cou­rage et de démocratie !

« CNT » n’a pas
évo­qué dans ses colonnes, par un oubli généreux
à quoi il faut rendre hom­mage, la lâcheté
fran­çaise bien connue, qui s’est odieu­se­ment exercée
à l’endroit des res­ca­pés d’Irun, de Cata­logne, et
d’ailleurs, avant d’accabler les Alle­mands et les Espagnols
cap­tu­rés sous l’uniforme nazi.

Cette lâche­té,
d’ailleurs, n’a pas épar­gné les Français
eux-mêmes. Dans nos dis­cordes civiles, tout homme appar­te­nant à
un autre par­ti que celui au pou­voir était réputé
hors l’humanité ! Si Fran­co a mis à la mode de
tondre, de mar­quer, de pro­me­ner nues, de vio­ler ou muti­ler les femmes
des rouges, il faut avouer que les rouges et les tri­co­lores de chez
nous ont mon­tré qu’ils étaient de bons élèves.
Le fas­cisme de gauche valait celui de droite : il l’a prouvé
en sur­peu­plant les bagnes et les cime­tières. Et cela aussi
devait être dit.

André Pru­nier

La Presse Anarchiste