La caserne, construite au temps
de Primo de Riveira, est ultra-moderne : salle de gymnastique, agrès,
douches. À midi, le vaste réfectoire est bruyant d’un
boucan de chansons rythmées, du choc des couteaux sur les
verres. Les jeunes gens expriment leur entrain à vivre.
Manuel, mon copain de groupe, me touche l’épaule : je suis
songeur, ça l’inquiète, le calme lui paraît
signe de neurasthénie. Je me trouve un peu désaccordé
à tant d’agitation.
Autour de la caserne, c’est
presque la campagne. Au loin Barcelone avec ses hautes façades,
ses toits à terrasse, semble l’épure d’une ville de
l’avenir.
Pas d’exercice encore, je sors
librement pour voir la ville. La vie est normale. Des jardiniers
arrosent, tondent le gazon des parterres de la longue avenue. À
une barricade en chicane, un milicien contrôle les autos de
passage. Des autos filent, le drapeau au vent, chargées de
gars en salopette. Mon copain salue les gardes civils fringants à
côté de leurs chevaux, la patrouille lève des
poings enthousiastes. Les éléments de l’ordre ancien
se sont ralliés au nouveau.
Dans le quartier des édifices
bourgeois, des linges blancs aux fenêtres affirment la
neutralité des habitants, des drapeaux divers la nationalité
des étrangers. La rue est normale, des gens bien vêtus
circulent. Sur la place de Cataluña, un café est plein
de caballeros aux mains soignées, rentiers, commerçants,
industriels, des gens chics aux chaussures étincelantes. Un
groupe tranche à l’avant, fait tache : je reconnais mes
copains de voyage, deux Serbes, un Italien, un Français. Le
regard des messieurs semble les ignorer.
Au bout de la Rambla, un camion
blindé retient l’attention des passants. C’est un camion
ordinaire transformé par une carapace de tôles,
construction hâtive, exposé là pour quelques
jours à l’admiration des passants. Il est destiné à
la colonne Francisco Ascaso. La foule est sympathique, je comprends
mieux la signification du mot peuple.
Les organisations ouvrières
occupent les grands hôtels. Dans les faubourgs, j’épelle
des affiches de la CNT, de la FAI, témoignage de l’importance
du mouvement anarcho-syndicaliste avant l’événement.
Je ramasse un tract de la FAI : c’est une adresse aux classes
moyennes destinée à les rassurer. Le contenu m’en
semble sage, intelligent, modéré. Tout m’assure que
rien n’est violemment bousculé, que si la révolution
apporte des changements ils seront progressifs, une marche pas à
pas vers le socialisme libertaire. Je ne vois que des visages
heureux. Je circule librement, sans avoir à présenter
mes papiers. L’ordre règne.
Georges Navel (« Parcours
»)