La Presse Anarchiste

Dialogue avec le caricaturiste Bagaria

Crois-tu, poète, à
l’art pour l’art, ou bien, d’après toi, l’art doit-il
se met­tre au ser­vice du peu­ple et rire et pleur­er avec lui ?

Ma réponse, grand et
ten­dre Bagaria, est que ce con­cept de l’art pour l’art serait
cru­el, si heureuse­ment il n’était voué au ridicule.
Aucun homme digne de ce nom ne croit plus à cette fichaise de
l’art pur, de l’art pour lui-même.

En ces moments dra­ma­tiques que
vit le monde, l’artiste doit pleur­er et rire avec son peu­ple. Il
faut laiss­er là le bou­quet de lys et se plonger dans la boue
jusqu’à la cein­ture pour aider ceux qui cherchent les lys.
Pour moi, en par­ti­c­uli­er, j’ai une véri­ta­ble soif de
com­mu­nion avec autrui. C’est pourquoi j’ai frap­pé aux
portes du théâtre et je lui con­sacre toute ma
sensibilité.

Crois-tu qu’en créant
de la poésie on se rap­proche d’un au-delà futur ou,
au con­traire, qu’on éloigne davan­tage les rêves d’une
autre vie ?

Cette ques­tion inso­lite et
dif­fi­cile naît de l’angoisse méta­physique qui emplit
ta vie et que seuls ceux qui te con­nais­sent com­pren­nent : La création
poé­tique est un mys­tère indéchiffrable, comme le
mys­tère de la nais­sance de l’homme. On entend des voix, on
ne sait d’où, et il est inutile de s’inquiéter d’où
elles vien­nent. De même que je ne me suis pas inquiété
de naître, je ne m’inquiète pas de mourir. J’écoute
émer­veil­lé la nature et l’homme et je copie ce qu’ils
m’enseignent, sans pédan­tisme et sans don­ner aux choses un
sens que je ne suis pas sûr qu’elles aient. Ni le poète
ni per­son­ne ne déti­en­nent le secret et la clé du monde.
Je veux être bon. Je sais que la poésie élève
et à force d’être bon, avec l’âme et le
philosophe je suis con­va­in­cu que s’il existe un au-delà
j’aurai l’agréable sur­prise de m’y trou­ver un jour. Mais
la douleur de l’homme, l’injustice con­stante qui sourd du monde,
mon pro­pre corps et ma pro­pre pen­sée m’empêchent
d’aller m’installer par­mi les étoiles.

Ne crois-tu pas, poète,
que la félic­ité ne peut naître que dans la brume
de l’ivresse : ivresse de lèvres de femme, de vin et de
beaux paysages et qu’en col­lec­tion­nant des moments intens­es on crée
des moments d’éternité quand bien même
l’éternité ne serait que notre invention ?

Je ne sais, Bagaria, en quoi
con­siste l’éternité. Si je devais en croire le texte
que j’ai étudié au lycée, dans la classe de
l’ineffable Orti y Lara, la félic­ité ne se trouverait
que dans le ciel ; mais si l’homme a inven­té l’éternité,
je crois qu’il y a au monde des faits et des choses qui en sont
dignes et qui, par leur beauté et leur transcendance,
con­stituent des mod­èles abso­lus pour un ordre permanent.
Pourquoi me pos­es-tu ces ques­tions ? Ce que tu voudrais, toi, c’est
que nous nous retrou­vions dans l’autre monde à poursuivre
notre con­ver­sa­tion sous le toit d’un prodigieux café musical
avec des ailes, des rires et des bocks de bière éternelle,
inef­fa­ble. N’aie crainte, Bagaria ; tu peux être assuré
que nous nous y retrouverons.

Tu dois t’étonner,
poète, des ques­tions que te pose ce car­i­ca­tur­iste sauvage que
je suis. Comme tu le sais, j’ai beau­coup de plumes et peu de
croy­ance […]. Ne crois-tu pas que ce Calderón avait raison
quand il disait :

Car le délit majeur
de l’homme est d’être né

plutôt que Munos Seca [[Munoz Seca (1881–1936), auteur de
vaudevilles.]]
avec son optimisme ?

Tes ques­tions ne m’étonnent
nulle­ment. Tu es un vrai poète : à tout moment, tu mets
le doigt sur la plaie. Je te réponds en toute sincérité,
en toute sim­plic­ité et si je n’y parviens pas, c’est par
igno­rance. Les plumes de ta « sauvagerie » sont des
plumes d’anges et der­rière le tam­bour qui bat le rythme de
ta danse macabre, il y a une lyre rose, comme en peignaient les
prim­i­tifs ital­iens. L’optimisme est le pro­pre des âmes à
une dimen­sion ; de celles qui ne voient pas le tor­rent de larmes
qui nous entoure et dont les caus­es peu­vent être supprimées.

Sen­si­ble et humain poète
Lor­ca : con­tin­uons à par­ler des choses de l’au-delà.
Si je répète ce même thème, c’est qu’il
se répète lui-même. Les croy­ants, ceux qui
croient à une vie future, peu­vent-ils se réjouir de se
retrou­ver dans un pays d’âmes privées de lèvres
char­nelles, où le bais­er serait impos­si­ble ? Le silence du
néant ne vaut-il pas mieux ?

Excel­lent Bagaria si
tour­men­té, ne sais-tu pas que l’Église par­le à
ses fidèles de la résur­rec­tion de la chair comme de la
grande récom­pense ? Le prophète Isaïe le déclare
dans un ver­set : « Et les os abat­tus se réjouiront dans
le Seigneur. » J’ai vu, au cimetière de San Martin,
une dalle qui pendait au mur délabré au dessus de la
tombe vide comme une dent de vieil­lard et qui dis­ait : « Ici
attend la résur­rec­tion de la chair Doña Micaela Gomez.
» Une idée s’exprime et n’est pos­si­ble que parce que
nous avons une tête et des mains. Les créa­tures ne
veu­lent pas être des ombres.

Crois-tu que ce fut un moment
heureux que celui où les rois mau­res remirent les clés
de ta terre grena­dine à leurs vainqueurs ?

Ce fut un moment désastreux,
bien qu’on enseigne le con­traire dans les écoles. Toute une
civil­i­sa­tion admirable, une poésie, une astronomie, une
archi­tec­ture et une déli­catesse uniques au monde disparurent
pour céder la place à une ville pau­vre, amoin­drie, à
la « terre du liard » [[« Tier­ra de chavico »
: expres­sion péjo­ra­tive désig­nant Grenade.]] où s’agite
actuelle­ment la pire bour­geoisie d’Espagne.

Ne crois-tu pas, Federico,
que la patrie n’est rien, que les fron­tières sont appelées
à dis­paraître ? Pourquoi un mau­vais Espag­nol serait-il
notre frère plutôt qu’un bon Chinois ?

Je suis espag­nol cent pour
cent et il me serait impos­si­ble de vivre hors de mes limites
géo­graphiques ; mais je déteste celui qui est espagnol
pour n’être qu’espagnol. Je suis frère de tous et
j’exècre l’homme qui se sac­ri­fie pour une idée
nation­al­iste abstraite, du moment qu’il aime sa patrie les yeux
bandés. Le bon Chi­nois est plus proche de moi que le mauvais
Espag­nol. Je chante l’Espagne et je la sens jusque dans la moelle ;
mais d’abord je suis un citoyen du monde et frère de tous.
Naturelle­ment je ne crois pas à la fron­tière politique.

Cher Bagaria, les «
 inter­view­ers » n’ont pas le mono­pole des ques­tions. Je crois
que les « inter­viewés » aus­si y ont droit. À
quoi répond cette aspi­ra­tion, cette soif d’au-delà
qui te pour­suit ? As-tu vrai­ment le désir de sur­vivre ? Ne
crois-tu pas que cela est déjà décidé et
que l’homme n’y peut rien, avec ou sans la foi ?

D’accord, mal­heureuse­ment.
Au fond je suis un incroy­ant affamé de croire. Il est si
trag­ique­ment douloureux de dis­paraître à jamais. […]

Cher Lor­ca, je vais t’interroger
sur deux prin­ci­pales valeurs, à mon avis, de l’Espagne : le
chant gitan et la tau­ro­machie. Je ne ferai qu’un reproche au chant
gitan, c’est que dans ses vers, on ne se sou­vient que de la mère
 ; le père, on l’envoie bouler. Ça me sem­ble une
injus­tice. Blague à part, je crois que ce chant est notre plus
beau fleuron.

Très peu de gens
con­nais­sent le chant gitan, parce que ce qu’on donne sur scène,
le plus sou­vent, c’est le « fla­men­co », une forme
abâ­tardie de celui-ci. Ce n’est pas le lieu ici d’en
par­ler, car ce serait trop long et pas assez jour­nal­is­tique. Tu me
dis drôle­ment que les Gitans ne se sou­vi­en­nent que de leur mère
 ; c’est assez juste, vu qu’ils vivent sous le régime du
matri­ar­cat : chez eux les pères n’ont pas qual­ité de
pères, mais ils sont tou­jours les fils de leurs mères
et vivent en tant que tels. En tout état de cause, il y a dans
la poésie gitane d’admirables poèmes dédiés
au père, mais c’est la minorité. Quant à
l’autre grand thème sur lequel tu m’interroges, la
tau­ro­machie, il représente prob­a­ble­ment la plus grande
richesse poé­tique et vitale de l’Espagne, incroyablement
gâchée par les écrivains et les artistes, du
fait, surtout, de la fausse édu­ca­tion qu’on nous a donnée
et que les hommes de ma généra­tion ont été
les pre­miers à rejeter. Je crois que la course de tau­reaux est
la fête la plus savante qu’il y ait au monde, que c’est le
drame pur où l’Espagnol verse ses plus belles larmes,
déchaîne ses plus belles colères. C’est le seul
endroit où l’on aille avec l’assurance de voir la mort
entourée de la plus éblouis­sante beauté. Que
seraient le print­emps espag­nol, notre sang et notre langue si
devaient cess­er de reten­tir les clairons dra­ma­tiques de la corrida ?
Par tem­péra­ment et par goût poé­tique, je suis un
pro­fond admi­ra­teur de Belmonte.

Quels poètes
préfères-tu dans l’actualité espagnole ?

Il y a deux maîtres :
Anto­nio Macha­do et Juan Ramón Jimenez. Le pre­mier sur un plan
pur de sérénité et de per­fec­tion poétique.
Poète humain et céleste, libéré de tout
con­flit, maître absolu de son prodigieux monde intérieur.
Le sec­ond, grand poète trou­blé par une terrible
exal­ta­tion de son moi, meur­tri par la réal­ité qui
l’environne, incroy­able­ment déchiré par des riens,
aux aguets du moin­dre bruit, véri­ta­ble enne­mi de sa
mer­veilleuse et unique âme de poète.

Au revoir, Bagaria. Quand tu t’en
retourn­eras à tes cabanes, par­mi les fleurs, les bêtes
sauvages et les tor­rents, dis à tes com­pagnons sauvages de ne
pas se fier aux voy­ages aller et retour avec réduc­tion et de
ne pas venir dans nos villes ; que les bêtes que tu as peintes
avec une ten­dresse fran­cis­caine n’aillent pas, dans un moment de
folie, se trans­former en ani­maux domes­tiques et que les fleurs
n’arborent pas trop leur beauté. Car on leur met­trait des
chaînes et on les ferait vivre sur le ven­tre cor­rompu des
morts.

Fed­eri­co Gar­cia Lorca

(trad. par André Belamich)

 Note du tra­duc­teur. Le titre
exact de ce texte est : « Dia­logues d’un caricaturiste
sauvage ». Sous-titre : « Fed­eri­co Gar­cia Lor­ca par­le de
la plus grande richesse poé­tique et vitale de l’Espagne.
Défense intel­lectuelle de la tau­ro­machie. Différences
entre le chant gitan et le fla­men­co. L’art pour l’art et l’art
pour le peu­ple ». Pub­lié prim­i­tive­ment par le journal
madrilène « El Sol » le 10 juin 1936, il a été
recueil­li, avec un grand nom­bre de doc­u­ments lorquiens très
intéres­sants, par Mlle Marie Laf­franque (voir Bulletin
his­panique : Fed­eri­co Gar­cia Lor­ca : Textes en prose tirés de
l’oubli – tome LV, n° 3–4 – « Nou­veaux textes en
prose » – Tome LVI, n° 3). Nous nous sommes parfois
per­mis de résumer les pro­pos de l’interviewer. En revanche,
nous avons con­servé aux apos­tro­phes des deux interlocuteurs
leur ton exalté et lit­téraire, typ­ique­ment espag­nol. A.
B.




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