La Presse Anarchiste

Préface

Vingt ans après la guerre
d’Espagne, des hommes ont vou­lu se réunir pour dire leur
fidé­li­té à la Répu­blique vain­cue. Le
temps ni l’oubli, qui sont les grands auxi­liaires des
réac­tion­naires de droite ou de gauche, n’ont rien pu contre
cette image intacte, en nous, de l’Espagne libre et enchaînée.
La Deuxième Guerre mon­diale, l’Occupation, la Résistance,
la guerre froide, le drame algé­rien et le mal­heur français
d’aujourd’hui n’ont rien enle­vé à cette sourde
souf­france que traînent les hommes de ma génération,
à tra­vers leur his­toire hale­tante et mono­tone, depuis le
meurtre de la Répu­blique espagnole.

Mais jus­te­ment notre his­toire a
com­men­cé avec cette guerre per­due, l’Espagne a été
notre vraie ins­ti­tu­trice. Nous avons appris d’elle, alors, que
l’histoire ne choi­sis­sait pas entre les causes justes et injustes
et qu’elle se confiait à la force quand elle ne
s’abandonnait pas au hasard. C’est faute d’avoir assez réfléchi
à cela, ou faute peut-être d’en avoir vraiment
souf­fert, que des hommes de gauche ont pu cher­cher leurs valeurs dans
l’histoire elle-même. Le culte de l’histoire ne peut être
rien d’autre que le culte du fait accom­pli. Comme tel, il ne
ces­se­ra jamais d’être désho­no­rant. Si ce qui dure a
rai­son, alors Fran­co depuis vingt ans figure le droit et Hit­ler a
failli avoir rai­son pour mille ans. Après cela, on peut
accueillir la Pha­lange à l’ONU et dis­ser­ter des droits de
l’homme dans la capi­tale de la censure.

On ne trou­ve­ra ici, au contraire,
que des hommes qui n’ont jamais ces­sé de don­ner tort à
Fran­co, qui ont refu­sé de don­ner rai­son à Hitler,
fût-ce pen­dant un an, et qui ont déboulonné
Sta­line bien avant que ses com­plices aient son­gé à
prendre une clé anglaise. Ceux-là ne se prosterneront
pas devant l’histoire, n’y ver­ront jamais que le lieu où
l’on entre les armes à la main, le temps où la
liber­té doit à la fois se défendre et s’édifier,
le des­tin qui doit être trans­for­mé tou­jours et jamais
subi. Ceux qui, de 1936 à 1939, ont com­pris cela, n’en
fini­ront pas de rendre à l’Espagne ce qu’ils lui doivent.

Refu­ser le fait accom­pli et
abor­der en même temps de front la réalité
his­to­rique, une telle leçon ne va pas sans conséquences.
Elle nous empêche de nous repo­ser sur nos fidélités
et d’accepter les conforts de la mélan­co­lie. Elle nous
inter­dit de fuir ni d’adorer l’histoire. En même temps qu’à
reje­ter inlas­sa­ble­ment le com­pro­mis et l’agenouillement, elle nous
invite à lut­ter sans trêve pour l’ordre que l’esprit
et le cœur sont seuls à conce­voir en face de l’histoire. Il
faut donc dire, mal­gré tous les rica­ne­ments, qu’il s’agit
d’une leçon d’honneur. Et que pour avoir oublié ou
mépri­sé cet hon­neur, la révo­lu­tion du XXe siècle
s’est condam­née à l’abjection.

Aujourd’hui où, vingt
ans après l’effondrement, l’Espagne bouge, la fidélité
doit sans doute être réaf­fir­mée. Mais, en même
temps, la lutte doit conti­nuer sans laquelle toute fidélité
n’est qu’un rêve mal­heu­reux. Ces ouvriers de Navarre et de
Bis­caye, ces étu­diants de Madrid, nous ne pou­vons leur rester
fidèles sans leur être soli­daires et secou­rables. Devant
leurs pro­tes­ta­tions, les étu­diants de Paris et nos syndicats
sont res­tés silen­cieux et ils ont man­qué ain­si à
leurs devoirs les plus impé­rieux. Sans doute ils sont
démo­ra­li­sés, et là encore l’Espagne illustre
de façon pri­vi­lé­giée leur désar­roi. Quand
Washing­ton et Mos­cou ne s’accordent que pour rece­voir Fran­co dans
le concert des nations dites libres, ceux qui prennent leurs ordres
ou placent leur espoir dans ces capi­tales ne peuvent être que
déso­rien­tés. Mais ceux qui ne reçoivent d’ordre
que de l’esprit de liber­té n’ont aucune rai­son de l’être.
Le main­tien de Fran­co au pou­voir marque depuis des années
l’impardonnable échec de la poli­tique occi­den­tale et depuis
quelque temps l’égarement cynique de la poli­tique orientale.
Dans l’histoire de notre temps, rien n’aura été
plus clair que cette tra­hi­son, plus écla­tant que cette
injus­tice. Que cette clar­té du moins nous aide à
réveiller les dor­meurs, à réunir nos rares
intel­lec­tuels libres et nos syn­di­ca­listes indé­pen­dants, pour
mani­fes­ter aux étu­diants et aux ouvriers d’Espagne qu’ils
ne sont pas seuls.

Il sem­blait que rien jusqu’ici
n’ait pu coa­gu­ler l’espoir des oppri­més d’Espagne. La
pau­vre­té des doc­trines que nous avions à leur proposer,
la tra­hi­son des par­tis, la poli­tique dégra­dée des
nations, les enfon­çaient chaque jour un peu plus dans la
soli­tude et la nuit. Mais la mort d’Ortega y Gas­set a rappelé
aux étu­diants que ce grand phi­lo­sophe a pla­cé la
liber­té, ses droits et ses devoirs, au centre de sa pensée.
Dans le même temps, l’économie fran­quiste réduisait
les ouvriers du Nord à une misère telle qu’ils ne
pou­vaient plus trou­ver de digni­té que dans la révolte.
Le jour où l’intelligence, selon sa voca­tion, se voue aux
luttes de la liber­té, pen­dant que le tra­vail refuse d’être
plus long­temps avi­li, ce jour-là l’honneur et la révolte
com­mencent de mettre un peuple en marche. Notre fidélité
alors ne s’adresse plus au fan­tôme d’une Espagne vaincue,
mais à l’Espagne de l’avenir dont il dépend de nous
aus­si qu’elle soit celle de la liberté.

Albert Camus

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